L’objet, vu de dos

[exercices d’interruption de la communication]

paru dans lundimatin#251, le 27 août 2020

Un intérieur dominé par le noir absorbant finit par rendre davantage sensible la privation de couleur que la couleur. Une noirceur. Dans certains intérieurs, elle est au service tant d’une image du luxe que de l’occultation des détails qui contredisent cette prétention. Dans les hôtels de ce genre, le superbe caisson vitré de la douche est collé à la cabine des toilettes et économise une pièce, le bar au-dessus duquel se balance des ampoules grosses comme des bocaux à poisson rouge fait l’accueil et les brosses à dent se paient au distributeur du sixième étage.

Le noir absorbant est évidemment la couleur de la toute première marche du luxe, celle bien connue où la poussière se cache sous les tapis. Ce qui est davantage étonnant, c’est que le plus souvent on ne le reconnaisse pas comme tel. Au pays du luxe, où règne l’impératif d’exposition, l’occultation était perçue comme l’ombre portée du mauvais-goût, de justesse écarté avant la fête. (La retenue, tout autre, est une ruse de l’exposition qui donne à voir tout ce que l’on retient – une manière d’exposer le potentiel en plus du réel.) Et le noir absorbant, lui, épate. Il n’y a pas là simplement le signe de sa relative nouveauté et du plaisir pris à cette nouveauté.

Nous sommes tellement habitués à ce que les choses détournent de nous leur face que c’est désormais par ce côté qu’elles entreprennent de nous séduire. Nos jugements intuitifs sont piétinés par nos appareils, notre sens de la perspective démoli par des bâtiments pensés du point de vue du drone, les panneaux urbains et les échangeurs nous apprennent à aller à droite lorsque l’on veut aller à gauche. Du bout des doigts, on sollicite l’aumône d’un robinet au capteur récalcitrant, on fait un signe lointain au point rouge en haut de la porte fermée. On est heureux de parvenir à attester son identité à un système informatique qui hier s’était fermé comme une huître devant les mêmes informations. La chose est de moins en moins ob-jet, de moins en moins ce vis-à-vis sur lequel nous avions prise et jugement.

Le noir absorbant a appris de ce nouvel état des choses. La motivation est économique, mais elle vient déceler une étrange brèche ontologique. Ce demi luxe tire des traites sur le démantèlement de la structure d’objet. Ce qui faisait face (ob-jet) de plus en plus se dérobe, et nos intérieurs s’installent dans cet angle mort. Nous sommes alors ravis de cette disparition pour une fois si élégante des choses, de leur manière soudainement impeccable de nous tourner le dos, de faire avec tant d’élégance un écran sans pli à toute estimation possible.

Le luxe de notre temps est parcouru par ce frisson d’or noir. La retenue de mise se convertit peu à peu en une misère réelle – et la marchandise de haut vol dans son décharnement étudié où s’imprime discret et immanquable le fétiche de la marque semble dire, je ne suis rien et c’est infiniment plus que toi.

{}Par-delà les illusions lucratives, ce qui s’annonce ainsi, c’est le surcroît de présence des choses sur l’utilité ou l’esthétique qui longtemps l’ont rendue transitive à nos besoins (selon la configuration humaniste objet-sujet).
« Les marchandises diraient, si elles pouvaient parler : notre valeur d’usage peut bien intéresser l’homme ; pour nous, en tant qu’objets, nous nous en moquons bien. » (Marx). Apprenons à les faire parler.

Aclin

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