Un hiver sous la glace

[exercices d’interruption de la communication]

paru dans lundimatin#268, le 21 décembre 2020

Il y a deux ans, au même moment de l’hiver, Aclin sortait d’une méchante addiction aux écrans, et aux jeux qui les animent. Il en reste ce petit film, réalisé comme une purge, conservé comme une trace.

Quand on a basculé dans un jeu vidéo, le moment le plus émouvant, ce sont ces courts instants où on sort la tête de l’eau, pour happer un paquet de chips, une goulée de bière, vider ses entrailles ou ajouter au tas de linge sale. Le réel qui vient alors vous frôler est comme mis à nu, sans gaine, exténué et indéniable. Ont été balayées toutes les représentations qui nous y préparaient, celles qui l’apprêtaient à notre consommation, lui prêtaient une épaisseur et des arrières-plans, l’éclairaient à la boussole de notre intérêt. On s’y trouve sans s’y retrouver. Dans cet état, les quelques êtres qu’on croise ont la fragilité émouvante et la dureté définitive du verre ; leur présence est grossie sans qu’on parvienne à y trouver aucune prise. Impression affolante et paradoxale, affolante car paradoxale, que de voir tout un monde s’éloigner dans le rétroviseur et l’entendre, pourtant, à intervalles réguliers, frapper au carreau.

Tout cela, Aclin l’avait un peu oublié. Si ça remonte à la surface, et ce film avec, c’est qu’à mesure que cette fin d’année se précise, un nouveau sentiment d’irréalité fait son chemin. Ce n’est pas, comme dans le cas de l’addiction aux jeux vidéo, que le monde nous inflige une troublante présence lorsqu’on sort la tête des écrans. C’est plutôt que les choses s’organisent pour qu’il nous inflige tout sauf sa présence. Inquiétant numéro que cet arraisonnement économico-sanitaire tenant dans sa gueule, intact, le chapelet des jours de la consommation rituelle. Et l’ordre policier qui veille bien violemment à ce que rien ne dépasse. On a beau ne pas croire les publicités, Noël devient plus que jamais féérique – frappé d’irréalité.

Cette video en acquiert peut-être une lisibilité nouvelle, tend un index vers notre présent. Plutôt que d’ajouter aux constats sur l’installation vitesse 5G du télé-monde, ces quatorze minutes proposent, tête en bas, l’exercice suivant : c’est depuis l’intérieur labyrinthique d’un jeu vidéo (en l’occurrence Dark Souls) qu’est donnée à expérimenter l’égalisation possible de la présence et de la représentation, du monde et des images – et leur différence, irréductible tout autant que jamais acquise. Ce que vise cette bande d’images et de son, c’est l’infime accroc d’une présence lorsque le film s’arrête, l’enrayage de la lecture automatique de YouTube. Presque rien, diront certains ; une interruption, diront d’autres.

Dans une anfractuosité du monde de Dark Souls, un livre est caché. Sur sa tranche, on peut lire l’inscription suivante : Le désir de vivre. Comme un indice secret glissé là par un·e des concepteur·trice·s du jeu, et qui renvoie le ou la joueur·se à son propre point d’interrogation. Il sert de titre à ce film.

Aclin

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