L’inversion, la répétition, et autres opérations sur le temps

[exercices d’interruption de la communication]

paru dans lundimatin#260, le 25 octobre 2020

« Vous allez me paraître con, mais… ». Le 15 tonnes garé sur le bord de la départementale, le gars avait ouvert sa portière quand j’arrivais à sa hauteur. Il venait livrer du fioul aux baraques avoisinantes. Moi je passais sur un vieux vélo. Depuis quelques heures un gouvernement avait proclamé un « confinement ». L’homme voulait me dire quelque chose. Visiblement.

Il voulait dire « je vais vous paraître con, mais… » – si je note cette inversion, c’est pour me moquer de personne, mais parce que ce sont ses mots, et parce que ça a arrêté mon attention un instant – pourquoi j’allais lui paraître con ?? – avant de rétablir. Et sous le coup de cette butée du sens, la suite de la phrase, plutôt insignifiante, a pris un drôle d’écho : « …mais à vous voir, comme ça, avec votre vélo, je me suis dit : c’est grave ce qui nous arrive ». C’était comme si on avait trébuché tous les deux au bord de la route. Lui sur mon vélo. Moi sur sa phrase. Sur rien. On s’est retourné. C’était désert. Le bitume, l’acier froid des portails fermés, le bruit des fils électriques qui claquent dans le vent. Tout avait un drôle de goût. Comme l’odeur du temps.

En rhétorique, il y a un pari qui est toujours risqué. C’est celui de la répétition. La formule trouvée étonne d’abord, s’étoffe du retour, puis, mécaniquement, s’étiole. Alors si on vous dit qu’une même expression va revenir quatre-vingt-une fois, en tête de phrase, dans un texte relativement court, il est difficile, a priori, d’imaginer un programme plus plombant. Hulot avait pris des baffes pour moins que ça, avec son « le temps est venu de… », qui après trois retours donnait envie de lui accoler une bonne petite injure, ne serait-ce que pour se dégourdir les jambes de tant de raideur.

Étonnamment, les 81 « nous avons vu » qui saturent le texte s’intitulant lui-même « Choses vues », publié début septembre, ont quelque chose d’absorbant. Comme une saturation du regard. On dévale leur pente jusqu’au bout, d’une traite, et on se retrouve haletant, pas d’accord ou électrisé, réveillé, en conflit contre soi – mais on a glissé jusqu’en bas. Ce qui semblait le plus lourd, une fois mis en mouvement, devient le plus léger : non pas ce qui n’a pas de poids, mais ce qui porte. Si ces trois mots, « nous avons vu », ne s’empilent pas comme des briques finissant par murer les phrases dans leur propre rhétorique, c’est peut-être qu’ils ne posent pas un contenu positif. La vision n’est pas une chose parmi les choses, elle accueille celles qui sont déjà là. Répéter « nous avons vu » ne revient alors pas vraiment à entasser des constats, mais à renouveler l’acte d’attention. C’est pour cela que ces quatre syllabes patiemment égrenées forment moins le chapelet de nos misères qu’elles ne marquent les encoches du temps ; qu’elles sidèrent plus qu’elles ne bourrent. Elles scandent l’étonnement qui a saisi les minutes qui coulent depuis mars. « Mai – août 2020 » est la conclusion logique de ce déroulé.

Essayer de comprendre cet effet qui opère à rebours des règles inculquées par la rhétorique, cela commence peut-être par mettre en relation temps et attention. D’habitude, c’est-à-dire dans le temps quotidien, celui du jour après jour, nous sommes attentifs à ce qui est dans le temps, mais pas au temps lui-même : ce sont les événements qui captivent. Le temps, lui, ennuie. La machine d’attention qui se déploie à travers les 81 « nous avons vu » opère alors à partir de l’inversion suivante : depuis quelques mois, c’est le simple écoulement du temps qui s’est manifesté comme événement. Le pouvoir de captation et de fascination de cette hyper-ritournelle proviendrait du fait qu’elle rend sensible, c’est-à-dire opérante, cette proposition plutôt contre-intuitive : l’événement, c’est le passage du temps.

S’il y a un sens à dire que le temps, dans son simple passage, devient lui-même événement, cela ne revient pas seulement à constater que tout s’accélère, que, depuis mars, la cybernétique des objets connectés met en orbite ses satellites et plante ses relais, que la séparation devient un principe avoué de l’organisation sociale et le techno-flicage généralisé le nouveau design de la citoyenneté. Toutes ces choses sont dans le temps, et certes comme des mouvements qui s’accélèrent au point de devenir vertiges purs ; mais encore dans le temps.

Le temps en tant que tel, lui, est plus difficile à approcher. Ce serait plutôt quelque chose comme ce tremblement qui prend un geste, jusqu’au plus simple, et lui fait perdre son évidence : il faut soudain, comme un virage, le négocier. Comme l’espacement entre toi et moi. C’était déjà le cas avant, mais là ça devient papable. Le quotidien, ce temps de chaque jour, se mue en un fragile treillis de décisions. Cuillère en toc contre le bol made in china, au matin. Vacarme pas possible des choses muettes. Et l’édifice de la civilisation, qui voulait nous faire croire à un ordre, avec les choses-à-leur-place et les choses-à-ranger, des choses évidentes et des choses à faire disparaître, qui voulait nous faire croire que tout cela fait société et que nous on est fait pour ça, eh bien, cet édifice est mis à nu : il apparaît comme un faire qui est un bricolage et une société qui n’en est pas une. Composition de chaque instant, in extremis, avec des lignes de rupture qui vont croissant, et des degrés de toxicité qui ne sont plus réformables. Ce n’est pas du tout que tout devient absurde. C’est plutôt qu’on commence à pouvoir donner un sens aux choses, à partir de l’endroit où on est – nous avons vu et nous voyons.

Désormais, c’est le simple passage du temps qui fait événement parce rien ne se passe qui ne soit objet possible d’une décision – donc d’une hésitation, donc de ce tremblement très particulier. Non pas que chacun et chacune ait pratiquement le pouvoir de décider, ne serait-ce que sur sa vie (quitter son job, c’est tout un travail, et pas des plus faciles, il faut pour cela les bons outils et les bonnes personnes). Mais l’évidence, même pour les gouvernants, qui jusqu’ici y trouvaient leur appui le plus sûr, l’évidence s’est retournée : ce qui s’impose, ce n’est pas que les choses soient très bien ainsi plutôt qu’autrement, c’est plutôt que tout reste à décider, que tout est à décider – pan par pan ce tremblement parcourt notre civilisation comme un frisson. La bataille politique ne divise plus entre partisans de la conservation et ceux de l’action ; on ne peut plus y distinguer que différents types de mouvements à grande vitesse, tout aussi radicaux. Ça aussi, c’est loin d’être nouveau. Ce qui est nouveau, c’est qu’en plus de devenir visible, ça descend dans les corps, ça sculpte des gestes. C’est le plateau avoué sur lequel on joue. Vouloir ressouder une union nationale avec une technique de contrôle qu’on baptise pour les besoins de la cause « tous Anti-Covid » (vous êtes pour le Covid, vous ?), ou dynamiter la vie estampillée non-économique (autrement dit : la vie) à coup de couvre-feu, c’est peut-être grossier et au fond inefficace, ça n’en reste pas moins tout à fait extrême. Le temps devient un marqueur ontologique. 2020, ce n’est pas le chiffre d’une année, c’est le nom d’une bataille.

Un des sortilèges les plus opérants de la modernité a toujours été une opération sur le temps. Modernus, c’est ce qui est à la mode, dernier cri. Donc ce sur quoi on a toujours fatalement du retard. Le sortilège moderne par excellence, c’est de placer nos conditions de vie légèrement en avance, en décalage, sur nos existences vécues, en se servant pour cela de procédés très peu modernes : des images qui jettent de la poudre aux yeux, des mots envoûtants comme le sont les néologismes, des évaluations invérifiables mises en circulation… Bref, de la magie bon marché, de celles qui s’écaillent vite et dont il faut sans cesse remettre une couche.

Et qu’est-ce qu’il fait aux manières de percevoir, ce décalage systématique ?

Si on voit la littérature comme un sismographe des aventures de la modernité, il y a une page des Confessions de Rousseau qui enregistre une secousse décisive dans les mutations du conditionnement de la sensibilité de l’homo modernus, et marque bien que l’« homme moderne », ce n’est pas celui qui est à la pointe, mais bien celui qui est toujours légèrement à la ramasse. Ce relevé exige d’être lu à la lettre, sans rien tenir pour un simple effet de style ou une métaphore. Le ton est clinique, alarmant en fait (c’est au livre III) :

« Je me crois assez bon observateur : cependant, je ne sais rien voir de ce que je vois ; je ne vois bien que ce que je me rappelle, et je n’ai de l’esprit que dans mes souvenirs. De tout ce qu’on dit, de tout ce qu’on fait, de tout ce qui se passe en ma présence, je ne sens rien, je ne pénètre rien. Le signe extérieur est tout ce qui me frappe. Mais ensuite tout cela me revient : je me rappelle le lieu, le temps, le ton, le regard, le geste, la circonstance ; rien ne m’échappe. »

Le présent devient le lieu d’un pur décalage. Ou plutôt, le présent est synthétisé comme pur présent : cet atome du maintenant, qui est toujours à la fois trop riche et trop pauvre, à la fois trop complexe et insatisfaisant. D’un mot : un présent sans présence. Un point. Par essence insaisissable. T’es où ? Tu fais quoi ? L’impression qu’un mensonge s’invite à chaque fois qu’on tente de répondre à ces questions.

La dimension temporelle où peut alors tenter de se réconcilier le sujet dépossédé de son temps, ce n’est pas le futur, avec sa fausse monnaie de progrès et d’espoir. C’est le passé. Rousseau le dit sans détour : ce dont le présent le privait, c’est dans la mémoire que tout cela lui revient. Le décalage se résorbe dans le souvenir, qui devient le seul lieu de la présence. Pour rattraper le temps, il faut le laisser couler – et se retourner. Ruse moderne, contre-magie. Ce n’est peut-être pas tout à fait par hasard si la cathédrale de la littérature moderne, A la recherche du temps perdu, est bâtie entièrement sur cet effet. L’instant présent, installé dans son décalage perpétuel, c’est « une toupie prismatique qui tourne trop vite et semble grise ». Et l’effort pour « revenir sur le passé » qui consiste « à ralentir, à suspendre le mouvement perpétuel où nous sommes entraînés », c’est le contre-sort grâce auquel « peu à peu nous revoyons apparaître, juxtaposées, mais entièrement distinctes les unes des autres, les teintes » d’abord plombées par le modernus, par l’altération moderne du temps [1]. Les sept tomes de la Recherche, c’est probablement la plus longue formule magique jamais prononcée, elle qui place en sa dernière partie l’expression rituelle, orphique : « la vraie vie, la vie enfin découverte… ».

Ce qui compte pour nous ici, c’est que dans ce système moderne de magie et de contre-magie, d’opérations de capture du présent et de contre-coups dans la mémoire, le temps lui-même n’était jamais vraiment ce sur quoi se concentrait l’attention. Plutôt qu’objet d’attention, il était lieu de mémoire : absent au présent, il n’est rappelé qu’au passé.

On commence peut-être alors à voir quelle ligne est déplacée, dans cette bataille qu’est la modernité, lorsque le temps devient pour lui-même objet de l’attention, lorsqu’il retrouve une présence, lorsqu’il nous requiert, minute après minute, comme ce qui fait événement. La toupie ne tourne plus si rond. Ses ratés laissent entrevoir d’étranges choses.

« Vous allez me paraître con, mais à vous voir, comme ça, avec votre vélo, je me suis dit : c’est grave ce qui nous arrive. »

Tout cela reste flou. L’exercice s’interrompt. S’il opère, ses conclusions se tirent hors de lui.

Aclin

[1Ces citations sont taillées à la suite dans une seule phrase du premier tome.

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