Le Perpette Bar : une « expérience ludique et immersive » de la prison

(Nouvelles de la petite-bourgoisie qui s’ennuie)

paru dans lundimatin#426, le 29 avril 2024

En janvier 2024, au cœur du 2e arrondissement de Paris s’ouvre un nouveau bar « immersif » animé par un petit groupe de comédien.es : le Perpette Bar. Le concept est le suivant : pour une cinquantaine d’euros, vous enfilez un costume de prisonnier et passez 1h30 derrière les barreaux d’une prison « vintage » dans laquelle vous pouvez déguster des cocktails signatures ou des tapas et jouer le rôle d’un.e détenu.e.

Sur Instagram, une blogueuse en fait la joyeuse promotion lors d’une vidéo :

« Et si on allait se faire enfermer dans une prison ? Si vous êtes un peu barrés comme nous, vous pouvez faire cette expérience grâce au nouveau bar immersif : Perpette. Durant 1h30 vous vous retrouvez derrière les barreaux de cette prison haute sécurité au coeur de Paris. (…) Malgré la sévérité du directeur et l’ambiance lugubre, vous bénéficierez d’un banc de cellule plutôt confortable. Vous découvrirez aussi la solidarité entre prisonniers ainsi qu’avec le gardien de prison. (..) Finalement quand on arrive à se libérer, on regrette presque de devoir quitter les lieux »

Une dizaine de vidéos du même type, toutes plus enjouées les unes que les autres et réalisées par des promoteurs et promotrices via Instagram, circulent pour accompagner l’ouverture du Perpette Bar. Certaines mettent en lumière le côté « fun » de boire des cocktails en prison, d’autres insistent sur l’expérience d’enfermement « improbable », « insolite » et « inédite ». Sur ces vidéos, nous pouvons voir différentes « cellules » délimitées par des barreaux, dans un sous-sol aux murs en pierre et au plafond arrondi comme une ancienne cave à vin. De jeunes adultes vêtu.es de combinaisons orange trinquent dans des gobelets en métal, dégustent des mezzes sur un plateau de cantine ou posent devant un mur avec les unités de mesure imprimées pour le mug shot (la fameuse photographie d’identité judiciaire). Les lumières sont plutôt chaudes, l’ambiance presque intimiste et le sol en tomette plutôt sympathique. Les bancs sont « confortables » et « les tapas rendent l’expérience encore plus agréable ». « Comme un des gardes est un peu corrompu, il te ramène des cocktails et des tapas », nous explique une autre influenceuse dans sa vidéo. Un bloguer propose quant à lui, sur fond de musique inquiétante, une version virilisée de l’expérience : « je découvre mes co-détenus, de sacrés loubards qui font du blues et de la muscu, aujourd’hui c’est jour de fiesta à la prison, p’tit repas de seigneur et p’ti cocktail dans la cellule qui ne va pas tarder à être une cellule de dégrisement ».

Comme il est écrit sur le site web, « malgré » le décor de prison, le Perpette bar se prête à de nombreuses situations :

« Que ce soit pour une sortie entre amis ou en famille, pour célébrer un anniversaire ou un EVG/EVJF, pour un rendez-vous romantique ou toute autre occasion justifiant une immersion derrière les barreaux dans la contrebande des années 1960, Perpette est le cadre idéal pour une soirée singulière, mêlant une atmosphère à la fois intime et mémorable. »

La rhétorique marketing des promoteurs Instagram aussi bien que le concept du bar me sidèrent. Comment est-il possible, entendable, qu’un lieu comme la prison, puisse faire l’objet non-ironique d’une appropriation capitaliste pour distraire une clientèle bourgeoise parisienne ? La dimension scandaleuse résonne également chez mes proches qui eurent, à quelques exceptions près, le même type de réaction : « à quand une expérience immersive d’une traversée de la Méditerranée ? À quand une expérience immersive dans un camp de migrants tant qu’ils y sont ? ». Le « à quand » me semble pointer - à juste titre - les limites sans cesses franchies et repoussées de la bêtise et de l’indécence de l’industrie capitaliste du divertissement.

Un de mes premiers réflexes a été justement de voir comment le projet du Perpette bar avait été reçu par les internautes qui comme moi découvraient le bar via ces vidéos Instagram. Beaucoup de commentaires jugeaient cette expérience immorale, ridiculisaient la vacuité de l’existence des parisien.nes, ou se moquaient des passe-temps des blanc.hes ; ce qui me fit sourire et me soulagea un peu. Les commentaires défendant le projet accusaient quant à eux le moralisme de ses détracteurs mais plus encore comparaient l’expérience du Perpette bar à celles des escape games qui, selon eux, seraient aussi apolitiques que ludiques. Un internaute nous interpelle dans ce sens : « Est-ce que vous diriez la même chose d’un espace game ou d’un jeu vidéo ? », demande-t-il, « par exemple si on joue à un jeu de guerre, ça ne veut pas dire qu’on veut faire la guerre pour de vrai… Voyez cette expérience comme un jeu qui ne manque de respect à personne, dès fois il faut apprendre à se détendre ».

Apprendre à se détendre est-ce laisser de côté tout esprit critique ? Pas sûr. Dans la mesure où une représentation définit un mode d’accès au réel, comment ne pas penser que ce type de projet qui glamourise l’incarcération ne voile pas en même temps des problématiques liées au système punitif et carcéral, aux conditions d’enfermement et de réinsertion par la suite - et j’en passe. Dans l’expérience du Perpette bar, il y a la réalité matérielle des corps privilégiés des client.es qui jure avec celles des corps incarcérés. Le commentaire d’un internaute va dans ce sens : « où sont les noirs ? »

Que l’expérience carcérale soit l’objet d’une curiosité déplacée, que la prison soit appréhendée comme une hétérotopie ou investie de fantasmes comme s’il s’agissait d’une contre-culture branchée et glamourisée - à l’instar de la série Orange Is The New black - sont pour moi de l’ordre d’un déjà-vu pénible. Mais que l’incarcération devienne un loisir, ou une expérience de consommation bourgeoise et ludique, cela me choque au plus haut point. Comment dès lors proposer une réflexion critique et sortir de la dialectique moral/immoral dont s’affranchit par ailleurs « l’esprit capitaliste » ? Il y a tout une littérature à laquelle je suis redevable et qui me permet de proposer une première piste de réflexion sur cette étrange acceptabilité sociale dont bénéficie le Perpette Bar. Je pense notamment à ces ouvrages qui analysent les nouvelles formes du capitalisme à l’instar des travaux de Sophie Corbillé, mais aussi à ceux de la sociologue Eva Illouz sur les marchandises émotionnelles ou encore à l’ouvrage de Marc Berdet, Les Fantasmagories du Capital. Ces lectures encouragent à prendre au sérieux les espaces comme le Perpette Bar, ces espaces « ludiques » et capitalistes qui ne sont jamais apolitiques ou anodins mais qui toujours trouvent leur justification dans une rhétorique de l’amusement, du plaisir ou de la fiction inoffensive : « dès fois, il faut apprendre à se détendre ».

Le projet du Perpette Bar s’inscrit dans un contexte d’émergence du secteur lucratif des « expériences immersives » comme les escape games, ces jeux d’évasion grandeur nature qui émergent dans les années 2010 en France. Selon la sociologue Eva Illouz, l’idée d’ « expérience » présente dans ce qu’elle appelle les « marchandises émotionnelles » tend à nous faire oublier qu’il s’agit de produits de consommation fabriqués. Les pratiques de consommation et la production d’émotion sont simultanées et se confondent dans un fantasme d’authenticité. Par exemple, les agences de tourisme ne prétendent pas seulement vendre un service de location et d’activité mais plutôt un « moment » ou une « expérience ». Eva Illouz écrit : « Ces produits de consommation sont présentés comme des expériences ; ils proposent des ambiances, des sensations destinées à se transformer en souvenirs et en histoire à raconter plus tard ».

C’est précisément cette rhétorique de l’histoire à raconter et de l’expérience authentique qui anime en premier lieu les discours promotionnels des blogueurs et blogueuses. Pour elles et eux, aller en prison relève de l’improbable au sens où il n’est pas même envisageable que leur parcours de vie soit un jour traversé par un passage en prison. Si cette probabilité avait été plus grande ou si un.e proche avait été en prison, ils et elles n’auraient peut-être pas montré autant d’enthousiasme.

La dimension improbable tient également à la situation géographique du bar, au cœur du 2e arrondissement de Paris. L’expérience d’enfermement dans une cellule est finalement rendue accessible au cœur du Paris commercial et touristique. Cette expérience d’une marginalisation artificielle et provisoire au centre de l’hypercapitalisme parisien a quelque chose d’ironique, quand on sait que les prisons françaises tendent depuis de nombreuses années à être déplacées aux périphéries des villes. Le Perpette Bar se situe donc dans un arrondissement riche et touristique de Paris et cible une clientèle au moins à l’aise financièrement. Comme nous pouvons le lire sur le site web : « Le prix d’une session est de 49,50 € par personne. Ce prix comprend deux cocktails, un shot (avec ou sans alcool), un plateau de tapas à partager avec votre groupe et le show de 1h30 avec nos comédiens experts en théâtre immersif ! ».

La consommation de cocktails, la rhétorique de l’histoire à raconter et le fait de se prendre en photo en costume de détention sont trois pratiques qui fondent la valeur symbolique et capitaliste du Perpette Bar. Les client.es du Perpette Bar marquent ainsi, plus ou moins consciemment, leur statut social. Leur façon de consommer (dans) cet espace donne à penser que la valeur d’usage du Perpette Bar est une valeur à la fois symbolique mais surtout, comme le dirait Gernot Böhme une valeur de « mise en scène » : le Perpette Bar s’inscrit pleinement dans la logique d’un capitalisme esthétique où sont vendues les fameuses « marchandises-expériences », du « cool », des occasions de se mettre en scène - mais seulement pour les personnes qui peuvent se le permettre financièrement et qui y trouvent un intérêt symbolique.

La question du public ciblé me paraît centrale précisément parce que ce public ou plutôt cette clientèle est celle-là même qui n’ira probablement jamais en prison. Plus encore, le Perpette Bar, à l’instar des escape games, cible des start-up et des entreprises comme le suggère l’onglet « Team-Building », placé stratégiquement au centre, entre l’onglet « concept » et « info » de la page d’accueil du site. Pour élargir sa jeune clientèle aux collègues de travail à l’occasion de team building, le Perpette Bar mise de nouveau sur l’expérience de marginalisation des prisons où on « échappe à la norme », mais cette fois pour sortir des cadres de travail usuels :

« Perpette, c’est une idée de Team Building tendance qui sort de l’ordinaire et vous garantit de ravir tous vos collaborateurs. Nos sessions spéciales et uniques permettent à votre équipe d’être réunie au même endroit, d’évacuer le stress et de passer un moment convivial tout en tissant des liens forts »

Le Perpette Bar fabrique un espace ambigu : il s’agit à la fois d’une fausse prison où on peut se mettre dans la peau d’un.e détenu et en même temps d’un endroit tendance et convivial, un « cadre idéal pour une soirée insolite ». Je me demande alors comment le concept du Perpette Bar peut se maintenir sur cette étrange ligne de crête ; et quelles sont les stratégies esthétiques nécessaires à la fabrication de cette drôle de marchandise. Quels ont été les choix fictionnels, et, puisqu’il s’agit aussi de théâtre, comment vont-ils se débrouiller pour mettre en scène les relations entre gardien.es et détenu.es ?

Le scénario déployé sur leur site web nous donne déjà un premier aperçu :

« Nous sommes en 1961, en plein cœur de Paris à la Prison de la Perpette où l’as de la contrebande, LA FOURMI, vient d’être extradé de Caracas. Depuis plus de vingt ans, LA FOURMI a créé un réseau sans précédent de contrebande entre Caracas et le port du Havre. Cette incarcération signifie-t-elle la fin d’une ère ? Ou juste d’un passage pour LA FOURMI aussi bien connue pour ses multiples évasions que sa passion pour le rhum. Rejoignez LA FOURMI en cellule et vivez avec elle une aventure unique. Elle vous prendra certainement sous son aile pour déjouer les plans de la direction de cette prison, l’une des plus strictes de France depuis la nomination du directeur LEROY, réputé pour sa gestion intransigeante, et toujours accompagné de son second, POULAIN, sous-directeur quant à lui affable et fort maladroit. Heureusement pour vous, il semblerait que LA FOURMI ait déjà réussi à tisser des liens forts avec la cuisine de la prison. Les cuisiniers y serviraient des soupes spéciales… Une des surprises que LA FOURMI vous réserve dans cette aventure insolite et rocambolesque ! »

Sans grande surprise, le scénario nous vend un certain exotisme américanisé de la contrebande et de l’évasion à la fois fantasmatique - Caracas, le rhum …- et effective - sortir de la prison-. Le duo Leroy et Poulain reprend quant à lui les duos de vilains chez Disney avec un chef sévère et un second plus idiot et/ou affable qui incarne la touche humoristique immanquable et nécessaire à toute dédramatisation. Les relations entre les détenu.es et les membres de l’administration pénitentiaire ne peuvent alors qu’être cartoonesques et légères : « Nous sommes ici dans une prison ! Vous vous croyez en vacances à Pattaya là ? », gronde le directeur de la prison à l’adresse des nouvelles et nouveaux détenu.es. Bien évidemment, scénario et scénographie bordent l’expérience des consommateurs et consommatrices : il ne s’agirait pas d’entrer dans une prison en étant désoeuvré.es et d’ailleurs, les clients sont libres d’indiquer sur une feuille à leur arrivée, les motifs de leur incarcération. L’improvisation permise par la dimension interactive du théâtre a ses limites, tout est partitionné. Il n’y aura pas d’émeutes au Perpette Bar, on joue au gardien et au prisonnier mais il y a des règles. Le récit proposé est « captivant » au sens de « qui maintient captif », dans la mesure où il reconduit une certaine image indépassable de la prison comme d’un endroit de contre-culture ou l’autorité est moquée.

Le storytelling du Perpette Bar situe l’expérience théâtrale/immersive dans une prison des années 60, ouvertement « inspirée par l’univers cinématographique hollywoodien ». Pourtant, le Perpette Bar semble entretenir une ambivalence entre l’inspiration ouvertement fictive du cinéma hollywoodien et la promesse d’une certaine « authenticité ». Le costume orange des détenu.es n’existe pas en France mais plutôt aux Etats-Unis et à partir des années 70 où il était utilisé essentiellement lors des transferts de prisonniers à l’extérieur. Cet amalgame nous renseigne moins sur une méconnaissance des prisons françaises que sur l’intention ouvertement fictionnelle du Perpette Bar. « C’est un truc de fiction totale », dira un acteur interrogé par le Parisien. Et son collègue de dire :

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« Il y a des gens qui diront qu’on ne peut pas rire de tout, on n’a pas le droit, c’est trop sérieux comme sujet, c’est plus un truc de gamin où on est : les gangsters, les policiers, les voleurs… c’est comme si on regardait une série américaine. On voit l’univers carcéral mais ça cartonne et personne ne dit « ohlala c’est pas bien » (sic) »

Tout se passe donc comme si la fiction déployée au Perpette Bar était exempte de regards critiques ou de responsabilité parce qu’elle tourne le dos aux « vraies prisons », qu’elle rompt toute prise de risque en dissociant la fiction du réel. Le Perpette Bar est une capsule fictive, hors-temps et consensuelle qui fonctionne comme une véritable enveloppe déculpabilisante.

Ainsi, quand les clients pénètrent dans le Perpette Bar, iels adhèrent au projet moins pour faire l’expérience de la prison que pour faire l’expérience de l’image fantasmée hollywoodienne de la prison. En somme il s’agit d’une expérience d’immersion dans l’authentiquement faux, paradoxe inhérent aux fantasmagories capitalistes à l’instar des parcs d’attraction ou des centres commerciaux géants. Et pourtant, à écouter certains et certaines clientes, cette distinction entre fiction et réel est beaucoup moins évidente. Certain.es recherchent dans le Perpette Bar une prolongation de la série Orange Is The New Black, d’autres une expérience ludique de l’autorité et d’autres enfin un vague aperçu du circuit carcéral. L’enjeu n’est donc pas de se croire vraiment en prison mais d’éprouver malgré tout un simulacre d’incarcération. Tout se joue dans le « je n’y crois pas et pourtant c’est tout comme ».

Ainsi, et selon la réflexion Marc Berdet, nous pourrions dire que le Perpette Bar fonctionne comme une fantasmagorie post-moderne :

« Le visiteur vérifie la validité de ses stéréotypes, s’assure qu’il reconnaît ce qu’il connaissait déjà. (…) Les fantasmagories post-modernes ne jouent pas vraiment, comme les modernes, avec l’inconnu, le lointain. Elles reproduisent du connu, du familier. Ce ne sont pas des images étranges à interpréter, mais des signifiants communs, trop communs, qui parlent d’eux-mêmes ».

La représentation fantasmagorique de la prison que véhicule le Perpette Bar s’inscrit à contre-sens des projets pédagogiques, artistiques ou militants qui visent à informer et à faire prendre conscience de ce qu’est la prison. Continuer de promouvoir ce type de fantasme revient à alimenter des discours hégémoniques quand d’autres tentent de les défaire.

Rien de nouveau ici, mais il y a un pas de franchi entre représenter à l’écran une fiction glamourisante de la prison et proposer « la prison » comme un thème attractif, une expérience désirable ou ludique. Dans les escapes games qui prennent la prison pour décors, les client.es sont acteurs et actrices, le but étant de s’échapper et d’évoluer d’une pièce à l’autre à l’aide d’indices. Il n’est alors pas question d’enfiler un costume de prisonnier et d’incarner, le temps d’une pièce de théâtre, le rôle d’un.e détenu.e dans sa cellule. Qu’est-ce que signifie le fait de rendre le rôle de détenu.e disponible et ludiquement exploitable ? Et comment, par la suite, penser ces corps qui jouent à être enfermés ?

Zoé Théval

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