Le 14 juin 2016 est une date

« pour exister en tant que sujet, chacun est sommé de dire la vérité sur lui-même »

paru dans lundimatin#66, le 22 juin 2016

le 14 juin 2016 est une date / et un poème honnête / se doit de documenter l’histoire du présent / quand elle surgit / là / un événement / quelque chose s’est ouvert / nous avons bu ce jour une émeute / millésimée / un graffiti délicatement posé sur un mur / disait déjà en cours de route / vers la fin du maintien de l’ordre / « élue manif de l’année »

La vérité est toujours indexée à une expérience sensible. L’expérience, le fait d’un monde : une pluralité de mondes. Ces mondes sont toujours remplis d’intermédiaire entre le sujet et celui-ci. Si bien que le monde n’est jamais accessible en soi mais toujours au travers d’intermédiaires. Pour certains, des êtres surnaturels peuplent les vents, la terre, ses grains et les sexes ; pour d’autres, ce sont des cellules, des dynamiques biologiques et des influx nerveux, pour d’autres encore une puissance transcendante détermine le plan dans lequel chacun agit, économie ou Dieu. Les mondes sont peuplés d’intermédiaires qui permettent de s’adresser à celui-ci comme une totalité et, par là même, de se vivre sujet agissant dans le monde. Principe du fétiche.

pas le temps de niaiser / c’est d’ici le 14 juin / que nos mondes / ont opéré une percée / HISTORIQUE

Ainsi l’expérience que je fais de la manifestation, lorsque je n’y suis pas, est celle que les intermédiaires du monde me donnent. La question des intermédiaires est celle des forces capables d’articuler des évidences, des énoncés sur le réel à des actions, des pratiques, des gestes. En effet, le vrai est ce qu’on dit d’un évènement. Ce qu’on dit d’un évènement est toujours un rapport de force entre différents intermédiaires.

la bienveillance et l’amour / l’amitié et la joie / que procure la fierté et l’audace / l’ivresse et le ravissement / de se tenir ensemble / là en mouvement / contre eux / notre capacité à désormais respirer ensemble / en équipes / en équipes d’équipes / conglomérat hétérogène

La « communication » est ce secteur productif du capitalisme qui naît de l’abîme toujours plus grand entre l’expérience que peut faire le sujet d’un monde dans lequel, paradoxalement, toute expérience est celle d’un sujet détaché des mondes. En d’autres termes : à la naissance de la communication comme contenu de connaissance regroupant différents savoirs, coïncide la perte du sujet dans le monde. L’étrangeté incommensurable que le sujet entretient avec les « évènements » du monde grandit à mesure que le monde se passe toujours plus du sujet.

cortège de tête est ce qui / à PARIS personnifie notre monde / une banderole renforcée / qui tient ensemble toutes nos banderoles renforcées / si PARIS s’écrit en grand / c’est parce que ce jour / 14 JUIN / persévère à se conjuguer au présent / s’écrit en GRAND / continue de vivre

La période dans laquelle la communication s’affirme indispensable à toute institution voulant opérer dans le monde, coïncide avec l’affaissement de ces forces intermédiaires qui faisaient offices de lien entre les hommes et leurs mondes ; les forces surnaturelles, les dieux, les superstitions cèdent la place à de nouvelles autorités. Entre 1880 et 1920 s’opère donc un tournant anthropologique dans la démocratie : L’Opinion Publique devient le sujet abstrait et sans monde par lequel toutes les vérités doivent transiter, adhérer ou refluer. Le gouvernement devient ce qui conduit cet amas d’opinions.

cortège de tête / tu es la matérialisation / sous formes de ces milles ondes / qui portent une montée / élévation qui se propage / et qui produit ces nouveaux couloirs / ces variations sensibles / une nouvelle physique / de tout ces objets qui volent / et ces gestes réitérés / répertoire que nous faisons revivre à chaque fois

Consubstantielle aux démocraties, la bataille pour l’Opinion Publique est donc l’expérience principale par laquelle chacun passe. En même temps, la vérité se détache de ses fétiches, de ses magies et de ses anciennes autorités pour devenir ce flux dépendant de la nouvelle force intermédiaire entre les hommes et leur monde : la communication.

ma misère m’emmène en ballade / CORTEGE DE TÊTE/ j’emmène la misère en ballade

L’opération que mène la communication est donc de construire deux invariants postulés : l’individu et l’institution, et de nouer contact entre les deux via l’information. Derrière l’information se cache l’expérience individuelle du monde. La solitude de le voir tourner en toute indépendance, de se sentir interchangeable et impuissant. En vérité, l’information n’est utile qu’à un carré consubstantiel : celui qui lie Publicitaire, Consommateur, Police et Gouvernement. Tous ont en commun de gérer de l’information.

cortège de tête / désormais / tu les défonces TOUS

En occident, depuis plusieurs millénaires, il existe, entre vérité et subjectivité, un lien tenace, polymorphe, discontinu et pourtant transhistorique. De la naissance du christianisme à nos jours, pour exister en tant que sujet, chacun est sommé de dire la vérité sur lui-même. « Je suis » est en même temps affirmation existentielle et opération de véridiction. Chacun est le pasteur de son petit Moi cloisonné. Toute l’organisation politique du capitalisme repose sur la condition d’un « je suis ». La pastorale capitaliste, la conduite des conduites, a pour condition effective que chacun se reconnaisse dans ce qu’il est, et par là : sa propre différence.

14 JUIN / syndicalistes et jeunes déters chargent la police/ la CNE hurle comme depuis plusieurs mois sa solidarité avec les shegueys / une grand-mère tient un vélo et singe des chants d’oiseaux face aux gendarmes mobiles / tous en bloc acclament ces feux d’artifices qui virevoltent au-dessus des compagnies d’intervention / tout explose en cinquante morceaux étincelant / le cortège de tête est la machine de nos décentrements.

Aussi, il n’est guère étonnant que le premier geste systématique de tout débordement politique soit de pirater ce « je suis ». L’anonymat, la cagoule et la transe collective. Le cortège de tête n’est ni une somme d’individus ni la différenciation individuelle. Il est la possible organisation de l’abolition du « Je » et de « L’Autre ». PAR LA SOLIDARITÉ. Il n’est pas anodin que la solidarité soit pensée comme la principale force du cortège de tête. A tel point que la Préfecture de police s’en plaint officiellement sur son twitter. Et c’est au titre de cette même raison que tout rouage impérial est sans cesse sommé de se désolidariser. Des centrales syndicales aux classes politiciennes, la véritable césure devient celle-ci : solidaires et non-solidaires. Syndicalistes ou non, casseurs ou non, cagoulés ou non deviennent des dualismes d’un autre temps.

du bruit brouhahaha de la tête de cortège / cette basse continue / hypnotisante / galvanisante / ceux qui ont fait la bande son du mouvement / répondent / QLF

Le procédé cinématographique, pensé comme immanent, collant au réel et aux évènements, échouera systématiquement à capturer ce qui fait la force du cortège de tête : sa solidarité inédite. Voilà pourquoi toute vidéo, tout riot porn sur celui-ci est toujours décevant. L’expérience subjective du cortège de tête produit donc cette vérité : la solidarité transforme une masse en classe offensive. Car ce que l’on nomme conscience de classe n’est rien d’autre que la masse retrouvant une solidarité avec elle- même. Une masse non solidaire n’est qu’une foule, une solidarité sans matérialité, sans masse, n’est qu’une Opinion Publique

vérité timide / petits hululements mélodiques / AHOU / et la phonation se fait toujours / par expulsion de quelque chose / qui n’est pas du vide / les poumons de chacun / là où naît l’affect de véridicité / ces nuages blancs / les langues pourtant sèches / la foule d’amis qui s’étire / consiste ici

Le cortège de tête apparaît toujours plus comme une force intermédiaire entre le sujet et les mondes, transformant par là-même le monde. Ni Opinion Publique ni Foule, cette puissance échappe au jeu de la démocratie. Jeu qui consiste, d’une part, à transformer toute classe en un amas d’idée représenté par des votes - l’Opinion Publique - et d’autre part, à n’accepter les agrégats collectifs que comme des foules à gérer, circulant dans les différents dispositifs urbains : centres commerciaux, espaces publics, structures de loisirs, etc. Ces deux pôles : Foule et Opinion Publique suivent les lignes du privé et du public. La foule est la solitude collective propre au monde capitaliste

nous savons avec qui nous marchons / oui / mes regards sont remplis d’attention envers les miens / un éventail d’expressions / dans un canal étroit / là où s’accumulent ces expérimentations sans parole / une danse aigrie / l’intersection des intersections

Aussi, quiconque a vécu sensiblement la manifestation du 14 Juin comprend très bien l’abîme entre ce qu’en disent les forces intermédiaires, l’information, et ce que le sujet a expérimenté, une solidarité et une classe. Cet abîme, entre ce qui nous est narré et ce que l’on vit, est le même entre toute marchandise et l’expérience que l’on en fait. Le fétiche de la marchandise a ce propre qu’il ne communique avec aucuns mondes, contrairement à ce que nous informe toute publicité. C’est d’ailleurs l’opération de cette-dernière que de rattacher l’objet à un monde appropriable. Une sous-culture, un life-style, des valeurs.

tous / le même but / être là / pour aller là bas / faire barrage à ceux / qui tous / nous empêchent d’être là / inutile de les nommer / tout le monde les déteste

La marchandise sortie d’usine, fade et sans aucune qualité propre, ne recèle rien que la valeur. Elle est issue d’un mélange mondial de coercition, de force musculaire, de matière grise interchangeable et surtout pas le produit d’une force-de-vie.

on bouge ensemble / ça se ballade / indispensable pour se donner de la vivacité / maintenir nos liens au monde / une minute ici / dans le cortège de tête / est une journée qui se relance / je flotte / dans l’anti-naricissisme / des variations continues

Le monde dans les choses laisse place à un monde de choses. L’expérience sensible ne peut se faire qu’à travers la consommation, c’est-à-dire non pas seulement l’usage d’un objet mais l’expérience individuelle et solitaire de soi même dans la publicité. La communication ne fait que produire une fuite en avant entre l’expérience subjective et le nihilisme profond du monde. Un mode de gouvernement du lien entre les hommes et les choses, entre les hommes et l’expérience.

« agir en primitif » / « penser en stratège »

Il faut donc prendre toute opération de communication pour ce qu’elle est : une opération politique et métaphysique visant à tisser entre l’évènement et son expérience sensible, une vérité indexée aux impératifs propre à la reproduction des forces intermédiaires dominantes. « L’affaire de l’hôpital Necker » doit être lue ainsi. Il s’agit d’abord de jouer sur la désolidarisation. La désolidarisation est l’enjeu majeur pour le pouvoir. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’usage quasi obsédé des nasses et des lignes policières qui voudraient, à tout prix, compartimenter la manifestation. A mesure que grandit le cortège de tête grandit également l’obsession policière de la séparation. Il faut voir les opérations de communication ainsi et les traiter avec la même hostilité.

il y a bien plus de mondes / dans le ciel / et sur la terre / qu’en rêve l’anthropologie occidentale / la seule stratégie valable pour traduire l’expérience du cortège de tête / est de s’installer dans l’espace de l’équivoque / et de l’habiter / nous devons / TOUS / nous attacher à élaborer une parole / pont levis / entre ce qui est / et / ce que nous « sommes en train de dire » le 14 JUIN / toute expérience d’une autre pensée est une expérience de la nôtre

E.P Thompson, dans L’Économie morale de la foule anglaise au XVIIIe siècle, nous met en garde face au mot « émeute » : « ce simple mot de six lettres peut masquer ce que l’on pourrait décrire comme une vision convulsive de l’histoire populaire ». L’émeute serait toujours une convulsion sociale irrationnelle et sans objectifs stratégiques. En somme, l’émeute serait un fait social par manque de société.

ces derniers mois / une banderole renforcée du cortège de tête / disait : « nous sommes le peuple qui manque » / il s’agit juste d’ouvrir des portes / de les enfoncer au besoin / au delà du soucis de paraître / et de disparaître / un tumulte / le fil des heures qui passent / arrêt sans appel / bloc party / sauter / courir / danser / faire des tours / se rouler dans l’herbe à Invalides / parfois / les débordements / nous inquiètent aussi / paquet de boules de nerfs / se sentir transparent / sécable / nerveux / cortège de tête saisit les à priori de la conscience / les bris / toujours les objets qui volent / les chants / les cris / battent la mesure des secondes qui n’en sont plus / j’ai vécu une journée / dans deux heures / mon voisin a vécu un déplacement d’une année dans deux heures / si t’en parles encore aujourd’hui / tu comprends ce que je te dis

L’inclusif illimité du mot « société » est un piège. Il n’y a de société qu’à la condition d’en expulser toute trace de solidarité pour la remplacer par cette fameuse « solidarité organique ». Chacun devient alors solidaire individuellement, selon sa place dans la division sociale du travail. Ce qui est inclut de manière illimitée est le noyau de « la société » : l’individu seul, fragmenté et séparé de son monde. La société gravite sur elle-même, tournant en rond sur sa propre inclusivité. Tout est social, à la condition que cette totalité ne soit pas la somme des solidarités qui forment une classe et son partage du sensible qui forme son monde, mais la somme des solitudes classées, du sensible impartageable, publicitaire et marchand. Le cortège de tête sort de la société, pendant un fugace laps. Le fragile intervalle de quelques heures ressemble à tout sauf au temps linéaire et homogène du travail ou du loisir. On en voit toute la charge offensive. Car cette solidarité du cortège de tête, livrée à elle-même, ne se perdrait pas. Elle irait se livrer aux pires infamies qu’on puisse faire au pouvoir. Détruire ses marchandises, les regarder brûler, prendre des lieux de pouvoirs pour les destituer. Car la solidarité de classe du cortège de tête sait très bien localiser ses ennemies.

les alliances / ceux qui se battent / ceux qui scandent / ceux qui soignent / cortège de tête / notre peuplement / notre propagation / les bandes humaines / et animales / prolifèrent par contagion / par épidémie / sur les champs de batailles / et devant la catastrophe / j’attend / déjà / le retour / de la tête de cortège

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