Vers le 10 septembre ou la puissance de l’indéterminé

Serge Quadruppani

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#486, le 2 septembre 2025

A l’approche du 10 septembre, entre enthousiasme ici, scepticisme là, et trouille croissante en face, la conscience d’une confrontation à venir ne cesse de croître. Quelle forme prendra-t-elle ? Pour en avoir une idée, dressons l’inventaire des armes dont vont disposer les deux camps appelés à se former et s’affronter.

D’un côté, il y a, il y aura l’impressionnant arsenal trop bien connu, des flashballs (24 yeux crevés lors du moment Gilets jaunes) aux véhicules blindés de la gendarmerie en passant par ces grenades spécialement conçues pour plonger un mouvement social et ses partisans dans le coma ; il y a, il y aura l’appareil de propagande des gouvernants de la presse oligarchique, et tout un personnel politique disposé à faire du Bardella pour lui faire barrage, et Bardella lui-même, qui crieront et crient déjà halte à la bordellisation (ce à quoi se résume la totalité de leur programme), il y a et il y aura aussi les techniques d’ingénierie sociale et les dispositifs d’acceptabilité, du tri sélectif entre bonnes et mauvaises pratiques, que mettront en œuvre les partisans de la domination molle dont le Monde est et restera l’organe central et les socialistes et assimilés, les exécutants, au dialogue : car ce qui nous menace autant que les armes soi-disant non létales, c’est cet esprit citoyenniste qui nous resservirait, sous une forme ou sous une autre, l’éteignoir d’un « grand débat national ». Cela devrait s’avérer difficile parce qu’on n’a pas oublié qu’outre les yeux crevés, ce qui a achevé de liquider les Gilets, ce sont ces groupes de paroles pilotés par un président-DRH en bras de chemise aboutissant à ces « cahiers citoyens » dont la pudeur nous interdit de dire ce qu’en firent les dirigeants (avant que des sociologues aillent les ramasser pour en faire un livre et une ligne de C.V.). S’il y a bien une leçon à retenir du plus grand mouvement social que la France ait connu depuis 68, c’est bien celui-là : sachons désigner l’ennemi, et surtout ne dialoguons pas avec lui !

D’un autre côté, le nôtre, il y a un dépôt d’armes dont nous pouvons d’ores et déjà nous emparer, c’est l’Histoire. L’Histoire passée, l’Histoire récente, l’Histoire en train de se faire. En 1905, à la suite du dimanche rouge au cours duquel l’armée tira à Saint-Pétersbourg sur une manifestation de 50 000 à 100 000 personnes, démarra la révolution de février qui contraignit le tsar à annoncer une série de réformes démocratiques et sociales, promesse qu’il ne tint pas, mais comme on sait, par la suite, ça ne lui a pas réussi. Les soviets, les conseils de travailleurs autoconvoqués, les A.G en général allaient s’affirmer, jusqu’au Mai rampant italien (1968-1978) comme la forme la plus efficace d’affirmation de l’action autonome des classes populaires. [1] Or, dans ce moment éminemment fondateur, à la tête de la manifestation et de tout le mouvement qui suivit, il y avait un homme, le pope Gueorgui Gapone, qui travaillait depuis des années pour la police. Que sa personnalité ait été plus complexe que celle d’un simple indic ne fait pas de doute, mais on peut quand même voir 1905, événement révolutionnaire majeur, comme l’aboutissement, qui a mal tourné pour ses initiateurs, d’une tentative policière de pilotage de la colère populaire montante. C’est donc depuis l’orée du 20e siècle qu’on devrait se méfier de la méfiance à l’égard des « provocateurs », des « manipulateurs » et autres « forces étrangères » qui seraient derrière un mouvement – et c’est particulièrement vrai de la colère populaire en train de se cristalliser autour de l’appel du 10 septembre : le fait que des milliers de faux comptes Facebook aient pu la relayer ? Et que la Russie, ignorant sa propre histoire, serait derrière ces comptes, comme France Inter le suggérait récemment tout en le démentant sur le mode « on ne peut pas le prouver » ? Qu’en penser ? Eh bien, on s’en fout ! Ce qui compte, c’est que la colère collective, elle, n’est pas fausse. Ce que chacun peut vérifier autour de soi, à condition de fréquenter d’autres milieux que les allées du pouvoir. Ce qui compte aussi, c’est qu’on soit assez nombreux et solidaires pour donner une voix propre et nullement téléguidée à cette colère, quelle que soit la manière dont elle a commencé à apparaître. A cet égard, l’impressionnante liste des A.G. et des groupes de discussion est de bon augure.

Se méfier de la méfiance s’est avéré pertinent aussi bien au 20e siècle (ah, les « provocateurs » chers à la CGT en 68 et après) qu’au 21e, dans les grands moments de soulèvement populaire tels que les « révolutions de couleur » (2000-2005 : Serbie, Ukraine, Géorgie, Kirghizistan) où l’influence supposée de la CIA et plus sûrement d’organisations financées par des fonds occidentaux n’invalide en rien (sauf aux yeux d’enragés campistes) le désir de dignité et de liberté qui animait les masses (et qui les a animées encore en Ukraine quand elles ont empêché Poutine de prendre le pays en trois jours), ou comme dans la séquence des insurrections arabes, où la présence d’islamistes inquiéta de bons esprits « révolutionnaires » mais n’empêcha pas que la sécurité des femmes et des chrétiens fut assurée sur la place Tahrir tant que le régime n’eut pas délégué des groupes de voyous pour attaquer le mouvement. On a eu beau vérifier l’inanité du purisme dans le moment Gilets jaunes, où les fachos étaient très présents au début mais ont été marginalisés grâce à l’arrivée de camarades conscients de la portée du mouvement, on se trouve de nouveau confronté à des réticents signalant que des souverainistes sont à la manœuvre. Un ami a même eu droit au marché d’Eymoutiers à un conspirationniste qui lui a expliqué que ce « truc c’était fait pour dresser les gens les uns contre les autres ». Chers révolutionnaires du clavier toujours prêts à appuyer sur la touche « méfiance », restez donc chez vous, vous avez raison, ne rien faire sera toujours la meilleure manière de ne pas se tromper.

Parmi les réticents, on trouve aussi les gens qui déplorent le manque de revendication unitaire comme il y en avait eu au départ chez les Gilets (la taxe sur l’essence). Faut-il ressortir une fois de plus la citation de Marx sur le « ticket d’entrée de la révolution », cette métaphore qui insiste sur le fait que les grandes secousses de l’histoire ont pu avoir un point de départ plus ou moins important, mais qui a en tout cas perdu toute importance dès que le mouvement a pris de l’ampleur ? En 1968, du droit à la mixité dans la résidence universitaire de Nanterre au rejet de tel petit chef dans les usines de Lyon et Caen, ce qui a précédé le retour des barricades et la plus grande grève de l’histoire peut toujours être qualifié de détail. Mais ces détails ont mis le feu aux poudres qui s’accumulaient. En 2010, le suicide par le feu de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid était en effet un événement horrible mais ce n’était certes pas le premier des drames provoqués par l’arrogance et la corruption du gouvernement tunisien. Et pourtant celui-ci et pas un autre fut à l’origine d’un mouvement qui a ébranlé les pouvoirs du Maghreb au Golfe. Que des révoltes sectorielles puissent devenir universelles, c’est une constatation historique mais comment cette transmutation opère, on n’a pas encore trouvé la formule magique pour l’expliquer, malgré les marxistes scientistes et leur théorie du prolétariat. Même si divers mouvements qui ont adhéré au mot d’ordre du 10 septembre ont apporté leur catalogue de revendications (et on apprécie particulièrement celles des Soulèvements de la terre), la seule unité du mouvement, c’est le mot d’ordre « Bloquons Tout ». Et ce qui apparaît comme une faiblesse aux yeux de certains est en réalité sa plus grande force.

Parce qu’avancer une revendication unitaire comme ce fut le cas pour les Gilets jaunes, c’est courir le risque que le pouvoir la satisfasse, du moins en partie et provisoirement, faisant ainsi retomber l’élan et oublier tout ce qui s’était agrégé autour, qui souvent allait beaucoup plus loin. Des échos qu’on a sur les débats en ligne et en assemblée à propos de la journée du 10, il semble que le principal sujet soit non pas « que demander, exiger, réclamer ? » mais « comment allons-nous agir » ? Voilà un départ particulièrement heureux, car l’existences de pensées critiques construites avant le mouvement est certes importante, mais l’essentiel sera ensuite les pensées qui se construiront pendant celui-ci. La conscience naît de la pratique.

« Bloquons tout ? » Chiche ! mais c’est quoi, « tout » ? Définir ce qui le compose et en faire nos cibles, c’est dès à présent amorcer une critique de l’existant, en nous attaquant à ce qui, dans la vie concrète, emprisonne nos vies.

Et si ce mouvement faisait pschitt ? Une seule réponse possible pour qui, devant l’avilissement au travail, devant l’anéantissement des dernières protections acquises par un siècle de luttes, devant la destruction de la biosphère par l’industrie et de l’intelligence par l’Intelligence artificielle, devant Gaza, ne sera jamais sage :
«  Essayez encore. Rater encore. Rater mieux  » (Beckett)

Serge Quadruppani

[1On notera au passage que c’est de ce moment que date la scission entre les révolutionnaires qui, telle Rosa Luxemburg, et toute l’ultra-gauche historique par la suite, tireront la leçon de cette démonstration de la spontanéité révolutionnaire des masses, et les léninistes dont l’obsession sera jusqu’à nos jours d’organiser cette spontanéité pour mieux la diriger.

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
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