Adieu la banque !

[Sumbolon]

paru dans lundimatin#267, le 18 décembre 2020

Si la banque a tout pouvoir sur nos vies, c’est parce qu’elle tient entre ses griffes le coeur de ce qui lie — et qu’elle le fait valoir ! [1]

Banque,
Dégage de nos vies [2]. On ne veut plus avoir affaire à toi. Parasite artificiel dénué de valeur, tu valorises pourtant, inlassablement. L’argent est ton sang. Comme lui tu n’as pas d’odeur. Tu n’as pas de face non plus. Ici ni classe, ni religion, ni race. Ce n’est pas l’humain que l’on vise, c’est la Machine. Machine infernale, tu interfères dans les rapports humains, les corromps à la racine et les indifférencies dans une concrétion immonde, ton fruit frelaté : le fric. Car une machine à fric est programmée pour faire du fric, stop et fin. Le vivant, l’amour, la justice, évidemment que tu t’en moques ! Et cependant tu les lorgnes, sans cesse, d’un œil rapace guidé par une rentabilité macabre.

Banque et autres percepteurs de dîmes illégitimes

Voilà des siècles que vous nous braquez

Mais bientôt vos milliards ne seront que centimes

Alors dès à présent songez ramassis d’empiffrés

À la casse

Cassez-vous bon sang

Cassez-vous avant qu’on vous casse

Il faut d’abord comprendre que fondamentalement, l’argent c’est de la dette. De la dette réifiée. Au départ, l’argent représente une créance [3], donc une dette ; et la monnaie, un instrument qui représente une créance universelle, donc une dette universelle. La dette est la matière première de l’industrie bancaire [4]. Normal, l’argent c’est du crédit — mieux : de la créance !

Dette et créance sont les deux faces d’une même pièce.

Un créancier et son débiteur dessinent une relation qui, selon la contingence et les modalités culturelles de l’espace-temps dans lequel on le situe, instaure un rapport de force particulier. Ce rapport exerce une influence sur l’ensemble de la structure sociale dans laquelle il fonctionne — et occupe donc une fonction. La magie du fric, c’est d’utiliser ce rapport social — la dette — pour se ré-engendrer sans cesse jusqu’à coloniser le monde en son entier. Et le génie de la Banque, de l’État, de l’Empire et du pouvoir en général, c’est de s’imposer comme intermédiaire à l’intérieur de ce rapport afin d’en préempter la confiance qui le fonde.

Ce rapport, cette créance-dette, nous l’appellerons crette. La crette est ce que l’on sécrète afin de tisser entre nous et en nous, êtres parlants, le liant, l’amitié et l’amour ainsi que leur envers, et que toute une science prétendument humaine a aujourd’hui pris l’habitude de désigner du concept creux de « lien social ». Loin de relever d’une pure excentricité, la notion de « crette » permet d’appréhender la relation créancier-débiteur non plus d’un strict point de vue duel, mais bien plutôt dans son unité trinitaire. La crette, c’est tout à la fois le point de vue du créancier, du débiteur, et du tiers qui les reconnait comme tels. En fait, c’est la dette et la créance ramenées à leur essence, c’est-à-dire à leur indéfectible rapport.

Historiquement la monnaie, crette universelle, provient toujours d’un pouvoir centralisé. L’argent aujourd’hui, ce sont des crettes particulières — entre d’un côté une banque et de l’autre un particulier, une entreprise ou même un État — converties en crette universelle — Euro, Dollar, Yuan et autres dieux sécularisés. Et non content d’avoir changé la dette en fric, on a fini par changer le fric en dette, histoire d’en produire davantage — c’est d’abord cela, la logique d’accumulation. Ce que nos sociétés produisent et thésaurisent avant tout, c’est donc de la crette. Ainsi, le capitalisme consiste en une immense accumulation de crettes savamment exploitées. C’est d’ici que Marx aurait dû partir.

Car si Marx a bien vu que le capital consiste avant tout en un rapport social d’exploitation, il n’a pas insisté sur le fait que sa forme se lisait jusque dans l’ADN de son carburant, l’argent, ainsi que son médium principal désiré pour lui-même, la monnaie. Ainsi, il n’a pas vu non plus que la production de crette préside à la production de marchandises. En effet, ces dernières doivent enfin être comprises pour ce qu’elles sont : de simples prétextes à s’endetter ou faire crédit [5].

Maintenant, en partant du postulat de la primauté de la production de dettes sur la production de marchandises et son organisation divisée du travail, on se donne la possibilité de dépasser le cadre a priori indépassable de l’économie politique classique. Comprenons bien : ce qui fonde la propriété privée, l’exploitation, la domination, c’est d’abord et avant tout un rapport de dette. Car c’est la dette qui, en réifiant Sumbolon et en en usant selon certaines vues, accouche du pouvoir et des empires.
Ainsi l’histoire commence.

Haji C.

[1Miraculeuse, l’humanité jaillit d’une délicate alliance entre un vivant et son image. Depuis, l’humain symbolise comme il respire.
L’aube de la civilisation ressemble à l’aube de chaque vie humaine : on est entré dans la loi comme on entre dans le langage. D’un même élan, on franchit à jamais le seuil du devoir. Cette condition primale se reflète et s’actualise jusque dans nos conditions matérielles d’existence, qui peuvent se résumer ainsi : travailler pour expier — et expier quoi, sinon une dette ? En effet, une parenté étymologique révèle parfois un implacable déterminisme : en se parant du devoir, on se retrouve en dette.
La dette apparaît partout là où s’exprime la valeur — car elle la fonde ! C’est là la thèse que nous défendrons. Nous partirons de son acception la plus générale pour parvenir à celle, plus familière, qui la réduit au fric. Car si l’argent nous ramène effectivement à la question de la dette, celle-ci déborde en revanche largement la question de l’argent. Ainsi, avant d’étudier les ressorts de la dette économique et d’en saisir toutes les subtilités, il nous faudra d’abord approcher la forme immémoriale depuis laquelle elle puise son efficace : Sumbolon
Lire : Je viens, Suicide critique et Fragments

[2Au départ, ce texte avait été écrit en réaction à un communiqué comique signé des représentants de la plus cynique usine à fric : la banque. Ces hommes s’étaient plaints, sans vergogne, que leurs agences aient essuyé quelques offensives lors des premiers mois de la crise des gilets jaunes, et avaient décidé de s’en émouvoir publiquement via ce vieux torchon qu’est devenu le Monde. https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/03/30/nous-ne-pouvons-pas-tolerer-que-soit-mise-en-danger-la-vie-de-nos-conseillers-bancaires-et-de-nos-clients_5443477_3232.html

[3C’est-à dire une croyance, une confiance. Nous y reviendrons.

[4L’activité de la banque repose sur l’exploitation de la dette, donc sur l’esclavage. Car l’esclavage, c’est la mise en dette d’un collectif sacrifié par des individus qui en tirent profit. Seules la légitimité qu’on lui accorde et la légalité qui en découle varient selon l’histoire et les cultures. Casse-tête : dans notre civilisation cette légitimité procède d’une morale reposant elle-même sur la dette — voici le fond du problème posé.

[5C’est là un des principaux apports de Sumbolon : renverser le plan d’analyse de l’économie politique classique en 4faisant de la production (émission, circulation, compensation) de dettes la causa prima de l’économie.

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