Le retour

[Sumbolon]

paru dans lundimatin#296, le 12 juillet 2021

À travers des forêts de symboles, la langue cultive des signes qui ne trompent pas. Ils sont autant de prises auxquelles nous raccrocher pour ne pas sombrer dans l’abîme du non-sens. Comme des échos silencieux, ils répètent au cœur même de la répétition afin de se rendre inaudibles et perpétuent ainsi, sourdement, leur signification : si tout se répète, alors tout est à redire.

« … C’est une œuvre comme il en pourrait surgir au début d’une littérature, si tout ne finissait, au contraire, par les commencements. »
Mallarmé, Ecrits sur le Livre

J’entends dans « le retour » un(e) équivoque heureux(se) : « l’heureux tour » en somme, d’où l’on revient changé. En ce sens il n’y a pas de retour malheureux. Seul demeure malheureux celui qui ne retourne pas ; celui qui du retour se détourne. Après, bien sûr, on peut parfois conclure à l’infortune d’un retour précipité, ou d’un retour qui tarde. C’est une erreur. Car d’où l’on ne vient pas, l’on ne retourne point. Comment pourrait-il seulement prétendre au retour, celui qui n’est allé ? Il faut nouer l’extrémité de l’arc avant de tendre vers l’autre le fil, et de là espérer, pourquoi pas, tirer sa flèche.

Je vois aussi dans le retour le signe d’une impuissance. L’impuissance d’aller sans fin, d’abord. Mais également l’impuissance de dire sans « re » — je veux dire dire sans redire. Car au fond, que puis-je dire qui n’ait été tant de fois rabâché par d’autres ? Et croyez-le ou non, ce « je » parle pour tous les autres !

Ce texte est une invitation à penser ces re, re, re qui reviennent sans cesse, comme ça, préfixant le sens.

Avec « re » on redouble l’action ; on répète, on rebondit, on repousse ; on relève, on replie, on redresse ; on redescend ou on remonte ; on referme. On raccommode aussi, on rajuste, on raccorde ; on ressemble et on rassure ; on rassemble et on ressent ; on renaît ! Et finalement, chaque fois qu’on « re » quelque chose, on rend. Car tout est là, déjà, dans ce simple geste.

Rendre est la merveille qui fait merveille ; comme la loi des lois qui toujours en silence exige, rappelle et ravive la plaie brûlante de ce qui renouvelle : la lave, le feu, le soleil. Les circonvolutions astrales montrent la voie, mais l’idiot regarde l’heure… C’est qu’en marquant le Temps, l’aiguille déboussole ! Elle trace droit dans l’esprit une direction, un sens réputé « bon » qu’elle décline à toute chose jusqu’à régler, réguler, régir. Par là l’homme se rassure et croit savoir où il va. C’est depuis cette posture qu’il déduit des cycles. D’ici même qu’il commence à mesurer, à comparer, à détruire.

Les cycles qui se suivent et se répètent sont de faux-amis — les rejetons angoissés du langage. L’unité fantasmé d’un cycle consiste simplement à le reconnaître, à le représenter puis à le reproduire — l’Homme, ce relou ! Et d’un seul coup l’on se met à réfléchir, puis à douter, pour finalement oublier l’éternité du cycle, ce mouvement qui dure et jamais ne finit, échappe toujours à la capture, à la mesure, à l’empire.

L’identité est de ces chimères — la première peut-être, chimère des chimères — sur lesquelles s’érige la pseudo-vérité : culture misérable du même. Et vas-y qu’on re, re, re, encore et encore.

Curieux événement que le retour. Il est cette horloge qui ne sonne pas, mais résonne en nous comme une promesse inaliénable. La faute primordiale, du karman ouvrant au crimen et à la dette, n’est qu’une ruse de l’esprit raisonnant : conscience se réfléchissant elle-même depuis une origine coupable ; la cause des causes qui institue et répète, inlassablement, le schème du Temps ; Sumbolon traduisant/trahissant la plénitude du mouvement à partir d’une découpe, d’une marque, d’une trace en appelant une autre. En cet appel consiste le retour.

L’appel du retour, l’appel à revenir, à réparer, à rembourser, l’appel au repentir aussi, c’est cela-même qui fonde et tisse de culpabilité le costume social. En parant nos actions de devoirs, on accorde nos buts, nos désirs ; on ourdit nos relations, nos rapports, en nous et entre nous, et on les dit « sociaux ».

Dans l’échange-don déjà, la dette est partout. C’est qu’elle se motive du « Rendre » ! Troisième terme du fameux triptyque de Mauss, rendre est l’obligation des obligations, celle par quoi le cycle s’ouvre et les liens se trament. En effet, loin de le refermer, l’obligation de rendre active le cycle bien plus que le don censément initial. Car oui, on donne pour rendre — rendre possible le rendre !

Le Rendre crée la dette qui crée la socialité — voilà ce qu’il est essentiel de poser. Et surtout ne pas se méprendre, à l’instar de ces fanatiques de la causalité pour qui tout naît d’une faute, quant au caractère premier et éternel du mouvement. C’est que la faute, le péché ou la cause ne sont que prétextes guidant la Raison — aux ténèbres.

Le Grand œuvre ne s’écrit qu’à rebours. De la réciprocité dans l’échange (le contre-don pour le don) aux lois du Talion (l’œil pour l’œil), du Droit (la peine pour la faute) ou de Dieu (le châtiment pour le péché), c’est toujours la même ritournelle qui est à l’œuvre et chante le retour !

Le lecteur attentif aura peut-être remarqué nos répétitions : la redondance du redoublement dans les expressions « loi des lois », « cause des causes », « chimère des chimères » ou encore « obligation des obligations » n’est pas fortuite. C’est la nécessaire attribution d’un sens (logique, causal) qui réclame ces redites. On répète pour s’assurer d’une vérité qui en retour nous rassure. C’est également l’illustration d’un schème de penser qui sépare pour réunir, ici, l’un et le multiple. Qu’il faille en élire Un auquel arrimer les autres, l’Un duquel tout retourne, voilà une preuve de ce que le pouvoir puise sa force dans cette forme.

Osons maintenant une hypothèse étymologique douteuse, faute de documentation sur le sujet. Et si le préfixe « re- » dérivait de la « res » latine ? Res : la « chose » aux multiples formes ; mais aussi la « cause » unique de quoi tout procède ; res comme principe par quoi la réification d’un monde s’opère ; res comme signe des signes fondant le Rerum, le Royaume, le Reich hypostasié en Réalité — grimace tenace écorchant le Réel.

On ne saurait conclure ce texte sans dire un mot sur Nietzsche et son concept d’ « éternel retour », et ce afin de le dégager de l’acception familière qui le dévoie : cette idée plate et stupide d’un temps circulaire impliquant que tout revienne se répéter à l’identique. Pour s’aider l’on peut, comme Luckacs, faire la distinction entre la vie et la vie.

Ainsi lorsque Nietzsche écrit, dans son Zarathustra :

« Je reviendrai, avec ce soleil et cette terre, avec cet aigle et ce serpent, — non pour une vie nouvelle, ou une meilleure vie, ou une vie ressemblante ;

— à jamais je reviendrai pour cette même et identique vie, dans le plus grand et aussi bien le plus petit, pour à nouveau de toutes choses enseigner le retour éternel »

il faut bien entendre la différence entre « une vie [nouvelle] » et « cette [même] vie ».

« Cette » vie dont parle Nietzsche n’est pas une vie individuelle, mais la vie du Tout vers laquelle, d’un seul mouvement et pour l’éternité, nous retournons.

Haji

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