Le vrai nom du « second confinement »

[Exercice d’interruption de la communication]

paru dans lundimatin#300, le 16 août 2021

Depuis l’annonce et l’instauration du passe sanitaire, le débat sur cette mesure d’exception porte essentiellement sur son caractère discriminatoire, c’est-à-dire sur ce dont il prive toutes celles et ceux qui refusent l’obligation vaccinale : terrasses, cinémas, TGV, etc. Est-il acceptable de réduire les droits et libertés de celles et ceux qui ont peur du vaccin, refusent le chantage de l’État ou voient dans l’unanimité de la communauté scientifique un complot judéo-maçonnico-reptilo-illuminati ?
On discute donc beaucoup du tri opéré par le passe sanitaire dont la fonction est précisément et ouvertement de... trier. Ce dont on parle moins, c’est de ce que produit ce laisser-passer sur la majorité de la population. Ces mille frontières invisibles que nous devons désormais nous habituer à franchir en sortant notre téléphone portable pour bipper notre autorisation à accéder à tel ou tel lieu ou moyen de transport, ces milliers de serveurs, personnels d’accueil de piscines, d’hopitaux ou autres équipements collectifs, acculés à contrôler notre conformité. Le passe sanitaire n’opère pas seulement sur celles et ceux qu’il exclut, loin de là, il reconfigure tout autant le rapport au monde de toutes celles et ceux qu’il inclut. Nous reproduisons ici cet excellent Exercice d’interruption de la communication que nous avions publié le 9 novembre 2020 lors du second confinement et que l’actualité a très largement rattrapé. Dans la confusion généralisée, c’est une pierre parmi d’autres pour essayer d’y voir plus clair et penser ce qu’il est en train de nous arriver.

Gare Saint-Lazare, une vingtaine de mètres avant les quais, on a aligné une rangée serrée de grands portiques aux battants transparents. Ils servent à séparer la gare de la galerie marchande qui s’y niche, boulevard de vitrines où la féérie des escalators monte avec lenteur des puits du métro. Agencement assez simple, basique même : flux, marchandises, contrôles ; circuler, acheter, pointer. Sauf que ces portiques ne contrôlent rien.

C’est frappant dès qu’on aborde leur ligne policière : certes, il faudrait bien scanner son-billet-nominatif-en-cours-de-validité, mais ils sont si larges, si lents à se refermer, ces portiques, qu’on a presque la place pour passer à deux de front, et tout à fait le temps pour se glisser tranquillement derrière, sans rien coller du tout. Evidemment, c’est qu’à l’impératif du contrôle, s’est rajouté celui de laisser passer les valises et les familles du prochain week-end sans embouteiller le hall marchand. Alors on passe, les mains dans les poches, et on rigole. C’est en arrivant dedans qu’on comprend.

Car la ligne de plexiglass délimite bien un « dedans » et un « dehors », c’est même là son unique fonction, sa seule réussite. Ce qui a pour conséquence qu’il devient suspect, une fois « dedans », de faire mine d’autre chose que d’aller-prendre-le-train-pour-lequel-on-vient-de-valider. Devient sujet à contrôle tout comportement flâneur, désœuvré, qui laisse de côté le pas militaire du retard, qui n’est pas visiblement vissé dans un but, qui revient d’accompagner quelqu’un. La véritable fonction de ces portiques passoires, c’est d’étendre le contrôle du moment limité du check-point vers l’intégralité d’une zone où les comportements sont ainsi soumis à un principe de lisibilité des raisons.

Etrange vivier que forme cet aquarium de plexiglass, zone publique inédite où toute impureté a été éliminée des trajectoires métropolitaines, où chaque attitude est tenue d’être transparente à ses motivations. On y a décanté la part trop lourde de nos vies, celle pleine de l’incertitude des allées et venues, des hésitations, des curiosités insondables, des coups de têtes, la part trop embrouillée des liens, des amours, des dépendances, des tentatives. Y reste l’humanité cristalline, déminéralisée, éperdument libre, insuffisamment mortelle, arrimée à sa vitesse, mince comme une feuille de papier, à travers laquelle il serait difficile de ne pas lire les lignes d’un troublant destin. Homo sapiens sapiens. Dans ces instants, le point de vue de l’espèce ne peut être autre chose que celui d’un vertige. Nous en sommes là. Vous êtes entré·e mains dans les poches en trouvant la blague assez bonne, et après trois tours à vide, on vous demande ce que vous faites ici. Vous rebroussez rapidement chemin – et la passoire s’est retournée en nasse : à contre-flux, c’est bien moins évident de passer, et beaucoup plus visible. Il fallait une raison pour être là. Vous n’en avez pas. Ça se voit. Vous êtes piégé·e.

*

Partons d’un constat simple, qu’on peut faire et refaire dans la rue, dans les rames du métro, devant les écoles, à son travail, au soleil des parcs : il n’y a pas de « second confinement ».

L’espace social est certes soumis à un rythme inédit de flux et de reflux, mais ce dernier n’a assurément rien à voir avec l’opération de confinement des populations du printemps dernier où « on » avait vraiment l’impression qu’il n’y avait personne nulle part, simplement parce que seuls les très pauvres étaient envoyés s’occuper du dehors. Depuis le 30 octobre, et même avant, de ci de là, avec l’archaïsme des couvre-feux, c’est plutôt qu’il y a des heures creuses qui sont beaucoup plus creuses, aux alentours de 11 heures et de 15 heures, voire même totalement désertes, le dimanche, le soir ; et des heures pleines qui restent presque tout aussi pleines, celles où se heurtent les foules laborieuses qu’on envoie dormir au loin.

De toute évidence, « confinement » ne convient pas. C’est là une première chose.

Et une seconde, c’est que plus on sait se rendre attentif aux espaces soumis à cette inédite pulsation sociale, plus la zone délimitée par les portiques passoires de la gare Saint-Lazare ne peut qu’apparaître comme l’image la plus adéquate de nos rues nouvelles : chacun·e s’y déplace muni·e d’une raison visible, cabas de provisions à l’épaule, enfant sous le bras, chien au bout de la laisse, tenue de salarié, couleurs fluos de coureur, relâchement ostensible tenant dans l’heure quotidienne et le rayon maximal côtoyant le pas militaire du retard moyen. Et sous cet attirail de raisons visibles : la raison attestée, pliée dans la poche et accréditée des documents complémentaires – le billet pour le dehors. La zone de Saint-Lazare ne dessine pas seulement l’image ressemblante de nos rues ; elle en trace, en miniature, le trait essentiel : l’ouverture d’un espace où tout comportement doit être suivi en continu de la chaîne de ses raisons, et où on ne peut accéder qu’à l’aide d’une raison suffisante.

Le terme de « confinement » ne contribue en rien à décrire la situation qui est la nôtre depuis quelques jours ; il en alimente plutôt la confusion. En mettant en avant, comme un chiffon rouge, l’aspect sanitaire, ce terme est engagé, qu’on le veuille ou non, dans une stratégie de légitimation et de banalisation des manœuvres en cours qui nous empêche d’en penser les multiples strates et les conséquences que nous savons déjà durables. Il y a une épidémie, certes ; mais il y a surtout une multitude de manières d’y répondre ! et ce sont ces choix politiques qu’il est d’autant plus crucial de percevoir nettement qu’on essaye de les mettre sur le compte de la nécessité. A moins de cela, la politique sera toujours quelque chose que l’on subit, que l’on nous fait, et jamais une prise et un levier que l’on a en main. Et vus les temps qui courent à leur perte, on sera fait, tout simplement, comme des rats.

Pour nommer cette situation où personne n’est confiné, mais où tout le monde est soumis à un principe de raisons suffisantes – dont la liste variable est édictée régulièrement par l’État – pour sortir de chez soi, où la circulation n’est pas tellement entravée mais doublée en continu de son motif crédible, de son attestation, il me semble que le nom d’« arraisonnement » est parfaitement adéquat. Il désigne précisément cela : une mise à la raison, le fait de n’avoir droit à l’existence qu’à mesure qu’on est capable de rendre des comptes, de donner ses raisons. « Vous n’avez rien à faire ici » – c’est la première phrase que j’entends aujourd’hui lors d’un contrôle au carrefour de Belleville.

Arraisonnement est un vieux terme de marine, et il a tout d’abord été forgé dans des contextes sanitaires. Est arraisonné un navire que l’on suspecte d’être porteur d’une maladie : avant de le laisser entrer dans un port, on examine son équipage et sa cargaison, lesquels doivent rendre compte de leur caractère sain. Le médecin qui arraisonne le bateau lui fournit alors une attestation qui lui permet de circuler jusqu’aux dépôts, mais si un doute subsiste, si toutes les raisons d’être rassuré n’ont pas été données, alors le navire n’a pas le droit d’entrer au port (et c’est là qu’il est proprement confiné, mis en quinzaine ou en quarantaine). La seule différence avec notre situation, c’est que, pour nous, le moment du contrôle coïncide avec celui de la circulation : à tout moment un agent peut nous sommer de donner nos raisons d’être là. Comme à l’intérieur du carré de la gare Saint-Lazare, la pression des raisons se fait constante, courbe les dos, presse les pas, corrige les attitudes, édicte les suspicions.

Arraisonnement. Un nom, c’est déjà une prise. Personne n’est confiné, nous sommes tou·te·s arraisonné·e·s, sommé·e·s d’appuyer nos conduites sur les raisons que l’État juge valables, et l’agent en face de vous, crédibles.

Un nom, c’est déjà beaucoup. Une première mesure de santé mentale serait de prendre l’habitude de remplacer, en l’état actuel, « confinement » par « arraisonnement ». Après 48 heures de ce traitement on y voit déjà beaucoup plus clair. Une amie qui a commencé la cure avant moi m’écrit ceci : « nous sommes arraisonnés par un pouvoir économique, qui sacrifie tout à sa propre rationalité plus que douteuse sanitairement (tu as vu le RER B quand ça bouscule ?), et qui détient désormais officiellement le monopole de l’accès au territoire ». Des adéquations simples se mettent aussi en place : école = garderie des mômes des salariés ; activités non-essentielles = non-économiques. Ah oui… L’autre mérite serait de faire apparaître d’emblée une ligne de clivage entre celles et ceux qui tiennent encore aux raisons de nos gouvernants, et qui voient dans ce pseudo-confinement une tentative musclée de mettre sous cloche ce mystérieux groupe de fêtards qui répand le virus comme une traînée de poudre, et celles et ceux qui se savent tenu·e·s par des raisons d’ordre politico-économique plus difficilement lisibles, qu’il faut sans trop de complotisme apprendre patiemment à déchiffrer. Un mot, donc, aussi comme signe de reconnaissance.

Parler d’arraisonnement, ce serait aussi une manière de briser le consensus médiatique autour de la nécessité sanitaire de faire quelque chose (oui mais alors pourquoi précisément arraisonner les populations  ?), d’interrompre, d’un mot, la communication qui tuile ses fausses raisons dans un bruit continu, sans même chercher à nous y faire croire, simplement pour occuper le terrain (les jeunes, la fête, les biens portants, les moins bien portants, les rassemblements de plus de, là une distance pas respectée, la pauvre, mettre le holà, nos valeurs c’est la vie, et puis on va pas enfermer les vieux avec les gros !). De mettre fin, par la même occasion, à la dissonance cognitive qui nous assaille dès qu’on met un pied dehors et qu’on tombe sur tout le monde, ou bien qu’on rentre et sort en disant je me confine.

L’arraisonnement en cours coïncide finalement étroitement avec la dernière figure de pensée que nous laissent en legs des penseurs comme Foucault et Agamben, cette figure conceptuelle circulant à double sens où, d’une part, la vie, jusque dans son substrat biologique, est investie de raisons politiques, et où, de l’autre, les raisons politiques se déguisent en nécessités pour la survie de l’espèce, formant ainsi un espace socialisé paradoxal où, comme dit le dernier Deleuze, un maximum de circulation va de pair avec un maximum de contrôle. Mais cette étroite coïncidence ne doit pas nous inciter à mettre l’arraisonnement qui nous tient dans la rubrique du bien connu. Au contraire, ce legs de pensée forme une dette qui attend encore d’être pensée jusqu’au bout, et demande à être approfondie plutôt que soldée. Le fait que le capitalisme tardif trouve prétexte d’un virus pour se mettre dans son ultime ordre de bataille, voilà l’événement que nous n’avons pas fini de penser. Nous entrons dans l’œil du cyclone. Tout ce qui était bien connu y prend les couleurs de l’inédit et la forme d’une exigence nouvelle ; y court un frisson d’urgence.

Deux hypothèses pour tenter de prendre la mesure des opérations en cours :

1/ Cette situation d’arraisonnement n’est pas liée à une « seconde vague », terme qui laisse croire que la fin de l’année apporterait du meilleur. L’arraisonnement étant sanitairement assez nul, il risque de s’inscrire dans un temps beaucoup plus long, de tassement relatif des courbes plus que de retombée. Les scientifiques ne prévoyant pas, pour l’instant, l’arrivée d’un vaccin avant le printemps, si on ajoute à cela le temps de l’inoculer à une bonne partie de la population, il se pourrait que nous soyons arraisonné·e·s au moins jusqu’à milieu de l’année prochaine.

2/ Aux conséquences économiques de tout cela, qu’on annonçait déjà colossales après le printemps dernier, et qui serviront de portée inattaquable à la musique d’enterrement de l’austérité, vont s’ajouter les premières conséquences économiquement non négligeables et croissantes du réchauffement climatique. Autrement dit, la crise sanitaire et ses mesures d’exception auront pour relais la crise économique et ses mesures d’exception qui auront pour relais la crise des environnements et ses mesures d’exception. Exception sur exception, sans intervalle de répit. Si on laisse faire les gestionnaires du marasme, nous n’en verrons pas le bout.

Ce dont nous apercevons finalement le bout, c’est de toute cette longue chaîne sociale de raisons qui n’est enchaînée qu’à sa propre catastrophe. Nous vivons en vérité une course de vitesse entre, d’un côté, ces raisons qui veulent rattraper nos vies, coïncider avec elles smartphone en main jusqu’à les anticiper, et, de l’autre, tout ce qui reste en nous d’incalculable pour déjouer ce destin de flicage jusqu’à l’extinction que la cybernétique promet à homo sapiens.

Aclin

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