Introduction - Retrait, blessure, dés-adresse
Penser la scène marseillaise du 1ᵉʳ février 2024 [1], où Alexandre Georges, militant LGBTQIA+ de vingt-six ans, reçoit un coup de poing porté par un policier en civil non identifiable à la lisière d’un rassemblement, dans une atmosphère chargée d’injures homophobes rapportées par plusieurs témoins, requiert que l’on rompe avec la tentation du fait divers et que l’on replace l’événement dans la zone d’indétermination que Walter Benjamin appelait la persistance d’une violence « mythique » au cœur du droit, non pas la simple application d’une norme préexistante, ni son pur maintien, mais l’exercice d’un pouvoir d’exception normalisé qui, en s’autorisant lui-même à décider, produit le monde où son geste devient rétrospectivement légitime. [2] Dans cet intervalle, la police n’exécute pas seulement un protocole ; elle institue, par l’initiative même du coup, un régime d’apparition qui décide de qui voit, qui est vu, et à quelles conditions une blessure accède à l’ordre du dicible. La configuration marseillaise le montre à nu : frapper depuis l’anonymat du civil, se réarrimer ensuite à l’uniforme, puis prétendre refermer l’interprétation sous l’emblème de l’autorité, comme si l’acte, parce qu’il s’abrite tardivement derrière la forme, s’en trouvait déjà justifié.
C’est dans cette lumière qu’il faut comprendre l’ambivalence constitutive de la plainte. Elle est d’abord adresse espérée, c’est-à-dire la manière dont une blessure cherche qualification et réparation en confiant sa vérité à l’institution ; mais, livrée au circuit d’immanence qui relie police, parquet et contrôle interne, elle s’infléchit trop souvent en scène d’aveuglement codé, où la réalité vécue se voit diluée dans le différé des expertises, la dispersion des réquisitions, l’extension des auditions jusque dans l’intime, et, finalement, l’usure. Judith Butler l’a formulé avec précision : la « pleurabilité » [3] n’est jamais donnée d’avance, elle dépend de cadres de lisibilité qui rendent certaines pertes pleurables et d’autres improbables ; or tout se passe comme si, en matière de violences policières, ces cadres fonctionnaient à la fois comme dispositifs de sélection et machines de retardement. Dans le cas d’Alexandre, les convocations intrusives, la saisie élargie de ses dossiers médicaux, l’expertise délocalisée qui fait voyager la blessure pour la « reconfirmer » ailleurs, les demandes réitérées « pour être bien certains » de ce que l’évidence clinique établit déjà, ne dessinent pas un zèle de vérité, mais une neutralisation par différé qui déplace la charge probatoire sur le corps même du plaignant jusqu’à en épuiser la parole ; et c’est précisément contre cette capture temporelle que le retrait public de la plainte doit être entendu, non comme renoncement mais comme geste destituant : retirer son crédit à cette forme de justice-là, qui, dans sa configuration concrète, organise l’invisibilité du tort.
C’est dans ce cadre qu’il faut situer le geste d’Alexandre Georges. Par une lettre ouverte datée du 1ᵉʳ juillet 2025 et rendue publique le 17 août (vingt-huit ans alors ; il en avait vingt-six au moment des faits) [4], il annonce le retrait de sa plainte, décision effectivement actée le 19 août 2025. Ce retrait ne clôt pas l’action publique ; il nomme l’architecture du déni et refuse d’y consentir.
Qu’un œil ait été visé n’est pas un détail d’anatomie, pas plus que l’homophobie ne constitue un simple arrière-plan affectif. L’un et l’autre indiquent une stratégie de gouvernement du visible. Atteindre l’œil, c’est tenter de confisquer l’organe du témoignage, d’interrompre la réversibilité par laquelle celui qui voit se sait vu et, de ce fait, peut attester ; et, dans la continuité des mutilations qui ont marqué la gestion policière des foules (yeux crevés, mains arrachées depuis les Gilets jaunes jusqu’aux cortèges de 2023-2025), la lésion oculaire devient l’indice d’un pouvoir qui cherche à imposer ce que nous nommerons sa monocularité, c’est-à-dire la prétention d’un seul point de vue à valoir pour tous. Cibler un cortège queer, où la visibilité est une pratique politique, inscrit en outre le geste dans une économie du mépris qui déclasse d’emblée la recevabilité du récit : certaines voix sont tenues pour moins crédibles, certaines vies pour moins pleurables, et l’injure homophobe, loin d’être un accident moral, fonctionne comme schème de perception qui rend croyable la force et invraisemblable la plainte.
De là découle la nécessité d’une autre scène d’adresse : non pour fuir le droit, mais pour réinstituer un forum où la preuve ne soit pas capturée par l’expertise inquisitoriale et où l’épreuve puisse redevenir preuve partageable. C’est à cette condition que l’affaire d’Alexandre se relie, sans se confondre, aux analyses conduites à partir de Nahel [5] et d’Aly [6] : là, une exécution filmée fissurait la fiction initiale ; là, un abandon en forêt cherchait la souveraineté sans témoin ; ici, l’éborgnement vise l’organe du voir pour prévenir la naissance d’une image dialectique. Dans les trois cas, le même moteur se laisse reconnaître : décider des conditions d’apparition, régler le temps de la croyance, administrer l’effacement.
C’est dans cet ordre que ce texte avance : en établissant d’abord la topologie précise de la scène marseillaise et la logique perceptive qui l’informe (I), puis en déployant une théorie de la souveraineté visuelle et de la monocularité du pouvoir à partir de la blessure oculaire (II), avant de montrer comment la plainte, devenue dispositif temporel, se retourne en justice différée et comment le retrait opère comme dés-adresse et ré-adresse (III), enfin en décrivant l’économie profane des preuves qui se compose contre l’effacement - non pour substituer l’opinion au droit, mais pour reconfigurer la scène où la vérité peut apparaître (IV).
I. Topologie d’une scène - Marseille, 1ᵉʳ février 2024
À l’orée du centre-ville, devant l’EMD Business School, une conférence portée par des figures issues de la Manif pour tous draine en soirée un contre-rassemblement à l’appel d’organisations antifascistes et de défense des droits LGBTQIA+ ; la batucada rythme la foule, des élu
es de la majorité municipale dont les écharpes sont visibles, bordent la scène, et le service d’ordre associatif veille à maintenir une distance de sûreté entre la porte de l’établissement, seuil privé sous garde policière, et l’espace de la rue, où s’échangent slogans, confettis, gestes d’apaisement. La ligne en tenue (les CRS très aisément identifiables) dessine un front lisible ; mais c’est l’irruption d’un trio sans brassard, non identifié, se mêlant latéralement au flux et ne répondant pas lorsqu’on leur demande s’ils sont policiers, qui reconfigure la visibilité. Plusieurs témoins entendent alors des injures homophobes, un adjoint au maire chargé de la lutte contre les discriminations est bousculé, l’ambiance bascule du côté d’une confusion soigneusement entretenue.Dans cet interstice, ni tout à fait front policier, ni tout à fait foule, Alexandre Georges, militant LGBTQIA+ et membre du service d’ordre, alerte et déploie un spray au poivre pour desserrer la pression autour de l’élu. La réponse est immédiate, foudroyante : un coup de poing porté en plein visage par l’un des trois hommes, identifié ensuite comme policier en civil, frappe à hauteur d’œil. L’atteinte ne se donne pas d’emblée dans toute sa gravité : le soir même, un passage chez le médecin traitant rassure provisoirement, mais le lendemain après-midi, alors qu’Alexandre se mouche, l’œil droit « commence à sortir de son orbite » ; puis les urgences concluent à une fracture du plancher orbitaire, une pneumorbite, puis une lésion irréversible du nerf optique. La vision de l’œil droit est perdue. La scène initiale se referme ensuite par un alignement du trio aux côtés des forces en tenue, et ce qui était apparu sans visage se réarrime à l’uniforme, comme si la légitimité pouvait rétrodéfinir l’instant qui l’a précédée.
La topographie marseillaise n’est pas un décor mais un dispositif. Le seuil de l’école, point de contact ambigu entre propriété privée et espace public, autorise l’intervention tout en brouillant ses limites ; la présence d’élu
es introduit un tiers observateur dont la parole, ultérieurement, attestera (signalement au procureur), et dont la seule visibilité contrarie le monopole policier de l’interprétation. Surtout, la dimension homophobe ne se réduit pas à une circonstance morale : elle oriente le geste, préforme la perception d’un corps et d’une voix, déplace la charge de crédibilité ; dans une rue où la visibilité queer est pratique politique, l’injure n’est pas bruit de fond, elle est régime de vision qui rend croyable l’escalade de la force et invraisemblable la plainte future. L’hétéro-norme sert de cadre d’apparition.Très vite, la dimension procédurale prolonge la scène dans une autre géographie : commissariat, IGPN, cabinets médicaux, service d’expertise. Le policier en civil dépose plainte contre Alexandre pour « violence avec arme sur personne dépositaire de l’autorité publique » (le spray), tandis qu’Alexandre porte plainte pour l’agression. Les premiers échanges avec l’Inspection générale se déroulent sans heurts apparents ; puis la mécanique dérive : auditions intrusives du compagnon (questions portant sur la vie intime, jusqu’aux MST), réquisitions larges de dossiers médicaux prélevés chez le médecin traitant et à l’hôpital, expertise ophtalmologique délocalisée à Montpellier, puis demande d’IRM supplémentaire « afin d’attester » une causalité que la clinique établit déjà. À mesure que progresse l’instruction, le soupçon se déplace du geste du policier vers l’œil du plaignant : non plus « qui a frappé ? », mais « voit-il bien pourquoi il ne voit plus ? ».
Le 17 août 2025, Alexandre Georges rend publique, sur Mouais, une lettre ouverte (datée du 1ᵉʳ juillet 2025) qui annonce le retrait de sa plainte pour dénoncer des « dysfonctionnements excessifs des institutions policières et judiciaires » [7] et déplacer le conflit vers la scène publique. Le 19 août 2025, le retrait est acté. Dans la foulée, la Ligue des droits de l’homme annonce une initiative visant à se constituer partie civile en s’appuyant sur les témoignages d’insultes homophobes ; des associations LGBT+ se mobilisent ; du côté du parquet, on indique que l’enquête se poursuit, l’action publique n’étant pas éteinte par le retrait, l’expertise complémentaire (IRM) étant présentée comme le dernier acte avant transmission pour appréciation. Ainsi se dessine ce que la théorie nomme une chronopolitique : l’événement se fige dans l’attente, la blessure voyage pour se re-prouver, le temps devient l’instrument d’une incertitude organisée.
Ce montage - œil sans visage devenu uniforme, seuil privé-public exploité comme zone grise, injure installée en cadre perceptif, soupçon reconduit par déport médicolegal - prépare directement l’analyse suivante : la souveraineté visuelle et la monocularité du pouvoir, par lesquelles s’entend pourquoi viser l’œil revient à viser la possibilité même d’un contre-récit, avant que la procédure n’en prenne le temps pour mieux en diluer la portée.
II. L’œil blessé - Monocularité du pouvoir, souveraineté visuelle et destruction du regard
Frapper à hauteur d’œil ne relève pas d’un aléa gestuel mais d’une politique du visible : le coup vise l’organe par lequel un sujet convertit l’événement en présence partageable, là où le voir se retourne en « faire voir » et, par là, en contestation possible de la version dominante. Dans une rue où se déployait une visibilité queer assumée, nourrie de musiques, d’inscriptions et de présences élues, l’impact porté par un policier en civil sans signe distinctif n’a pas seulement touché la peau ; il a cherché à interrompre la réversibilité du sensible, ce mouvement par lequel, pour reprendre Merleau-Ponty, la chair du monde et la chair du voyant s’entrelacent [8], de sorte que « ce que nous voyons » s’adosse à « ce qui nous regarde », selon l’axiome obstiné rappelé par Didi-Huberman. [9] Or, neutraliser l’œil, c’est tenter de couper court à ce retour du réel qui « nous regarde », d’empêcher que l’expérience située d’un témoin - ici, celle d’un militant LGBTQIA+ - ne s’érige en contre-archive, en image dialectique, en récit capable d’obliger le pouvoir à répondre.
Rancière a montré qu’une communauté politique se définit d’abord par un partage du sensible [10] - distribution des places d’apparition, des temps d’écoute, des droits à montrer et à être montré. L’atteinte oculaire déplace brutalement ce partage : elle retire à un sujet la capacité d’habiter la cité comme « regardant légitime », elle réduit l’accès à cette scène commune où la preuve se fait par exposition, par adresse, par récidive du visible. Lacan distinguait l’œil du regard pour dire que le regard déborde l’organe ; mais la souveraineté policière, dans sa volonté d’emprise, confond délibérément les deux, comme si briser l’organe suffisait à éteindre le regard - c’est-à-dire à réduire au silence la scène d’où un monde peut être instruit de sa propre violence. Fanon, au plus vif, a nommé ce geste : fixer l’autre par un régime de vision qui le précède et l’assigner à l’infra-civique ; frapper l’œil d’un manifestant queer, c’est empêcher la restitution du regard, c’est reconduire la minorité à la honte, c’est disqualifier à l’avance la plainte comme « point de vue militant » et non comme vérité publique.
Rien de tout cela n’opère dans le vide. Depuis les cortèges des Gilets jaunes jusqu’aux mobilisations sociales récentes, les éborgnements répétés, les mains arrachées par armes dites « sublétales », ont fait de la lésion sensorielle l’indice le plus lisible d’une politique du visible qui cherche moins à disperser des corps qu’à mutiler les instruments du dissensus. Souvent, le même triangle se recompose : smartphone tenu à hauteur de visage, projectile qui atteint la zone où l’image se fabrique, procédure qui, ensuite, requalifie l’évidence en hypothèse, l’hypothèse en doute, le doute en inertie. La monocularité du pouvoir - refus de l’altérité des angles, des rythmes, des voix - n’est pas une métaphore commode ; c’est une technique. Elle se manifeste tantôt par la captation du point de vue (imposer la caméra institutionnelle contre les images profanes), tantôt par la fabrication du hors-champ (déporter la scène en forêt, derrière une porte, dans un fourgon), tantôt par la destruction de l’organe qui soutient la scène du voir. Dans le cas d’Alexandre, c’est ce troisième versant qui se donne à lire : empêcher l’image en blessant l’œil, empêcher le récit en disqualifiant le regard.
La dimension homophobe alléguée n’ajoute pas un simple aggravant moral à un dossier sinon neutre ; elle configure le régime de perception lui-même. L’injure ne sert pas d’épiphénomène affectif, elle préforme le visible : elle classe un corps du côté du soupçon, oriente l’interprétation des gestes, rend crédible l’usage de la force et invraisemblable la plainte. À l’instant du coup, un schème hétéro-normatif travaille l’acte policier ; dans la durée, ce schème reparaît sous une forme policée (questions intrusives, soupçon déplacé vers la biographie médicale), comme si l’on cherchait à naturaliser la blessure pour mieux l’arracher au champ de la faute. Ainsi la souveraineté visuelle s’adosse-t-elle à une police des sexualités : gouverner le voir, c’est aussi gouverner qui a droit de se montrer tel qu’il est, en cortège, en nom propre, sans raser les murs.
On comprend alors, par contraste, la cohérence du triptyque que forment Nahel, Aly et Alexandre. À Nanterre, la caméra « malgré elle » a fissuré le récit policier et rendu inévitable la reconnaissance d’une exécution à ciel ouvert ; à Garges-lès-Gonesse, l’abandon en forêt a tenté de soustraire la scène à tout regard, de faire de l’espace même un opérateur d’effacement ; à Marseille, enfin, le coup porté à l’œil cherche à prévenir l’image au moment même où elle pourrait naître, à liquider la figure du témoin en s’attaquant au point précis où son voir bascule en preuve. Trois modalités d’une souveraineté unique : décider des conditions d’apparition, imposer la monocularité d’un seul point de vue - le leur -, administrer l’oubli en détruisant tour à tour l’organe, le lieu, ou la parole qui pourraient y résister.
Ce diagnostic n’est pas historique au passé : il s’entend au présent d’une conjoncture où de nouvelles mobilisations s’organisent (l’appel à « Bloquons tout » [11] en est un symptôme) et où l’on sait, par expérience, que la stratégie d’ordre se préparera d’abord sur le terrain des images, par cadrage, par entrave, par saturation, puis, s’il le faut, par atteinte aux corps aux points mêmes où la scène du voir se constitue. Ce n’est pas prédire l’avenir ; c’est rappeler que la conflictualité politique contemporaine se joue désormais à l’endroit exact où l’œil devient archive, où la rue devient plateau de preuve, où la foule devient atelier de contre-visibilité.
De là, la transition s’impose : lorsque l’organe a été atteint pour empêcher l’image, la procédure prend le relais pour gouverner le temps de cette image empêchée ; à la souveraineté du visible répond une souveraineté chronologique. Après la neutralisation du regard vient la capture de la plainte. C’est cette chronopolitique de la justice différée, où l’ajournement se fait méthode et l’intrusion probatoire ruse d’aveuglement, qu’il faut maintenant déplier.
III. Chronopolitique de la plainte - la justice différée comme déni organisé
Quand l’œil a été atteint pour empêcher l’image, la procédure prend le relais et gouverne le temps de cette image empêchée, non sous le nom de la domination mais sous ceux, plus présentables, de la prudence, de la complétude, de la « bonne méthode » ; porter plainte, dans ce cadre, n’est pas seulement confier un tort à une instance, c’est livrer la blessure à une machine temporelle qui la traduit en délais, en vérifications successives, en circulations d’expertise, de sorte que l’urgence vécue devienne une patience administrée et que la patience, peu à peu, prenne la figure d’un renoncement. On l’a vu à Marseille : après le coup porté au visage par un policier en civil non identifiable, le 1ᵉʳ février 2024, après la fracture du plancher orbitaire, la pneumorbite et la lésion irréversible du nerf optique, l’enquête dite « interne » se met en branle dans un régime d’immanence - la police depuis la police - qui déplace, presque insensiblement, l’objet du doute : du geste de l’agent vers l’œil de la victime, de la faute vers l’organe, de la violence vers la biographie médicale.
Ce déplacement a une grammaire : auditions qui s’enquièrent de l’intime, convocation du compagnon à propos de la vie privée, saisies larges chez le médecin traitant et dans les établissements hospitaliers, injonction à se rendre hors de la ville (à Montpellier) pour une expertise additionnelle, puis nouvelle demande d’imagerie, comme si l’on devait prouver, non pas tant la causalité d’un coup avéré, que l’impossibilité ontologique d’une cécité « sans cause ». C’est ici que la lettre ouverte d’Alexandre Georges, rendue publique le 17 août 2025 (et suivie du retrait effectif de la plainte le 19 août), prend valeur d’analyse autant que de témoignage : la formule ironique - « puisqu’il faut démontrer que je n’étais pas déjà borgne avant d’être éborgné » [12] - ne relève pas du trait d’esprit, elle désigne le cœur d’une chronopolitique qui fabrique de l’incrédulité par addition d’étapes, par extension de la durée, par dispersion géographique des examens. Benjamin nous a appris que l’exception, devenue règle, s’éprouve d’abord comme une temporalité ; Butler, que la « pleurabilité » d’une blessure dépend de cadres de lisibilité qui, avant tout jugement, organisent la recevabilité même du deuil. Ici, l’exception temporelle (l’ajournement devenu méthode) et le cadre de lisibilité (la médicalisation infinie d’un fait brut) se joignent pour convertir l’évidence vécue en hypothèse administrative, l’hypothèse en doute, le doute en inertie.
Dire cela ne revient pas à récuser toute exigence de preuve, mais à constater que la symétrie manque radicalement : la transparence requise de la victime (ouvrir ses archives, répondre de l’intime, se soumettre à l’itinérance experte) ne rencontre jamais une transparence équivalente du côté de l’appareil (identification tracée des agents en civil, publicité des décisions intermédiaires, exposition des raisons qui motivent telle ou telle réquisition). L’asymétrie est double : asymétrie d’apparaître (l’« œil sans visage » du civil qui frappe et se réarrime ensuite à l’uniforme) et asymétrie probatoire (l’IGPN instruisant depuis la police, la contre-plainte reconfigurant l’axe du litige, la charge de la preuve pesant sur le corps lésé). Sous cette double asymétrie, la plainte tend à perdre son statut d’adresse égalitaire pour devenir une demande d’accréditation auprès de ceux-là mêmes qui cadrent l’apparaître et distribuent le croyable.
Dans ce contexte, retirer sa plainte n’est ni un caprice ni un renoncement : c’est un geste destituant, au sens où il retire sa caution à la scène qui, ici, confisque le temps et recode la blessure ; et c’est, simultanément, un geste de ré-adresse, puisqu’il porte la vérité ailleurs (dans l’espace public, auprès d’associations et de témoins, dans des lettres ouvertes et des récits situés), non pour substituer l’opinion au droit, mais pour soustraire la preuve à l’illimitation inquisitoriale qui exige tout des dominés et rien de l’institution. On objectera, avec justesse, que l’action publique n’est pas éteinte - et d’ailleurs la Ligue des droits de l’homme a annoncé envisager une plainte autonome sur le fondement d’insultes homophobes, pendant que des élus réaffirmaient la matérialité des faits - ; mais c’est précisément ce que révèle le retrait : il oblige le parquet à se prononcer sans l’alibi discret d’une usure programmée, il met au jour la règle d’attrition que recouvre souvent le classement silencieux, il rappelle, enfin, que la justice ne se confond pas avec la seule procédure et que, lorsque la procédure devient théâtre d’aveuglement codé, c’est encore un acte de justice que de la nommer comme telle.
Glissant nous aide, ici, à cadrer l’éthique du geste : l’opacité [13], loin d’être refus de vérité, est refus d’une transparence unilatérale ; elle protège le sujet des emprises qui exigent de lui une lisibilité intégrale tout en demeurant elles-mêmes soustraites à l’examen. Agamben, de son côté, indique ce que peut une puissance destituante : elle ne fonde pas un autre ordre, elle désactive un dispositif (en l’espèce, la chronologie inquisitoriale) pour rendre possible une autre scène d’énonciation du vrai. [14] Rancière, enfin, rappelle que ce déplacement d’adresse relève d’un dissensus : il ne quitte pas la politique, il la réinstitue ailleurs, là où la preuve peut de nouveau être adressée sans se dissoudre. [15]
Que l’on ne s’y trompe pas : rien, dans ce mouvement, n’abolit l’exigence probatoire ; mais il refuse que l’exigence prenne la forme d’une pédagogie de l’attente et de l’intrusion qui, sous couvert d’exactitude, transforme l’événement en fatigue. Voilà pourquoi la chronopolitique de la plainte, telle qu’elle se déploie ici, mérite son nom de déni organisé : elle ne nie rien frontalement, elle défait par le temps, elle fait vaciller par l’usure, elle installe la blessure dans un présent indéfini d’examens à recommencer, jusqu’à ce que la vérité devienne, pour la victime, une tâche interminable. Le retrait public rompt cette boucle ; et, ce faisant, il prépare le terrain de ce qui suit : la politique de l’effacement, c’est-à-dire le travail par lequel un pouvoir administre non seulement le temps, mais les images et les mots, pour que ce qui a eu lieu ne puisse pas, ou plus, apparaître.
IV. Politique de l’effacement - le corps, l’image, l’inadmissible
Entre le choc et sa reconnaissance s’interpose toujours une scène de filtrage, où l’on décide ce qui est admissible comme fait, comme preuve, comme deuil ; et cette scène n’est jamais neutre, parce qu’elle tient à la fois au corps blessé, aux images disponibles, au langage qui les coud l’un à l’autre. Dans l’affaire d’Alexandre Georges, l’effacement s’est d’abord joué au niveau matériel : intervenir en civil sans signe distinctif, dans l’interstice mouvant qui sépare le cordon en tenue de la foule, c’est brouiller l’identification au moment même où l’autorité frappe, puis, une fois le coup porté, se ranger sous l’uniforme pour reprendre, a posteriori, l’emprise narrative. Mais l’effacement s’est aussi joué - et peut-être surtout - au niveau discursif : déplacer la focale du geste vers l’organe, faire proliférer les interrogations médicales jusqu’à naturaliser la lésion, réduire l’insulte homophobe au statut d’écume affective, tout cela concourt à retirer à la scène sa signification politique pour la replier sur une controverse technique, comme si l’on pouvait, à force d’examens, faire revenir la cécité à un état d’indifférence.
Or l’homophobie rapportée par des témoins, et par un élu présent, n’est pas un ornement moral : elle configure le régime de perception de bout en bout. Elle oriente l’interprétation des gestes, distribue d’avance les positions de crédibilité, fabrique un monde où l’usage de la force contre un corps minoré paraît soudain plausible, tandis que la plainte de ce même corps devient, par défaut, suspecte de militantisme. La pleurabilité, on l’a vu, y est différentielle : certaines pertes peinent à devenir publiques, non faute de preuves, mais faute de cadres qui les reconnaissent comme pertes ; et l’on voit comment, dans le cas présent, la police des sexualités s’articule à la souveraineté du visible pour rabattre des existences sur la catégorie de l’inadmissible - ce qui ne peut pas, ou ne doit pas, être admis comme tort.
Face à cette politique, une économie profane des preuves se met en place, qui n’est ni l’abandon de l’exigence ni sa caricature : lettres ouvertes (celle du 17 août 2025), croisements de témoignages (dont celui d’un adjoint au maire bousculé), images arrachées au tumulte, travail patient d’associations et d’organisations de défense des droits, autant d’éléments qui déplacent la preuve hors du seul dossier pour la rendre à une communauté de réception. Comme indiqué ci-avant, une image ne suffit jamais, mais elle fait événement lorsqu’elle se compose avec d’autres formes - un nom, une phrase tenue, une topologie précise des lieux -, et c’est alors que « ce que nous voyons » redevient indissociable de « ce qui nous regarde ». Agamben parlerait de profanation : retirer au dispositif (ici, la procédure qui confisque) le monopole du sens pour restituer l’usage commun de l’épreuve [16] ; Rancière, on l’a vu, de dissensus : faire apparaître ce qui n’était pas destiné à l’être, sous d’autres conditions d’énonciation.
La comparaison avec les deux autres scènes éclaire alors l’« économie des preuves ». Là où une image surgit et s’obstine, comme à Nanterre, l’appareil tente d’abord de la recoder pour reprendre la main sur le récit ; là où l’espace est fabriqué en hors-champ, comme pour Aly relégué en lisière, la preuve doit inventer ses propres lieux d’apparition ; ici, où l’organe du témoin est atteint, la preuve se déplace vers d’autres supports (lettres publiques, témoignages élusifs, archives associatives) afin que le regard blessé n’ait pas pour effet le silence. À ces trois techniques de gouvernement du voir répondent ainsi trois contre-techniques : capturer puis recirculer l’image, réinscrire un nom depuis le dehors, déplacer l’adresse du vrai pour soustraire la blessure à l’archive inquisitoriale. C’est la même logique qui se laisse lire, sous des formes différentes : rendre improbable la croyance, puis exiger de la victime qu’elle paie, par l’usure, le prix de sa visibilité.
Reste le langage, qui coud le corps et l’image et par lequel l’effacement opère souvent le plus sûrement : « tu es tombé » dicté à Aly, « légitime défense » proférée à Nanterre, « rien ne prouve que » insinué aux marges des expertises marseillaises ; autant de versions d’un même énoncé contraint, où le récit de la victime est recouvert par un discours substitutif (tantôt brutal, tantôt administratif) qui rature en douceur l’agent et la cause. L’économie des preuves dont il est ici question ne s’y oppose pas par pathos, mais par rigueur : elle nomme, date, localise, croise ; elle rappelle que l’« œil sans visage » n’a pas à dicter la totalité des conditions d’apparition ; elle tient, enfin, à peu de choses mais à des choses tenaces - un nom, un visage, une image, un geste, une profanation du silence imposé.
Ainsi, la politique de l’effacement n’est pas une fatalité mais une technique ; et toute technique appelle sa contre-technique. En amont, cela suppose des normes (identification obligatoire des interventions en civil, contrôle réellement externe, délais butoirs opposables, charge probatoire partiellement renversée lorsque l’État détient les moyens de preuve) ; en aval, cela requiert une vigilance des formes (que l’archive ne soit pas confisquée, que l’opacité protège le vivant sans voiler la vérité, que la pluralité des regards déjoue la monocularité du pouvoir). C’est à cette condition seulement que l’inadmissible cesse d’être une méthode, et que la blessure, sans prétendre se réparer par les mots, redevient, au moins, visible et dicible dans la cité.
Conclusion - Interrompre la scène, réinstituer le visible
De Marseille à Nanterre, de la lisière d’une forêt à la lisière d’une orbite, un même montage se laisse lire : une souveraineté policière qui frappe depuis l’ombre puis réclame la lumière, qui gouverne l’apparaître autant que le temps, qui transforme l’évidence d’un choc en hypothèse interminable. Trois modalités, une même grammaire : décider de ce qui peut apparaître, de ce qui peut durer assez pour être cru, de ce qui doit se dissoudre. Benjamin nous rappelle que l’exception devenue règle s’éprouve d’abord comme une temporalité : ici, la prudence procédurale se convertit en ajournement ; là, la topographie produit un hors-champ ; ailleurs, la blessure oculaire fabrique la monocularité - un seul point de vue, le leur. Butler aide à comprendre pourquoi certaines pertes peinent à devenir « pleurables » : des cadres de lisibilité dévaluent d’avance les plaintes minorées. Et Rancière situe le cœur du litige : le partage du sensible, c’est-à-dire le droit d’être vu, entendu, cru, sans quoi la cité se replie sur la police de ses images. Dans ce montage, la dimension homophobe de l’agression marseillaise n’est pas un appendice moral : elle règle l’attention et le doute, pré-classe les corps, abaisse leur seuil de crédibilité ; elle reconduit, par l’expertise même, un régime de mépris qui autorise d’abord le coup, puis l’usure probatoire. De ce diagnostic, tirons les effets concrets : l’exception se matérialise en cadence - délais, expertises en chaîne, ajournements qui transforment l’urgence en méthode ; la pleurabilité inégale devient un opérateur institutionnel (transparence unilatérale des lésés, opacité de l’appareil) ; le partage du sensible exige des scènes d’énonciation non capturables (lettres publiques, archives associatives, images recadrées par le commun) sous la garde d’une opacité de sauvegarde. D’où la monocularité d’État, non comme métaphore mais comme protocole : cadrer les images, fabriquer du hors-champ et, si nécessaire, neutraliser l’organe qui pourrait encore contredire.
Y répondre requiert une politique profane de la vérité, une économie des preuves qui ne délègue pas la totalité du vrai à l’appareil, une éthique de l’opacité qui refuse la transparence unilatérale exigée des dominés, et, lorsque la scène judiciaire se ferme sur elle-même, un geste destituant (Agamben) qui déplace l’adresse sans renoncer à la justice. Cela suppose, en amont, des exigences normatives claires (identification impérative des interventions en civil, contrôle réellement externe, délais butoirs opposables, renversement partiel de la charge probatoire lorsque l’État détient les moyens de preuve) et, en aval, une vigilance des formes : que l’archive ne soit pas confisquée, que l’image circule sans être livrée au soupçon méthodique, que le récit minoré trouve des lieux d’énonciation où il n’a plus à prouver sa possibilité d’exister.
Dans cette configuration, la dimension homophobe de l’agression marseillaise n’ajoute pas un « motif » annexe : elle oriente la lecture du corps frappé, distribue la crédibilité, institue la vulnérabilité comme condition, et reconduit, par l’expertise même, un régime de mépris. Frapper un militant LGBTQIA+ au visage, puis exiger de lui une transparence unilatérale, c’est d’abord affirmer qui a droit de regarder et qui doit baisser les yeux. Retirer sa plainte, dans ce contexte, n’est pas renoncer au juste, mais destituer la croyance qu’un seul théâtre détient l’intelligibilité du tort ; c’est reprendre la main sur le tempo, ré-adresser la preuve à un forum où textes, images et témoignages composent une économie profane du vrai qui ne sacralise ni l’appareil ni l’opinion, mais oblige l’un et l’autre à répondre.
Rien, bien sûr, ne se répare par la seule écriture ; mais rien ne s’interrompt sans elle, si elle sait nommer les dispositifs plutôt que les fétichiser. Nommer, ici, signifie desserrer trois prises : celle du visible (par l’archive, la circulation contrôlée des images, la protection des témoins et le refus de l’« œil sans visage ») ; celle du temps (par des délais butoirs opposables, l’identification obligatoire des interventions en civil, un contrôle réellement externe et la charge probatoire accrue lorsque l’État détient les moyens de preuve) ; celle du langage (en déjouant les énoncés contraints qui recouvrent la parole lésée d’une fiction administrative). Il ne s’agit ni de moraliser la force, ni de substituer une esthétisation au droit, mais de restituer à la communauté politique la pluralité des regards que la monocularité souveraine s’emploie à réduire.
Rien n’autorise à conclure que la justice adviendra par la seule force des mots ; tout autorise, en revanche, à tenir que sans reconquête des formes du visible et des temps du jugement, elle n’advient jamais. C’est à cette tâche que convie l’affaire d’Alexandre, en écho aux noms de Nahel et d’Aly : reprendre le droit de voir et de faire voir, retirer à la procédure ce qu’elle confisque lorsqu’elle s’érige en théâtre de l’aveuglement, et rouvrir, depuis les lieux mêmes où l’on fut frappé, la possibilité d’une autre lumière.
Sylvain George