Monowheel : Quelques marches pour prolonger celles de la rue Becquerel

[exercices d’interruption de la communication]

paru dans lundimatin#254, le 14 septembre 2020

A attendre en haut des escaliers de la rue Becquerel, qui est campée sur les pentes de Montmartre, on ne peut manquer d’observer qu’au moment où ils gravissent les dernières marches, les passants sont saisis d’un étrange étonnement : les voilà essoufflés.

Un léger vertige sur l’état de leur santé est rapidement dissipé par le regard jeté sur une pente plutôt abrupte – ça monte. Là où n’importe quel randonneur aurait d’emblée saisi l’effort que celle-ci représente, le citadin, qui se déplaçait mentalement dans le plan de sa journée, n’en prend conscience qu’après coup – lorsque son souffle devient court.

De la part de ceux qui viennent d’essayer un modèle de monowheel, une remarque se fait régulièrement entendre : c’est difficile. La plupart du temps, il faut entendre par là que la première fois ils ont failli en tomber. Désormais, ils ne les voient plus du même œil. Ils témoignent même d’un certain respect à l’égard de ceux qui pratiquent la chose.

Qui s’est déjà étonné, la première fois qu’il a enfourché une bicyclette, de ne pas être aussitôt devenu cycliste ? pour ensuite se surprendre à regarder avec considération ceux qu’il lui arrive de croiser dans la rue ?

Le monowheel semble tracer un champ où l’homme existe comme embout universel, comme un vivant capable de s’emmancher a priori sur n’importe quelle situation. Les procédures d’accès qui définissent le réel y sont effacées. Autrement dit, il est moins question, en profondeur, d’apprentissage, de formation ou de préparation, et toujours plus, en surface, d’adopter les gestes utiles et d’intégrer un temps les bons réflexes. Ce qui était médiat est déporté vers l’immédiat, et dans ce champ, les médiations elles-mêmes, comme d’aller chercher un chausse-pied pour enfiler une chaussure, deviennent de simples clips. On se clipse sur ceci ou cela.

On retrouve, par ce côté, la faillite de la notion d’expérience dans les temps modernes : le privilège qu’ont certains d’accéder à tout, se paie de la garantie de ressortir intact de toutes ces situations. Un clip, on ne peut pas vraiment en faire l’expérience, on ne peut que l’utiliser. Car ça ne laisse guère de marques. C’est aussi pourquoi on remarque que tout le monde, monowheel ou pas, cherche tant à se casser la gueule.

Si le relevé théorique du champ de la perte de l’expérience suit plus ou moins les contours du nihilisme européen, dont la silhouette commence à être bien connue, les phénomènes qui peuplent ce champ, eux, réclament encore notre attention. Parce qu’ils n’ont pas encore tout dit de leur puissance, de leur possible. Quelque chose en moi incline même plutôt à penser qu’ils commencent tout juste à bavarder, à nous couper la parole, à dire. Pourquoi maintenant ? Ils ont leurs raisons. On les pressent. On ne les devine sûrement pas encore.

Je nomme, pour les besoins de l’exercice, « phénomène de relais », un état de chose qui, avec ses moyens propres, entretient et alimente une certaine économie de présence, c’est-à-dire la manière dont la réalité s’impose à nous à un instant et à un endroit donnés. Par exemple, le monowheel prend le relais de l’effacement des marches de la rue Becquerel en gommant activement l’expérience générale des médiations, et cela avec ses moyens propres (principalement l’image truquée d’une fluidité sans accroc, où le point d’équilibre est donné et jamais négocié). Un même volume de présence se poursuit à travers des choses et des agencements de choses qui n’ont rien en commun. Ces différences font le grain de cette réalité, en relancent la crédibilité.

Suivre le réseau de ces relais, c’est se donner les moyens de se rentre attentif à. (L’erreur serait peut-être de penser qu’on peut anticiper ce à quoi l’attention nous conduit.)

La pensée la plus commune chez l’utilisateur qui a grandi au milieu de nos objets est qu’il lui suffit de se clipser sur la réalité. Ce qui règle le rapport à ce qui nous entoure n’est pas l’apprentissage, mais la disponibilité. Cela, on l’a souvent dit. Mais il faut encore remarquer que l’informatique est la première technique construite de part en part sur cette illusion. Des opérations, dont seul un petit nombre pénètre la complexité, se cachent dans des processus miniatures et se livrent à travers une interface où tout est fait pour qu’elle se réduise à une simple face : la surface sans dessous de l’expérience utilisateur (UX, User eXperience). De ce dernier, il est systématiquement postulé qu’il demeure parfaitement étranger à ce qu’il manipule. Cet axiome n’est pas la première marche de l’escalier d’une technique se voulant accessible, mais la platitude définitive à laquelle elle condamne ses visiteurs. Toutes les évolutions vont dans le sens de cet aplanissement, que les ingénieures préfèrent nommer fluidité. Y voir l’image d’une technique « démocratique » ne présage rien de bon pour le mot de démocratie.

L’informatique offre le spectacle d’une technique où un peuple immense et assidu d’apprentis (une moyenne de quatre heures par jour à manipuler un appareil, dit une statistique française) voit ses usages évoluer dans le sens d’une régression. Pour ne donner que deux jalons évidents de cette régression : l’invention des « interfaces graphiques » dans les années 70, et la domination symbolique de Mac sur Windows. Mac, c’est le beau boîtier blanc immaculé qu’on ne peut quasiment ouvrir que par effraction. C’est la boîte noire où sont enfermées les médiations et qui nous condamne au point de vue le plus pauvre qu’on puisse avoir sur un objet technique : pas même celui d’un sujet spectateur, mais bien d’un agent extérieur. Notre inaptitude crasse à entrer dans un rapport apaisé avec les appareils qui calculent l’information, ne vient pas seulement du fait qu’ils courent toujours vers plus de nouveauté quand nous filons tous fatalement vers le troisième âge. Ce n’est pas qu’une question de vitesse et d’écart croissant dans la vitesse. Cette inaptitude chronique s’enracine d’abord dans la situation fondamentale qui est la nôtre avec les computers : celle de l’agent extérieur. Nous sommes bloqués en dehors du processus. Tout fait écran. Qui travaille avec un ordinateur est presque toujours coincé au sous-sol d’une usine dont il n’aperçoit pas même le premier piston. Ici comme ailleurs, l’injonction à s’adapter provient du fait qu’un vivant ne peut pas s’adapter au type d’environnement ainsi constitué. On ne peut qu’y réagir, avec un cran de retard. C’est peut-être pour ça qu’on entend toujours il faut s’adapter, et jamais belle adaptation !

Sur nos escaliers prolongés, on peut empiler quatre thèses (ou bien s’arrêter là) :

1/ La déréalisation des médiations, bien loin de reposer sur leur disparition réelle, va de pair avec leur réplication incalculable en un environnement de plus en plus difficile à appréhender. Autrement dit, la déréalisation subjective va de pair avec une prolifération objective.

2/ Un phénomène commence à proliférer quand on ne possède plus la catégorie adéquate pour le maîtriser et le réguler.

Corollaire : la catégorie de médiation s’évapore de nos esprits d’un même mouvement qui resserre le réseau technologico-administratif tenant nos corps.

Par exemple : les Institutions défaites prolifèrent en instituts, l’ancienne pesanteur administrative prend des allures d’enfer procédurier, et chaque fois qu’un bureau ferme une petite voix nous murmure simplifiez-vous la vie. Si on a peine à la croire, on a également peine à s’en défaire.

3/ La technologie est le nom de la technique quand elle se cache, efface ses médiations et les multiplie dans l’angle mort de nos consciences.

4/ De la cybernétique, vocable qui a flotté sur la seconde moitié du XXe siècle pour finalement se perdre, il faut dire : si le nom s’est perdu, c’est que la chose est partout.

Nous voilà de nouveau en haut des marches de la rue Becquerel.

Si l’exercice exerce, les pas y sonnent différemment.

Peut-être qu’il reste encore du mauvais côté de la pente ; qu’il attend un pendant.

Aclin

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