Conjurer le réel

[exercices d’interruption de la communication]

paru dans lundimatin#253, le 8 septembre 2020

A Munich, ainsi probablement que dans beaucoup d’autres endroits en Allemagne, lorsque la ville se couvre de neige, deux petits crochets aux murs des rues révèlent soudain leur utilité : on y installe une pancarte où l’on peut lire : « Vorsicht, Dachlawinen » – attention à la neige qui tombe des toits. A intervalles réguliers, les rues nous rappellent cela, que la neige tombe. [1]

Ce qui pourrait être gentiment qualifié de prudence excessive prend un autre sens dans le contexte de la métropole. Il nous indique que la dissolution avancée des anciennes formes de la propriété privée, loin d’abolir le régime de la responsabilité qu’elles impliquaient, étend potentiellement cette responsabilité à la totalité de l’existant.

Pour un nombre croissant d’objets, nous ne possédons plus la chose en propre, mais l’assurance qu’une telle chose restera à notre disposition à travers la garantie des remplacements par une pièce plus ou moins équivalentes. Cela déplace la question du dommage vers celle de la responsabilité du dommage. Il est absolument réparable. Mais qui l’a causé ? De cela dépend le retour à neuf de la chose. La vie peut donc être responsable sans pour autant être coupable. Sans avoir commis de faute, elle peut avoir causé un dommage ; sans que le propriétaire puisse intenter un procès, une assurance peut établir une responsabilité. En retour la vie elle-même s’assure systématiquement contre ces fautes menaçant partout de s’ouvrir. La vie devient assurée ; et il est remarquable qu’avec les progrès des techniques médicales l’écart d’espérance de vie entre les riches et les pauvres est sans cesse davantage creusé par les interventions hors de prix que seule une assurance peut prendre en charge – la situation française nous empêche de percevoir nettement cet état de fait. Cela a toujours été vrai, mais apparaît en pleine lumière : une modalité de la propriété définit la vie non uniquement dans son avoir mais dans son être.

A mesure que la propriété entre dans la figure de l’assurance, elle dilue la possession de la chose dans l’intégralité de l’espace social. Ce régime de propriété devient la teinte de l’existant. Il change la tonalité des phrases de prudences tautologiques, parfois nées de la manie d’un peuple, et qui désormais prolifèrent selon des règles strictes et conséquentes (Vorsicht, Dachlawinen, prenez garde à l’écart entre le marchepied et le quai, attention à la marche, attention aux pickpockets, au sol glissant, à ses effets personnels, à on ne sait quoi). Comme un mauvais documentaire dont la bande-son redouble l’image, l’espace de nos vies est peu à peu recouvert par ces phrases de conjuration qui ne font que redire ce qui n’a jamais eu besoin d’être dit. La descente doit s’effectuer à l’arrêt et en présence d’un quai, autrement dit descendez au moment de descendre. La prouesse de ce genre d’énoncé qui fait tendre sa dimension informative vers zéro apparaît si l’on imagine un agent des chemins de fer entrant soudainement dans le wagon et annonçant à ses occupants d’une voix ayant plus de prétention à les concerner que les intonations rituelles diffusées par les haut-parleurs, vous devez descendre à l’arrêt et en présence d’un quai ; ou la maison d’un particulier dont la marche du perron annoncerait, prenez garde, il y a une marche.

Tout le monde est censé ignorer la norme, semble être la devise de ces phrases chargées de produire des sujets non pas responsables (l’effet est précisément inverse), mais responsabilisés (c’est-à-dire pouvant être après coup tenus pour responsables). En atteignant réellement cet effet par leur simple existence dépourvue de toute signification, elles attestent de la parenté entre droit et magie comme puissances dont l’efficacité implacable ne s’appuie que sur la feuille transparente du commun.

La métropole, qui n’a pas de dehors, nous offre ainsi une expérience du langage où la distinction entre le signifiant (la diction) et le signifié (ce qui est dit) s’écrase toujours davantage pour l’égalité d’un pur il y a.

« La différence entre signifié et signifiant appartient de manière profonde et implicite à la totalité de la grande époque couverte par l’histoire de la métaphysique (…). Sa clôture historique est pourtant dessinée. » (Derrida).

Il importe de se rendre attentif à ce phénomène, qui a pour cohérence réelle beaucoup plus que sa gentille absurdité de façade. Et de s’habituer à écouter la constellation avec laquelle il entre en écho.

Dans le champ déployé par ce fait social qu’est le terrorisme, c’est la simple existence qui peut faire l’objet de mesures de police d’exception, à commencer par la surveillance, dont on a tort de dire qu’elle n’est qu’une lumière neutre lorsqu’elle se braque sur ceux « qui n’ont rien à se reprocher ». La surveillance pourrait sonner comme le pendant policier de ces phrases de conjuration qui semblent à une oreille tranquille si anodines.

L’interruption du texte doit permettre des résonances.

Aclin

[1Il est aussi possible de s’interrompre ici et .

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