Saboter l’overdose

Vomir de Simon Arbez
[Bonnes Feuilles]

paru dans lundimatin#353, le 3 octobre 2022

Ce lundi 3 Octobre, la collection du Seum des éditions du Sabot s’agrandit à l’occasion de la publication du premier livre de Simon Arbez.
Vomir, c’est le récit de ce qui vient juste après un cocktail sur-dosé.
C’est un texte brut, saccadé et hyper-lucide, où réflexions sur l’amitié, l’hôpital, les dépendances et la politique se déploient sur fond de dialyse et d’hépatite aiguë.
Vomir, c’est à la fois un trip, un témoignage, un essai et une tentative de survie.
Histoire de vous en donner un avant-goût, en voici quelques extraits, et d’ici la semaine prochaine, prenez bien soin de vous.

JOUR 1

J’ai erré et vomi quatre jours et quatre nuits avant de trouver la force d’aller m’effondrer aux urgences. Fanny a dit que j’étais pas loin de l’arrêt cardiaque, elle m’a mis sous perfusion pour me réhydrater, j’étais tout sec. Rien gardé depuis la "fête". Fanny a enfoncé une sonde à l’intérieur de mon sexe pour relier ma vessie à un tuyau en plastique. Elle a dit « Respirez, c’est pas grave si je vous stimule et que vous bandez, on a l’habitude ». J’en étais pas vraiment là dans mes considérations. Entre autres choses, les résidus de ma masculinité généraient un sentiment de complète profanation. Terreur phallique de base. Je suis tombé amoureux direct de Fanny, quelle douceur au milieu du chaos ! Quel professionnalisme. J’ai envie de croire qu’il s’est passé un truc réciproque à ce moment-là. Une intensité certaine dans les regards en tout cas. Quel boulot. Quand tout ça sera fini, je l’inviterai à boire un cocktail sans alcool. C’est pas si mal comme début de relation. Ça nous évitera les pudeurs habituelles.

Les premières heures sont confuses. « Ça fait combien de temps que vous avez pas uriné ? » Merde je sais plus. J’étais pas concentré là-dessus, aucune idée. J’avais plutôt tenté de déféquer sans succès les jours précédents, mais tout sortait par en haut donc je me disais normal. Je sens qu’ils paniquent autour de moi « il a 950 de créatinine ». Je suis paumé total et je panique. J’entends passer « greffe de foie », « ça te va qu’on échange de pause ? À 11h30 y’a mon mec qui passe. » Et aussi « wesh ils sont graves les patients aujourd’hui ».

Elle vient me parler pour mettre un peu d’ordre. « Bonjour je suis Fanny. Vos reins ne fonctionnent plus, votre foie est gravement endommagé. On va vous emmener en réanimation. » Le mot résonne dans ma tête. Depuis des mois de Covid-19 on en entend parler de la réanimation, ça sonne comme une menace mise à exécution. Mon père est là, ma mère arrive en panique depuis la Normandie – ça fait déjà plusieurs heures que je suis étalé dans la Vip Room des urgences – elle a des yeux que je ne lui connais pas, exorbités. Je réunis toute l’énergie dont je dispose pour sourire. « Coucou maman, t’inquiète – c’est la formule consacrée –, dis-toi que là tout de suite je vais mieux que toi ».

La réanimation est un service de luxe. Une chambre par personne, télé gratis. Tout est complètement stérilisé, plus propre que Monsieur Propre. J’y arrive au terme d’un rallye dans les couloirs de l’hôpital, accompagné par Fanny et brancardier-Schumacher qui me laissent entre de bonnes mains. Immédiatement, cinq jeunes femmes entre vingt-cinq et trente ans m’entourent et me parlent, m’examinent, me tripotent, me rassurent, me font des blagues.

Embrumé par le délsir je crois monter plus haut que l’étage de la réa, je crois que c’est le ciel et que voici ma récompense. Je suis un kamikaze de la techno, j’ai mené le djihad du caisson et voilà la paix !
« On va vous poser un cathéter pour faciliter les prises de sang, on commence par une petite anesthésie locale. Ça vous dit de mettre un peu de musique sur votre téléphone pour vous décontracter ? » Je mets Roudoudou – Peace and Tranquility to Earth. Chef-d’œuvre de simplicité. Il paraît que le type a vécu dans la galère pendant dix ans avant de toucher les droits de sa chanson, qui lui avaient été piqués pour des génériques de télé et de radio. Je pense furtivement à l’album génial que je sortirai un jour et je me dis qu’en plus d’une paire d’enceintes je garderai un peu de fric sur mon prêt étudiant pour me payer un avocat, au cas où.

Pour l’instant il faut survivre. On m’aide à rationaliser. « Vous êtes complètement déshydraté. Votre fonction rénale est à plat. On attend de voir si vous pissez dans les heures qui viennent, sinon on sera obligé de vous dialyser. Les drogues que vous avez ingérées ont aussi endommagé le foie, vous faites une hépatite aiguë. On va faire entrer vos parents. Vous êtes majeur vous avez le choix, est-ce qu’on peut parler ouvertement avec eux de ce qui s’est passé ? » Je leur dis que oui bien sûr on n’en n’est plus là, sauf pour l’héro le dites pas à ma mère ! Surprenante pudeur dans le détail. Peut-être qu’il faut conserver un garde-fou, un palier, ne pas avouer que c’est le fond.

On se touche, on se rassure mutuellement, chacun de nous trois essayant de garder la tête plus froide que les autres. Rapidement on est fixés, le médecin entre. Une femme d’une cinquantaine d’années, que je dirais Iranienne, au regard profond, sérieux et fiable. Je lui voue immédiatement un respect démesuré, et m’accroche à chacune des ondes acoustiques qui émanent de sa bouche. Le verdict tombe sans délibération, sans qu’on m’ait déclaré mes droits ni proposé un avocat – la médecine n’est pas un régime démocratique, j’y reviendrai. Chef d’inculpation : nécrose tubulaire aiguë. Peine : trois à six semaines. Les reins ne fonctionnent plus du tout mais ils devraient repartir d’eux-mêmes, c’est ce qu’il se passe dans la plupart des cas.

Il faudra s’habituer à ces « presque toujours », ces horizons funestes que laissent constamment planer les médecins, pesant chaque mot, la mort rodant toujours dans les ombres de leurs déclarations. « Le foie on attend de voir, on fait un bilan demain matin ». Plus tard j’apprendrai qu’à ce stade les médecins avaient parlé de greffe à mes parents, sans l’évoquer devant moi.

C’est une interne qui entre à son tour pour me dialyser. Elle semble avoir mon âge, elle m’impressionne et me plaît immédiatement. Des traits fins, des yeux verts magnifiques au-dessus du masque chirurgical. Des gestes précis, rapides et sûrs dans cette combinaison high-tech et encombrante, de mise dans le bloc stérile.

« Bonjour je suis XXX, l’interne de garde ce soir. Je vais vous poser un cathéter fémoral. »

C’est déstabilisant ce formalisme avec lequel elle s’adresse à moi. Je me dis que dans des circonstances différentes on aurait pu se sourire, se démasquer. On aurait pu se rencontrer autour d’un verre dans un bar à Ménilmontant, elle ayant un peu dévié de sa rive gauche – elle a la bourgeoisie dans les yeux – et moi m’étant fait traîner à contrecœur depuis notre île par Nadjim qui est en week-end le mardi soir et a décrété qu’on devait s’aligner sur lui. On se serait tutoyé, elle aurait dit « j’finis médecine », j’aurais dis « j’finis mon gramme ».

Elle dit quand même « Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? ». C’est une question qui reviendra souvent, quasiment à chaque contact avec un nouveau soignant, et me mettra à chaque fois dans la même merde. L’erreur est de l’entendre littéralement, alors que ce qu’elle formule en réalité c’est « quelle place occupez-vous dans la production sociale ? »

J’ai envie de lui dire la commune ! Que je persiste dans mon être. Que je vis avec des métaphysiciens qui conjurent le chaos, des guerriers sans visages qui creusent des tunnels et des brèches autour du monde, préparent l’apocalypse en essayant de la précipiter. Que je suis musicien stratège, zonard de formation. Que je-on gratte les bourses des facs pour préparer des grands banquets auxquels tout le monde est invité. Que je-on visite les porosités des mondes visibles et invisibles, des mondes plus ou moins légaux.
Je dis « J’essaie de m’organiser. » Tu parles ! Le type est déjà complètement désorganisé du foie et des deux reins. Je crois lire dans son regard une certaine circonspection. « Encore un branleur paumé qui rêve sa vie en Merco. Il a même l’air de se trouver intéressant » semble-t-elle penser. La réalité se situe certainement quelque part entre ces deux points de vue.


JOUR 2 À 21

La drogue est un mensonge magnifique. Dans l’adversité, l’issue la plus proche et la moins salutaire. Le meilleur du pire de l’empire du divertissement. La marchandise parfaite. Walt Disney World dans les marges. C’est la domination qui nous masse. Le capitalisme qui nous masturbe. Et moi qui jouit tranquillement.

Ambiance plus relâchée, plus sobre. Fenêtre bloquée, rideau cassé, lumières qui clignotent ambiance stroboscope. Je constate, comme j’ai déjà pu le constater, qu’il existe une gamme de couleurs caractéristique des lieux officiels du soin, de l’éducation et du bien-être, qui produit le sentiment exactement inverse de celui qu’elle est censée provoquer. Les hôpitaux, les crèches, les maternelles et les centres d’addictologie ont en commun d’être recouverts de ces verts pastels, de ces oranges mornes choisis par des esprits maléfiques en burn-out qui ne savent plus comment déguiser l’ennui. Green-washing de la dépression chronique de l’époque révélant la sensibilité défaillante d’un système de soin nécrophobe.

Il y a la drogue en pente douce. L’anesthésie quotidienne. L’alcool, les benzodiazépines et les cigarettes qui adoucissent juste ce qu’il faut l’obscurité pour pouvoir s’endormir. Et puis il y a les pentes plus dures : les marathons. Les week-ends sans fin que les stimulants transforment en semaines où les jours sont des nuits les nuits des années où les poudres sont blanches les cailloux transparents qui s’enchaînent sans qu’on ne les distingue plus et encore et encore et boom boom la techno on ne danse plus c’est l’after de l’after chez des inconnus ils sont débiles je les supporte pas mais ils ont de la coke et encore deux ou trois phrases à articuler et puis quelques syllabes et puis plus rien du tout plus d’endurance fatigué au bout du corps je rampe je vomis je m’écroule et puis plus jamais ça j’le jure cette fois j’ai compris tu parles mon cul.

Des amis sont remontés du plateau de Millevaches pour me voir. « Monsieur Simon, de la visite pour vous ». Trop mignons tous les quatre, qui entrent dans ma chambre en marchant sur des œufs. On parle beaucoup, ça fait longtemps que j’avais pas autant parlé. J’ai du mal à suivre, je me perds un peu. Eux : le squat, le potager, le bébé de C. et T. qui vient de naître, le mouvement contre les violences policières. Moi : la quête permanente des intensités et ses écueils, qu’on ne prête pas assez attention à la magie de notre organisme quand il fonctionne, qu’on devrait s’émerveiller de tous les pipis. Suite à ça je les vois tous, l’un après l’autre, aller pisser solennellement, le regard grave. Trop mignons. Avant de partir, H conclut : « Faudra le dire à Deleuze, le corps sans organe, ça marche pas ! »

À l’aridité de l’existence métropolitaine répond la recherche frénétique de l’intensité. Dans sa forme la moins créative : l’extase. Une fête, une émeute ont conjuré le néant. On cherche à entretenir un feu à partir d’étincelles trop rares, jusqu’à la pire des parodies. Tout comme la publicité qui ne vend que l’intensification de l’existence, la drogue parle le langage du vide. Elle le chante.
Comment sauver l’intensité ? Comment reconstruire des ivresses authentiques, qui vaillent la peine qu’on se batte pour les défendre ?

L’hôpital est un dispositif qui génère son propre communisme. Entre patients on se regarde, on se reconnaît. Sauf ceux qui ne voient plus, dont l’esprit divague. Pour des raisons différentes nous partageons une situation commune qui efface temporairement toutes nos autres appartenances. Nul compte en banque ne permet d’éviter les petites humiliations quotidiennes. On chie dans les bassines, on avale ce qu’on nous prescrit, on méprise les médecins qui nous parlent comme à des enfants passifs, on peste contre leur protocole. Prends garde monsieur, nos corps sont avachis mais nos âmes se redressent !


Je suis paralysé du cou pour deux ou trois jours. J’attends une heure encore que le brancardier arrive pour me remonter.

C’est la dialectique autonomie-dépendance qui opère dans le corps comme dans la lutte.

J’ai beaucoup d’absences. Tout à l’heure après avoir mangé je suis allé dans la salle de bain pour me laver les mains. J’ai bien mis deux minutes à me rendre compte que je me lavais les dents.

On ne nous implique pas du tout dans le processus de guérison. On pourrait rester allongé sans rien dire à espérer guérir. Le dispositif hospitalier est complètement infantilisant. On nous donne des cachets sans prendre la peine de nous dire de quoi il s’agit. Il arrive même que quelqu’un entre et vous pique sans vous expliquer pourquoi. Je saoule les médecins avec mille questions que je consigne dans mon cahier pour ne pas les oublier, les pensées étant tellement fuyantes ces temps-ci. Je veux tout comprendre, j’essaie d’avoir le plus possible de maîtrise sur la situation et les médecins n’aiment pas ça.

L’addictologue de l’hôpital passe. Elle me regarde gravement derrière ses grandes lunettes carrées et son masque. Une voix qui se veut douce et rassurante qui me parle comme à une brebis égarée. « Comment ça va ? » « Ça va oh ! » Elle m’invite à poser des questions. C’est bien la seule, alors pourquoi pas, mais je la préviens : si je commence à poser des questions je peux devenir chiant. Est-ce qu’elle a des réponses déjà ?

– Posez toutes les questions que vous voulez
– Qu’est-ce qui caractérise spécifiquement une drogue ? C’est quoi l’addiction ? Le cerveau est une machine psycho-stimulée par tous les détails du monde. Il sécrète des endorphines au contact de n’importe quel plaisir. L’amour, le sucre, l’aventure, une tasse de café au réveil, le chant des oiseaux sur le lac du Chamet, le regard de Loretta qui comprend tout. Toutes ces substances meuvent en moi des neurotransmetteurs. Décharge d’adrénaline, libération de sérotonine. Je crois qu’il est impossible de trouver une "ontologie" des drogues du point de vue de la psycho-activité. On pourrait dire que la drogue est essentiellement un agencement juridique, sémantique et répressif situé dans une structure sociale déterminée. Il y a des gens qui retrouvent Cyril Hanouna tous les soirs comme on ouvre une bière. Si on prend l’exemple d’une rupture amoureuse, le sentiment de manque n’est-il pas complètement caractéristique d’une drogue ? On pourrait dire que l’addiction c’est l’ensemble des habitudes, des affections dont quelqu’un a besoin pour tenir debout – mis à part les nécessités vitales, manger boire dormir. En quoi suis-je plus un drogué qu’un autre ?
– Vous voyez bien dans quel état vous vous retrouvez. Les drogues sont les produits qui affectent de façon nocive et directe votre vie psychique et votre organisme.

Super.

Simon Arbez

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