Le Ouigo, la BAC et nos fluorescences

[exercices d’interruption de la communication]

paru dans lundimatin#252, le 3 septembre 2020

Pas même la première fois cela ne nous aura étonné, s’agglutiner de longues minutes durant en tête de quai, se soumettre à un contrôle avant de monter dans le train, garder son sac sur les genoux ou constater que l’on nous a vendu, non une place, mais une portion de couloir. Il n’y a d’ailleurs pas eu de première fois.

Les aéroports nous avaient rendu souriante la fusion entre l’économique et le sécuritaire. A l’entrée d’une fan zone, on vide la bouteille qu’on vous revend le double douze centimètres plus loin. Les portiques des gares parisiennes avaient rendu routinier l’invraisemblable pratique du parcage préventif. Les bouches du métro de Dehli ingurgitent avec une lenteur sacrée les masses stagnantes piégées dans leur goulot : à un point des boyaux, on a installé un petit appareil qui donne une image, d’ailleurs à peine regardée, de l’intérieur des sacs. La sécurité a installé son trône au-delà de toute décence et de toute contradiction. Elle règne, simplement.

L’invention sobrement logique du train Ouigo n’a arrêté mon attention qu’à son moment sonore. « Bonjouuuuur, je suis Leïlaaaaa, vous avez pris place à bord duuuu… ». Les ondulations fuchsias de la voix périment une ligne. Celle qui sépare l’homme du fonctionnaire, et qui donne leur monotonie si spécifique aux annonces habituelles, où il est si bien marqué que la personne accomplit une tâche qui ne la touche pas en tant que personne. Quelque chose, là, déplace la modernité en un de ses axiomes.

La présence massive de la BAC (Brigade anti-criminalité) lors du mouvement des Gilets jaunes correspond en apparence à une logique simple, celle du renfort. Elle donne pourtant lieu à tout autre chose qu’à des rangs grossis. On se trouve soudain nez à nez avec un représentant des forces de police qui vous insulte. De même qu’elle place, du côté des manifestants, des agents dont l’intervention ne se distingue d’une bagarre de rue qu’au moment où une carte de police vient imposer son interprétation aux faits, de même l’embrouille remplace les sommations. Les agents de la BAC portent leurs propres vêtements et sont équipés de casques de moto. Ils ne donnent pas l’image d’un fonctionnaire représentant les forces de l’ordre, c’est-à-dire participant à la violence dans le cadre de son bouclier, et pouvant toujours se recroqueviller dans la coquille des ordres, mais d’un homme (la statistique du nombre de femmes dans les brigades anti-criminalité serait probablement significative) qui exprime son interprétation toute singulière de la violence. Il est naïf d’envisager de répondre au constat de l’explosion de la violence du côté de la police par la remarque qu’une majorité d’entre elles sont causées par la BAC (notamment par son usage du LBD) et par la préconisation d’une meilleure formation ou d’un encadrement plus étroit de ses agents. La BAC correspond justement à ce point où la violence policière, par nature largement déliée du droit, a besoin d’avoir les coudées franches, de gommer les dernières traces de l’éthique du fonctionnaire qui tient encore certains CRS. C’est en tant que telle qu’elle a été introduite dans la répression d’un mouvement contre lequel la presse (« quand, pour la dernière fois, les forces de l’ordre ont-elles tirée sur une foule en France ? ») et les politiciens (ils viennent à Paris « pour casser et pour tuer ») préparaient les dérapages.

Le mouvement des Gilets jaunes, au lieu de neutraliser les corps par des pancartes et des parcours déposés en préfecture, a adopté comme protocole politique le blocage des flux. Des opérations ont remplacé les traditionnelles revendications, et ont obtenu ce que jamais ces dernières n’auraient pu obtenir. Par là-même, il faut considérer que la veste de sécurité, avec sa reconnaissance stratégique, a déplacé la politique de la strate de l’opinion – traditionnellement ponctionnée sur des corps absents (débat, scrutin, manifestation revendicative) – vers l’entièreté d’un corps en mouvement. La condition de possibilité d’accès à ce mouvement politique n’était dès lors plus la lecture du journal et le préalable passage par l’école, mais une forme d’engagement qui dépasse de loin les pratiques militantes. Les blessures étaient là avec le premier samedi. La police, dans son déchaînement, n’a fait que se situer, avec l’ignominie qui la caractérise, sur ce plateau où les distinctions républicaines n’avaient plus cours. A-t-on remarqué que nombre de sympathisants avec les Gilets jaunes n’ont pas pris part à leurs actions, parce qu’elles impliquaient beaucoup plus que la simple volonté, le temps libre et l’adhésion ? Les média n’ont bien sûr pas manqué de souligner, à leur manière, cette mutation, en déplorant la pauvreté des revendications et l’inconsistance des opinions brassées. Par où tenait donc un mouvement aux assises discursives si faibles ? La grogne probablement – seul locataire à l’étage des représentations politiques ayant encore des papiers reconnus par la République française.

C’est dans l’exacte mesure où il y a un déplacement et non une substitution (que les gestes deviennent stratégiques et que la stratégie s’articule en geste au lieu d’un simple remplacement de l’opinion impuissante par des corps aveugles), c’est-à-dire dans l’exacte mesure où le mouvement des Gilets jaunes a été ce qu’il a été, qu’il faut l’inscrire non au registre des convulsions de la modernité tardive mais au livre de la politique qui vient.

La pression propre à la modernité, celle qui rend nécessaires ses coupures, ses distinctions efficaces, ses fonctionnaires qui fonctionnent, est la même qui, à un certain degré, les abolit (Leïlaaaa n’est plus fonctionnaire). Ceux qui se crispent et veulent retenir ce qui se défait sous sa propre logique ne pourront qu’être amenés à violer leurs principes au nom de ces mêmes principes et empêcher que des distinctions qui ne tiennent plus mènent à autre chose qu’à leur prolification catastrophique. L’état d’exception est un des noms de ce paradoxe, qui foule le droit au nom de sa sauvegarde et cadrie l’espace social de ses mailles toujours plus obsolètes. Autrement dit, le fascisme « garde toutes ses chances, face à des adversaires qui s’opposent à lui au nom du progrès, compris comme une norme historique » (Benjamin).

Aclin

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