Labyrinthe

pour un communisme weird

paru dans lundimatin#401, le 30 octobre 2023

Face à ces temps de déchirements où l’humain s’enferme en lui-même, voici un labyrinthe, où errer à la recherche d’un peu d’espoir, d’une échappée surtout à nos langues modernes et mortifères, si humaines. Weird pour invoquer la langue bâtarde des marchés, la tordre quelque peu, pour retrouver le goût du bizarre et, par celui-ci, une étrangeté faisant ressurgir la figure de l’autre. Sans parti ou tropisme économique, ce communisme est une interrogation matérielle de l’inhumain, dans toute la grandeur que ce terme devrait recouvrer, particulièrement en notre époque si basse de nos agitations humaines. Avec cette croyance ténue que les changements politiques débutent par des transformations ontologiques.

Alien Protocol, 1 : Let the alien force be, / deliver it from its colonial, / capitalist, / racial, / gendered, / technological capture, / so that it innervates a communism of the strange [1].

01. u. [q]

Être weird [2], c’est-à-dire ne pas être dans la fixité de son être, être aux marges de son devenir, être les marges de son devenir. Être ne devrait pas débuter par une injonction sociale de la désignation et de sa reconnaissance, grande condamnation parménidienne restreignant toute présence à l’être, et de laquelle découle l’ordre strict — et social par la normativité du dire-être — des apparences [3]. Cet ordre ne supporte pas le grouillement déformant de ses parties, il faut donc que la langue s’assure d’une fixité de la matière par l’imposition d’une stase ontologique. Tout ce qui déborde du sujet doit être dans une même fixité idéologique que le sujet ; tout ce qui en déborde est fixement dans un temps homogène et vide [4], et le sujet, à l’image de tout ce qui l’excède, est en cette même fixité de l’être. Cette stase de l’être, ce c’est ainsi des non-dits métaphysiques, est l’élément annonciateur du fascisme, qui tantôt veut s’assurer des stagnations de ce qui est, tantôt regrette le temps où l’être, en tant que dire-être seul, n’avait pas subi de déformations. Le fascisme doit réagir dans l’être pour restaurer l’idée d’un être premier, dont la pureté serait une fixité du temps homogène et vide, car tout fascisme — et notre époque l’oublie si tristement, si dangereusement — débute par une crise métaphysique de l’espace, crise considérée comme défensive dans l’argumentaire fasciste. Le Lebensraum nazi témoigne de ce rapport paroxystique et défensif à l’espace, qui dissimule, derrière les biologisations de ses mécaniques d’exclusion, un fondement métaphysique de l’exclusion des différences dans le Dasein : une présence s’affirme en l’espace comme une re-présence du soi sans l’autre. L’être se restreint à cette re-présence entendue dans la négation de l’autre, et s’y fabrique la représentation politique intermédiant la perception du réel par le prisme d’un espace d’exclusion. L’apartheid ou les discriminations coloniales, dans notre modernité tardive structurée autour d’une fétichisation de la marchandise, sans nécessairement échouer en une volition génocidaire, puisqu’en notre époque du capitalisme l’objet déformé par la marchandise prime sur le sujet déformé par la consommation, illustrent autrement cette dynamique spatiale et métaphysique de l’avènement fasciste par une tentative de préservation d’un espace pur, purifié pour la circulation de la marchandise. L’intermédiation conséquente de cette re-présence, à savoir cette représentation politique de la vie, s’exerce par le crible de l’ordonnancement rationnel d’un espace de la vie mû par la norme stricte d’une idéologie de l’instant — aujourd’hui, celle de la dilution du sujet dans l’objet, de l’objet dans la marchandise, et de la marchandise dans sa circulation. L’espoir perdure toutefois en dessous des re-présences et de leur organisation représentative, il se tisse et s’étire en dessous d’une vie circonscrite à une vie normée, en dessous de toute vie intermédiée, et cette situation des dessous laisse entrevoir la possibilité d’une présence sans aucune intermédiation, d’une présence silencieuse débutant toujours par l’inclusion de l’autre dans le de l’être, dans le commun des présences extravagantes. (aller au § 06. d. [q])

02. c. [q]

L’être weird est un être du processus, il cherche une parallaxe face à l’institution de la norme, et y sinue au plus près des harmonies oubliées sur lesquelles la norme de l’instant inscrit sa variation d’ordre. Instituer une normalité de l’être à partir d’une normativité des harmonies latentes de la physique, en les dévoyant donc, et en contraignant surtout les corps à être dans le seul cadre de la norme, revient à s’adapter aux types d’intérêts hiérarchiques et sociaux qu’une telle institution doit défendre, et ne s’attarde jamais sur les rapports interactifs d’équilibre, de croissance, d’excroissance des corps eux-mêmes. Contre cette institutionnalisation de la normalité en tant que préservation par la norme de la plasticité hiérarchique du social, qui s’entend jusque dans une institutionnalisation d’une croissance type, l’être weird dévie vers un état liminal de ce qu’il doit être : sous la carte, il y a le territoire, mais sous le territoire, existe encore, si l’on fouille l’évidence des surfaces, contre la qualification des « ressources naturelles », les sagesses silencieuses des roches. En cette vie dénudée, incorporation d’harmonie, avec soi et avec le soi de tout ce qui l’environne, le mouvement d’expérimentation des marges affirme le mouvement lui-même comme un principe qui mène l’existence — l’ex-sistence, la tension d’être en une tension hors de, la manière de se tenir dans une projection vers l’inconnu — vers ce qu’elle n’est pas. Là, dans les zones d’ombre de ce flottement ontologique, s’agglomère silencieusement une antimatière de ce qui est, contre cette matière figée en la marchandise, jusqu’à ce qu’y émerge un tissu du ténu, celui de connexions et de circulations, toile bariolée du commun naissant. (aller au § 07. s. [q])

03. t. [q]

L’être s’entend toujours comme une puissance dans l’instant du non-être, puisqu’il oscille dans la contingence de son inexistence emportée par son propre devenir. La physique contemporaine, notamment les travaux de recherche de projets comme Supernova Cosmology Project et High-Z Supernova Search Team au sujet de l’accélération de l’expansion de l’univers, nous éclaire sur cette question de la fixité ontologique en faisant de l’espace une perpétuité de la croissance, de son accélération, où rien ne peut être considéré dans sa fixité, puisqu’invariablement une force qui croît le traverse — une force qui croît et qui nous traverse. Tout ce qui croît dans l’espace malgré l’idéologie langagière d’une fixité de l’être fabrique une excroissance ontologique, parmi laquelle s’entretient cet espoir d’une brisure du temps homogène et vide. La langue peut alors prendre la mesure de sa petitesse et laisser croître à son tour le logos en dehors de lui-même. (aller au § 08. b. [q])

04. g. [b]

Ni dieu, ni maître, ni parti, ni patrie : le communisme découvre, par la langue weird qui désigne l’étrangeté de ses marges, un cheminement de la substance vers elle-même. L’idée du messie [5] se dilue dans une négativité du message messianique : survenance de la substance, les ombres se soulèvent dans leur indistinction. Ce message se place sans dieu dans une abstraction de la révolution [6], qui est d’abord une révolution épistémique brisant le temps homogène et vide d’une langue moderne, séparatrice du sujet de l’objet, temps d’un matérialisme sans subjectivité où tout n’est qu’écoulement, et agentivité de l’écoulement, de la marchandise. La révolution devient une brisure rappelant que la révolution débute par un mouvement giratoire du même en son devenir, mais sans fixité du tourbillonnement puisque celui-ci demeure emporté par la croissance de l’espace où il s’inscrit et avec lequel il interagit — tout parti tente d’y instaurer une maîtrise, un territoire, une patrie, un rapport clos à l’espace, une concentricité fixant les potentialités de son tourbillonnement, et en cela il polarise pour restreindre, comme une quelconque divinité qui surplombe et empêche le réel d’être sans une re-présence au travers de son idéologie maîtresse. L’être weird refuse toute polarisation au tourbillonnement et souhaite l’entortillement des possibles. L’être weird trace à la fois la rotation et son devenir en ce qui s’y expulse, par les conséquences centrifuges de sa propension à ex-sister. L’être weird suggère un emmêlement à l’incertain, où l’intérieur progresse par l’extérieur, dans une extériorité des jonctions, et c’est en cette fatalité de l’excroissance que le communisme peut retrouver le sens d’un rassemblement autour du commun par la forme extrême de sa survenance. (aller au § 09. γ. [b])

05. H0. [h]

Le particulier se dissout dans le particulaire. Là naît l’idée d’un commun qui navigue entre l’infime et l’infini des résonances de la matière. Ce n’est pas un quelconque souffle qui parcourt le monde, nous habite et nous traverse, un pneuma sans racine qui serait l’éthéré spirituel des liens — et qui dissimule l’histoire matérielle de son idéologie des dominations —, mais un logos qui va à l’invisible des jonctions de la physique, et qui y découvre des intrications macroscopiques dans le microscopique. En ce remous weird du logos, un communisme sans les étoiles devient aussi absurde qu’un communisme sans les êtres clandestins qui se couvrent d’ombre dans les marges d’une société policée — nous disons communisme des étoiles pour l’image du loin, mais celui-ci ne pourrait être pareillement sans la grandeur d’un communisme des bactéries. La lutte des classes, en conséquence, doit s’élargir et s’inscrire, pour les rappeler, dans les harmonies inaudibles de la croissance de l’espace ; de l’organique à l’inorganique, elle doit se décentrer du seul intérêt de sa classe pour combattre pour une ouverture épistémique. Une lutte weird des classes [7] serait une lutte d’abolition épistémique qui chercherait à construire une communauté de l’infime et de l’infini. La lutte weird des classes ne serait plus une lutte d’une classe contre une autre, mais une lutte pour le délitement de l’oppression d’une classe sur une autre, une lutte pour que l’idée hiérarchique même de classe s’émiette par-delà le principe anthropique du monde, dans le sable de nos devenirs minéraux. La lutte weird des classes ouvrirait à une société du bizarre, là où les marges n’existent plus, car plus rien n’a de centre et tout sinue dans l’harmonie multidimensionnelle de ses différences. Une trouée s’envisage : sortir du matérialisme de l’épistémè économique — mais ne pas sombrer dans le sombre pour autant, s’y élever en maintenant l’idée de matière pour que s’entende un matérialisme des engrenages communs de la matière. Qu’est-ce que le matérialisme qui se restreint à la terre sans sa dimension tellurique ? Qui se revendique de l’atomisme sans se confondre en une adelphité des atomes, sans essayer d’y chercher le commun dans les dimensions subatomiques du mystère ? La science ne doit pas simplement être une prolongation du discours de la marchandise, devant se justifier de ses abstractions par une utilité future, elle doit être une lueur qui révèle la similitude dans la dissimilitude et fomente la brisure du logos pour lui faire l’offrande d’une échappée. Si politique il doit y avoir, encore, elle doit débuter par les marges du connaissable, y chercher la perpétuité d’un décentrement, son émiettement avec, et, en celui-ci, bâtir une communauté du commun, un communisme weird. (aller au § 01. u. [q])

06. d. [q]

Être weird fabrique une dialectique interne à la dimension d’existence du verbe être, et refuse une stase de l’être, qui ne serait autre qu’un conditionnement social à l’ordre, une manière pour le pouvoir hiérarchique d’assurer une stabilité à son emprise verticale sur les modes d’être. Cette dialectique mène vers l’affirmation tout hégélienne de l’identité de l’identité et de la différence [8], d’un mouvement contingent où l’être est toujours la potentialité de son non-être, et vers celle d’une divergence du singulier qui résonne harmonieusement dans la diversité de la pluralité. Être weird revient à dire tout est weird, puisque tout diverge fatalement dans son propre devenir. Rechercher une identité sans entendre sa différence intrinsèque marque la prémisse d’une logique autoritariste qui ne supporte pas que l’infime soit toujours en rapport avec l’infini, et que le détail étrange, étranger pris dans sa singularité révèle l’omniprésence de l’étrangeté du réel. Être weird permet ainsi d’affirmer un non-être opératoire au sein du sujet, afin qu’il diverge dans sa connaissance de lui-même, comprise comme étrangeté en tout ce qui est, et dans sa connaissance de la diversité des étrangetés qui divergent avec cette même fatalité de sa subjectivité propre. (aller au § 10. e−. [l])

07. s. [q]

Être weird accorde à l’étrangeté de ce qui dévie des cloisons de l’identité et des taxinomies de l’existence une contingence à être autrement, à être radicalement autre — entendre l’autrement jusque dans la radix mouvante de l’être. Être weird peut devenir un mode du non-être qui va aux obscurités de la présence, sans re-présence, sans intermédiation politique désorientant son mouvement, pour que le logos découvre dans la finitude phénoménologique du corps humain, à partir duquel il construit l’illusion de son omniscience, l’espérance d’une ouverture — ouverture sur l’infime, ouverture sur l’infini. Être weird, en s’infiltrant dans le logos, souhaite l’éphémère et le métamorphique des formes harmonieuses, et propose la manière dont une communauté inavouable, communauté d’inexistences, communauté du non-être, pourrait se projeter dans ce qu’elle n’est pas, y faire présence [9], mue par la seule intuition du commun, de ce commun physique qui l’outrepasse et qui lui offre la possibilité de l’infinitude, la possibilité par son mode d’être weird d’être une communauté infinie. (aller au § 11. μ−. [l])

08. b. [q]

Pour balbutier le communisme weird, le sujet doit se dissocier des mécaniques d’assujettissement qu’il subit pour entendre le commun du seul assujettissement possible, celui à la physique. Ce retour place alors le sujet et l’objet dans une confusion de leur rôle métaphysique classique — la méta-physique devenant cette discursivité situant l’existant en son cadre physique d’existence. Le communisme weird substitue à l’accélération de la circulation de la marchandise, l’accélération libératrice de la circulation de la subjectivité, et excentre cette notion de subjectivité de la seule dimension humaine. Le plan ontologique de développement du communisme weird serait alors les dimensions inhumaines de l’existence, non dans les outrances de cruauté que véhicule ce terme dans la langue moderne, mais dans une acceptation de l’existence par les marges qui l’excèdent — la considération inhumaine de l’humain esquisse un emmêlement des harmonies [10]. Nous pourrions qualifier ce processus de libération d’instauration d’un insujet, c’est-à-dire d’une entité du réel, tantôt objet, tantôt sujet, insoumise à une perspective cloisonnée de sa subjectivation, et qui participerait avec toutes les autres entités du réel, entités inhumaines, à une communauté mouvante de la matière. À partir de cette communauté du remous s’envisage une harmonie des situations dans l’espace ; l’insujet, entité inassujettie, ne connaîtrait alors conjointement, égalitairement, indistinctement plus qu’un seul assujettissement à travers lequel son mouvement ontologique se déploierait : l’unique assujettissement à la physique, terreau foisonnant du commun. (aller au § 12. τ−. [l])

09. γ. [b]

Ni communauté des biens ni communauté des esprits [11], mais communauté de la matière, jusque dans son étrangeté, jusque dans ses limites les plus incertaines : existe la possibilité d’une communauté weird, communauté avec la matière terreuse qui glisse entre les doigts humains précipités dans l’obscurité du désert, à la recherche des viscosités d’un archéovivant, communauté des morts-vivants ou des vivants-morts, communauté vague, extravagante, par les diaprures du pétrole qui jaillit des sombreurs, communauté de la matière noire, communauté exoplanétaire de la ferraille des satellites qui tentent de s’échapper du système solaire, de nos contrôles informationnels, communauté de l’infime et de l’infini, communauté du présent et de la présence, communauté des photons qui relient silencieusement nos évidences, communauté de l’antimatière, ténébreuse inexistence qui permit à toute lumière l’évidence sa circulation. Le communisme peut se faire, par une fédération mouvante de communautés weird [12], l’instrument d’un tissage entre l’intérieur d’un sujet libéré, inassujetti au monde — un insujet —, lié subjectivement à son seul environnement matériel, et son extériorité la plus lointaine. Résonne en cette jonction, sourdement, cette identité de l’identité et de la différence sur laquelle émerge une communauté incertaine, à la fois communauté infime et communauté infinie, forme imprécise de la matière dans la matière, et qui évoque sans l’imposer la structuration identique du lointain et du proche, du visible et de l’invisible. Il y a comme une fatalité de la contingence qui se présente dans le commun, et le communisme weird s’y avance pour se fondre à son destin, pour devenir ce qu’il est [13] : une déviation éclairante de la lumière. (aller au § 13. Z0. [b])

10. e-. [l]

La fatalité est la clef. La fatalité devient le choix radical du devenir, de celui qui vacille aux marges de l’évidence. La marchandisation du monde se constitue en tant que réalité close sur les circulations langagières de son image, mais dans la langue demeure le signe de son ouverture. Le noyau atomique de l’échappée se situe dans le proto-germanique [14] : *wurdi, la fatalité, ou le cheminement de l’être en lui-même, terme qui bifurque dans ses origines indo-européennes, *uert-, racine marquant l’idée du mouvement rotatoire, vers les sens du devenir. L’enroulement dit le giratoire de la révolution, pour que se délie le filet langagier qui enserre le logos. (aller au § 14. νe. [l])

11. μ-. [l]

Être weird renvoie, avant même la survenance de l’étrangeté de sa signifiance syntagmatique, à une interrogation sur l’adjonction de l’étrange à l’être, modifiant les modalités du verbe être. Ni copule marquant l’identité ni terme désignant l’existence [15], le verbe être auquel se joint le terme weird dit un mode négatif de la présence, celui qui, satellite de la norme, déforme ce qui est pour y intégrer ce qui ne doit pas être. Une imposition sociale du dire-être n’arrive pas à empêcher la puissance négative de l’expression « être weird » d’insérer dans l’être un non-être qui dissout l’idée normative de communauté. Par sa dimension négative, dans l’affirmation d’une déviation dans l’être, et ce malgré la normativité d’un dire-être enfermant les modes d’être en une idéologie contraignante, être weird permet de créer un être du non-être, de faire du verbe être une fonction ni d’identité ni d’existence, mais une dysfonction de la langue, langue qui s’entend ici en tant que régime de savoir contraignant les corps à des modalités utiles aux structurations hiérarchiques de la société. Être weird propose des échappées à partir d’un mouvement déformant de la forme fixe d’une quelconque stase ontologique. C’est une manière esthétique de faire politique, par la déformation de l’établi entraînant une dysfonction de la langue, qui intègre dans le corps social l’élément de sa dissolution, et, conséquemment, celui de sa recomposition libre et mouvante, estompant la fixité de son centre et de ses marges. Être weird est une dysfonction langagière de désidentité et d’inexistence de l’être normé et normatif par une présence parasite dans le corps social. Au travers du qualificatif weird, le verbe être se libère de son fonctionnalisme humain né d’un rapport d’évidence et de continuité entre ce qui a été et ce qui est, rapport que nous pouvons qualifié de phénoménologique en cela qu’il restreint l’être à la visibilité politique de sa survenance ou de sa subsistance, sans entendre les dimensions latentes et aveugles de toute sur-venance et de toute sub-sistance, qui se déploient dans l’angle mort de la langue. (aller au § 15. νμ. [l])

12. τ-. [l]

S’échapper de la langue n’est autre que la tâche du qualificatif weird qui tente de dévoyer le communisme et sa signifiance historique, industrieuse et policière, pour que puisse s’y déterrer son étymon très ancien : communis. Weird place dans la langue étrangère l’étrange de la langue dominante, le signe d’un monde de la marchandise où l’anglicisme triomphant n’est plus le seul symptôme d’un écrasement colonial, mais celui aussi d’une dilution de toute chose dans le flux de la marchandisation. La colonisation est ainsi mise en abyme par la pulvérisation de ses mécaniques dominatrices dans une économie du monde ; l’espace d’existence doit être contraint par ce qui le désigne strictement. L’être moderne est envahi par les fluidités de la circulation de la marchandise, au travers du dire-être qui se restreindrait à un dire-être-à, une hybridation de l’être dans l’avoir. Le seul espace d’existence se réduit alors à la langue marchande. Toutefois, dire weird participe à une ambiguïté au sein même des mécaniques signifiantes de l’économie — entendre ici oikos et nómos, l’administration de la maison, c’est-à-dire du monde, l’espace clos, refermé à l’autre, qui place la figure étrangère dans la seule tolérance de l’hospitalité. Apparaît un chemin de traverse, un hack au sein des fermetures du système ouvert contemporain — cette contradiction du fermé et de l’ouvert s’explique par une opacité des strates du discours, par le fait que l’ouverture à l’environnement n’est qu’économique, et jamais ontologique [16]. Weird dit la bigarrure dans l’idéologie du même, et, à partir de celle-ci, le signifiant remonte le long du signifié pour se travestir davantage et suggérer le bizarre au sein du sens clos de ce que doit être le bizarre. Si l’idéologie du même joue de la croyance en la singularité de toute vie, à savoir de tout agent économique, qu’elle gouverne pour perdurer et reproduire un geste normé de la vie permettant à la marchandise de circuler librement, une idéologie résistante, une idéologie de la différence affirmerait le même dans la différence, le commun dans l’extrême extravagance des divergences. Weird devient ainsi la bizarrerie dans l’inattendue contingence de ses sinuosités langagières. Là débute l’abîme de l’évidence : la destination fluide ne se dirige plus vers les hauteurs — idéologie de l’aristocratie qui fait accroire que tout agent économique peut être áristos, le meilleur en sa capacité de contribuer au flux. La destination s’en retourne vers le soi. Elle s’enroule et révolutionne en soi. Le flux accélère, et, le long de ses marges, il extravague involontairement et déterre quelques lueurs enfouies en lui-même : s’avive la substantialité radicalement autre d’une vie sans langue qui la nomme et qui la norme. (aller au § 16. ντ. [l])

13. Z0. [b]

Le communisme weird se veut fantasque dans l’espoir de déployer une dimension fantastique, irréelle, au sein de la réalité cloisonnée des temps modernes — phantasia, de vantardise en irréalité, remontons jusqu’à l’étymon phainô, faire briller, faire paraître, faire connaître, pour que le fantastique weird diverge d’un phainomenon heideggerien [17], d’un quelconque en soi du « se-montrer », pour rejoindre un soi qui déborde de lui-même pour « faire-montre » sans « se-montrer ». Dans les vacillements de notre époque moderne centrée sur l’individu, agent des fluidifications des circulations marchandes, toute approche du réel, fût-elle même communiste — que cette dernière s’entende dans le sens lisse des partis communistes contemporains de l’Occident oscillant autour d’autres partis sociaux-démocrates, dans le sens d’un étatisme mâtiné de capitalisme d’État, voire dans un sens plus orthodoxe, doctrinal, doctrinaire —, s’échoue contre l’opacité de la réalité moderne, travestissement marchand du réel, règne épistémique d’une tension dévoyée du sujet et de l’objet en cette circulation se servant du lien compassé entre un sujet-consommateur et un objet-marchandise — Marx, devenu virus errant dans la matérialité gothique de nos réseaux [18], dénoncerait peut-être le système clos d’une fétichisation du réel, théâtre d’images où a lieu une accélération exponentielle du sujet automatique [19]. Il s’avère donc utile à l’inutilité souhaitée de travestir le travestissement du réel, encore une fois, de refaire sinuer dans cette réalité totalisante de l’espace le hack langagier d’une réalité renversée. S’opérerait de la sorte une destitution microscopique au sein même de l’objet marchand pour que celui-ci s’aliène de son aliénation — promesses des redoublements destitutifs des mouvements giratoires, révolutionnaires de l’être, où l’objet est tout autant aliéné que le sujet —, et regoûte à son pouvoir à être objet abstrait, objet d’esthétique sans sens, sans utilité, jusqu’à ne devenir qu’une forme informe, un objet weird mutant en un sujet weird de l’inorganique, une sorte de tsukumogami révolutionnaire [20] qui énoncerait l’émancipation rêvée d’un discours clos et normatif de l’être-au-monde. Cette projection éclaire, par exemple, nos rapports politiques à l’espace qui outrepasse notre espace vital, spatialité extraterrestre où le mystère est devenu le seul mystère que prendra la forme de la marchandise extraterrestre. Que faire du sol martien ? Que faire d’un astéroïde ? L’exosphère n’est aujourd’hui qu’un espace qui perpétue la production d’un imaginaire du produit, avec des astéroïdes à forer et des planètes à coloniser ; nous ne savons plus penser l’espace sans débuter par un discours de la colonisation de l’espace et de sa marchandisation. En termes marxiens, nous pourrions tenter de résumer la structuration de notre économie du monde — échafaudage d’un ordonnancement strict des subjectivités, tout monde se refermant à ce qui lui est inutile — dans un gouvernement de la marchandise sur un vivant subjugué par sa circulation métaphorique, expurgeant toute dimension métamorphique. Le sujet conserverait sa capacité à être sujet dans sa seule capacité à valoriser le réel, dans ce rapport unique d’assujettissement à la structuration hiérarchique des circuits de la valeur ; le sujet serait sa propre prison. (aller au § 17. W±. [b])

14. νe. [l]

Le désert croît, et l’être weird croit en la croissance du désert pour espérer croître à son tour en l’espace désertique, marge de l’espace moderne et normé, c’est-à-dire excroître sans la langue qui agglomère progrès et croissance, utilité et existence, à la lisière incertaine des espaces incertains [21]. Sous le sable demeurent les mouvements très anciens, très obscurs de la silice — devenir sable, devenir poussière, au plus près d’une ontologie minérale [22], avant même l’adjonction mortifère de quelques textes religieux qui diraient l’existence enfermée dans ses seuls cycles symboliques et poussiéreux. Toutefois, en la face cachée de l’existence, en cette existence microscopique sous-jacente à nos articulations langagières d’une économie du monde, la modernité s’infiltre et lutte, elle obstrue, et la norme humaine y refuse les potentialités inhumaines de l’existence. Rien ne doit exister au-delà de cette économie du monde dans la microscopie de l’existence, dans l’existence des inexistences, pour pouvoir n’y entendre qu’une liquidation marchande des existences étranges des sous-sols, inhumaines, et ne jamais y entendre la signifiance ontologique de leurs écoulements morts, pétrolifères. La langue moderne s’enferme en l’utilité de ses mortifications. Mais le désert continue de croître, et le principe de l’aristocratie s’émiette dans le désert, dans nos désertions conscientes, il mute en une catacratie, en un pouvoir qui va vers le bas, sous l’évidence, sans hiérarchie — catacratie comme pouvoir destituant de la catabase. Le désert devient une idée qui débute par l’abandon, un abandon à soi, dans une déviance à la spatialité moderne — de-sero, j’abandonne le lien. Être weird revient à errer dans le désert, dans son idée, telle une sorcière négative qui refuse de dire la religio, mais qui tente de dire le fouillement des possibles dans nos systèmes à faible entropie. Le grain de sable du désert croissant croît en nous. Déserter ou ensabler, l’existence minérale abîme la machine, imperceptiblement, jusqu’à ce qu’il ne demeure plus qu’une esthétique de la ruine. La catabase n’est plus mortifère, mais va vers un magma principiel de ce qui grouille malgré ce qui s’institue. Cette catabase découvre un sous-sol de l’être au sous-sol du pétrole [23]. L’extractivisme libère de sa gangue langagière une extraction weird de l’être. La terre sans utilité, la terre ruinée, polluée, la terre nue de la vie dénudée a l’accent des déserts prophétiques sans prophètes, un underground des larves et des laves, là où seul le vent [24] parle encore négativement à la pierre, y transporte le vivant pour stratifier les sens possibles de la traversée des mondes. L’être weird n’a pas de parenté, il glisse d’un microcosme à l’autre pour dire que le macrocosme est un tissu du ténu. L’être weird n’a que trois marraines, des narcotrafiquantes du rêve, de la fatalité, de la fatal error de tout système ; les Weird Sisters qui murmurent l’érosion de l’image fixe de nos liens [25] — la fatalité sans gouvernement peut croître dans le renouveau négatif de l’être. L’être weird ne progresse plus, il croît et il croît en son excroissance, permanence de la déviance et de la déviation, telle une variation discontinue des contingences du non-être dans l’être. (aller au § 02. c. [q])

15. νμ. [l]

Une spéculation alchimique à partir des spéculations du principe holographique, faisant tenir dans la surface d’un volume une quantité d’informations tout aussi grande que celle contenue dans le volume lui-même, serait de dire que l’information exprimée par les marges de l’être est similaire à l’information de ses profondeurs — l’idée substantielle de profondeur conjure celle organisationnelle de centre. Le sujet pluriel, c’est-à-dire le sujet social refusant l’individuation moderne de ses composantes, deviendrait alors indistinct en tous ses endroits, jusqu’aux marginalités de ses projections. Une communauté réticulaire pourrait émerger au sein de ce sujet pluriel, comme si la multitude, réunie dans une sensation du commun, laissait émerger la possibilité d’un sujet réticulaire et informe, insujet s’il en est. Aux théories contemporaines du réalisme spéculatif centrées sur l’objet, le sujet pourrait se généraliser à tout le réel en se confondant à l’objet. Tout peut devenir sujet à partir de l’instant où l’on considère que tout élément du réel devient par un assujettissement premier aux principes de la physique et peut interagir par ceux-ci avec tout autre élément du réel. Ces interactions primordiales constituent un langage, langage weird, sans doute le plus étranger à notre raison moderne — et comment faire langage du silence [26] ? —, langage sans langue, langage des ombres, langage des trous noirs, langage des astéroïdes, langage des antiparticules, langage des vides intergalactiques, langage de l’énergie noire, langage tel un ensemble structuré de signes qui dialoguent cosmiquement par des interactions fondamentales comme celle de la gravitation. (aller au § 03. t. [q])

16. ντ. [l]

Face aux velléités langagières d’un anarchisme sans adjectif, nous désirons un communisme de tous les adjectifs, désir que porte secrètement la signifiance bigarrée du qualificatif weird. Il propulse secrètement le communisme loin de ses appareils doctrinaux dans une hétérodoxie des marges, en ces limites du sens où l’on reconnaît vaguement le noyau dispersé d’un langage qui veut faire communauté non des objets qu’il déterre du réel, mais de leur être enfoui. Désenfouissement de l’enfoui : le communisme commence, sans langue, par une sensation du commun, tout auprès de l’atome qui, dans l’exacte identité de son fondement, varie dans la survenance de ses agglomérations — même identité atomique de l’étoile disparue, nébuleuse qui continue son existence derrière l’image commerciale de la nébuleuse, et de la plasticité de l’objet marchand abandonné dans un vortex de déchets du Pacifique nord. En amont des signes scientifiques qui tentent de dire les structurations de la matière au travers des échelles de sa transformation, le commun débute par une contemplation, par l’action implicite de la theôria qui conduit le sujet contemplant à se fondre en l’objet de sa contemplation pour déceler cette identité de l’identité et de la différence, et, avec elle, l’avènement possible d’une communauté des apparences divergentes, unies dans le mouvement de leur substance commune. Le communisme débuterait ainsi par une alchimie qui ferait langage sensoriel des communautés impossibles, de l’organique à l’inorganique, à partir de ce que le langage rationnel de la physique et de la chimie essaie de modéliser. (aller au § 04. g. [b])

17. W±. [b]

Le matérialisme conquérant devrait débuter par une praxis de l’abstrait. Il devrait chercher à pratiquer humblement ce que les abstractions scientifiques de l’invisible lui suggèrent des structurations du réel. C’est en cette grandeur des résonances de la matière dans le langage des sciences que l’idée d’une société sans classes pourrait prendre un sens nouveau, s’élargissant à l’inhumain, espérant une communauté de l’inhumain. L’historicité des luttes se décentrerait alors pour rassembler l’existence, et exorciser simultanément la violence subie par les corps, du corporel au corpusculaire, dans une histoire transversale, histoire de la faune, histoire de la flore, histoire des terres et du ciel, histoire du plein et du vide, histoire des particules et des antiparticules, où s’inscrit petitement l’histoire humaine, et cela au-delà du seul cadre normé d’une discursivité centrée sur le corps révolutionnaire, à savoir, le corps de l’humain modelant hiérarchiquement son espace, à savoir donc, le plus souvent, une représentation du corps de l’homme blanc occidental plaçant sa main moderne et industrieuse sur son environnement, tout en étouffant de son autre main, main invisible de l’oppression, les divergences à l’autorité de son dire-être. Ce corps révolutionnaire unique et dominateur fabrique une perpétuation de l’autoritarisme, par la représentation d’un processus d’exclusion, consécutif de l’institution d’un sujet révolutionnaire refusant d’évoluer dans ce qui divergerait de son seul ressentiment, de sa seule histoire — la révolution moderne désagrège son sens, sens giratoire et devenant, elle n’est plus que le moyen de contraindre la réalité au ressentiment du singulier pour se venger de la vie. Vouloir un communisme weird protecteur des corps débute par la dissolution de toutes les représentations et par une attention aux corpuscules qui peuplent l’ignorance moderne déterminée par une discursivité productiviste. Cette volonté d’un communisme weird distribue l’idée du sujet révolutionnaire aux potentialités de chaque atome qui se meut dans le devenir commun de l’espace. Le sujet révolutionnaire du communisme weird serait un état quantique et inhumain de la matière, une incertitude de la métamorphose à venir, où la seule chose tangible reste le savoir que toute survenance révolutionnaire advient par l’enfoui des harmonies oubliées. (aller au § 05. H0. [h])

Kosmokritik

[1Frédéric Neyrat, « The Alien Protocol : steps towards a communism of the strange », (Des)troços : revista de pensamento radical, vol. 2, n. 1, 2021, p. 48.

[2Ce texte tente d’articuler plusieurs dimensions de sa découverte pour composer un labyrinthe du sens, selon une torsion quelque peu paradoxale du modèle standard de la physique des particules. Cette articulation se fait suivant trois cheminements possibles de la lecture : le plus classique, celui qui débute par le début et finit par la fin, du premier au dernier paragraphe ; celui qui suit les indications en fin de chaque paragraphe, celles-ci créant un cheminement au travers des trois générations de fermions, puis des bosons de jauge pour terminer avec le boson de Higgs ; celui, enfin, qui rassemble les paragraphes selon leur catégorisation (indiquée entre crochets : [q] = quark, [l] = lepton, [b] = boson, [h] = boson de Higgs). Ce labyrinthe est un labyrinthe sans issue, son arrivée est son recommencement, et tout y invite à traverser l’image de nos ciels éteints, à y retrouver le goût non orthogonal, très matériel des étoiles.

[3« Viens donc, je vais dire — et toi, l’ayant entendue, / garde bien en toi ma parole — quelles sont les seules voies / de recherche à penser : l’une qu’il y a et que non-être il n’y a pas, / est chemin de persuasion (car celle-ci accompagne la vérité) ; / l’autre qu’il n’y a pas et qu’il est nécessaire qu’il n’y ait pas : / celle-là, je te le montre, est un sentier dont on ne peut / rien apprendre. Car tu ne saurais ni connaître le n’étant pas / (car il n’offre aucune prise), ni en montrer des signes. » Dans une lecture « négative » du commentaire que fit Marcel Conche de ce fragment parménidien, nous estimons, lorsque la présence précède la présence, dans une virtualité elle-même en devenir, qu’il faudrait entendre aussi l’être du non-être, le tiraillement d’une contingence allant jusqu’à la potentialité des formes étranges, les plus liminales à ce qui est dans le cadre du verbe être — par le non-être, l’être peut être autrement. Parménide, Le Poème : Fragments, traduction et commentaire de Marcel Conche, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 75-77.

[4« L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d’“à-présent”. » Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, dans Walter Benjamin, Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 439.

[5« Le Messie ne viendra que lorsqu’il ne sera plus nécessaire, il ne viendra qu’un jour après son arrivée, il ne viendra pas au dernier, mais au tout dernier jour. » Franz Kafka, Carnets, traduction Marthe Robert, Paris, Cercle du livre précieux, 1964, troisième cahier in-octavo, 4 décembre 1917, p. 67.

[6« L’historien matérialiste ne s’approche d’un objet historique que lorsqu’il se présente à lui comme une monade. Dans cette structure il reconnaît le signe d’un blocage messianique des événements, autrement dit le signe d’une chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé. » Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, dans Walter Benjamin, Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 441.

[7Camarades, nos rêves bactériels nous font entendre l’orthodoxie de la séance de lutte à laquelle vous nous destinez.

[8« La philosophie doit rendre son dû à l’acte de séparer en un sujet et un objet ; mais elle pose cette séparation avec le même caractère d’Absolu que le terme opposé, c’est-à-dire l’identité ; elle ne la pose donc que sous condition ; de même, une telle identité, qui a pour condition l’anéantissement des termes opposés, reste elle aussi relative. Voilà pourquoi l’Absolu est l’identité de l’identité et de la non-identité ; opposer et ne faire qu’un coexistent en lui. » G. W. F. Hegel, La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, traduction de Bernard Gilson, Paris, Vrin, 1986, p. 168.

[9« C’était là, c’est encore là l’ambiguïté de la présence — entendue comme utopie immédiatement réalisée —, par conséquent sans avenir, par conséquent sans présent : en suspens comme pour ouvrir le temps à un au-delà de ses déterminations usuelles. Présence du peuple ? […] Le peuple n’est pas ainsi. Il est là, il n’est plus là ; il ignore les structures qui pourraient le stabiliser. Présence et absence, sinon confondues, du moins s’échangeant virtuellement. » Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 54, p. 56.

[10« Dans un emmêlement confus, la verdure des arbres fait partie de mon sang. La vie palpite dans mon cœur distant… Je n’étais pas destiné au réel, mais la vie a voulu venir à ma rencontre. » Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, Paris, Christian Bourgois, 1999, p. 323.

[11« Ma question ne concerne pas le matériau mort, mais plutôt, si tu veux, la forme dans laquelle cela s’est produit, cette énergie et cet esprit de cohérence qui semblaient se perdre dans l’infini et qui pourtant savaient mettre en accord avec le centre ce qui paraissait même le plus éloigné, et maintenait fermement dans chaque variation le ton de la mélodie originaire, La forme, prise en ce sens, est sans doute la seule chose qui, dans notre situation, puisse nous fournir un point de comparaison, car le matériau n’est jamais que quelque chose de donné. Mais la forme est l’élément de l’esprit humain, c’est la liberté qui y opère comme loi, et la raison s’y actualise. Et alors, compare donc ce temps-là avec le nôtre : où trouveras-tu une communauté ? » Friedrich Hölderlin, Le communisme des esprits, traduction de Jacques d’Hondt, dans Jean-François Courtine (dir.), Hölderlin, Paris, L’Herne, 1989, p. 240.

[12Nous laissons ouverte l’idée organisationnelle de l’inorganique, avec celle, à l’ombre du spectre mutant de Rosa Luxemburg, d’un communisme de conseils inorganiques.

[13« Que dit ta conscience ? – “Tu dois devenir celui que tu es.” » Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, traduction de Patrick Wotling, dans Œuvres [livre numérique], Paris, Flammarion, 2020, Troisième livre, 270.

[14« Le sens originel “tourner” s’est transformé en “devenir” [traduction libre] ». Guus Kroonen, Etymological Dictionary of Proto-Germanic, Leiden, Brill, 2013, p. 581-582, 600.

[15« À la base de l’analyse, tant historique que descriptive, il faut poser deux termes distincts que l’on confond quand on parle de “être” : l’un est la “copule”, marque grammaticale d’identité ; l’autre, un verbe de plein exercice. […] Ce qu’il importe de bien voir est qu’il n’y a aucun rapport de nature ni de nécessité entre une notion verbale “exister, être là réellement” et la fonction de “copule”. On n’a pas à se demander comment il se fait que le verbe “être” puisse manquer ou être omis. C’est raisonner à l’envers. L’interrogation véritable sera au contraire : comment un verbe “être” existe-t-il, donnant expression verbale et consistance lexicale à une relation logique dans un énoncé assertif. » Émile Benveniste, « “Être” et “avoir” dans leurs fonctions linguistiques », dans Problèmes de linguistique générale, 1, Paris, Gallimard, 1966, p. 187, 189

[16« Mon argument est que cet espace étrange [uncanny space] ou cosmos ne se situe pas à l’extérieur ou autour de l’espace familier [canny space] de l’oikos que nous partageons avec d’autres créatures naturelles, mais émerge paradoxalement au cœur même de celui-ci. L’extérieur est à l’intérieur. Ce qui nous paraît absolument étranger et monstrueux se trouve là où nous n’aurions jamais pensé le chercher [traduction libre]. » Oxana Timofeeva, « Ultra-Black : Towards a Materialist Theory of Oil », e-flux journal, 84, septembre 2017.

[17« Comme signification de l’expression “phénomène”, il faut donc s’en tenir à : le se-montrant-de-soi-même, le manifeste. » Martin Heidegger, Être et Temps, traduction de François Vezin, Paris, Gallimard, 1986, p. 55.

[18« Alors que le capitalisme illustre et surpasse les descriptions les plus horrifiées qu’en a fait Marx, le gothique échappe à la codification en tant que mode générique, psychologique ou fantastique pour devenir le compte rendu matérialiste le plus persuasif de la scène socio-économique contemporaine. Pour le cyberpunk, le langage le plus gothique de Marx est devenu le plus réaliste, tandis que ses protestations organicistes contre le capital ressemblent à d’antiques sensibleries [traduction libre]. » Mark Fisher, Flatline Constructs : Gothic Materialism and Cybernetic Theory-Fiction, New York, Exmilitary Press, 2018, p. 29.

[19« La valeur passe constamment d’une forme dans l’autre, sans se perdre elle-même dans ce mouvement, et elle se transforme ainsi en un sujet automatique. » Karl Marx, Le Capital, Livre 1, traduction de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Les Éditions sociales, 2016, p. 152.

[20« Selon un texte intitulé Tsukumogami ki (Archives des spectres d’outils) datant de la période Muromachi (1336-1573), après une durée de cent ans, les utsuwamono ou kibutsu (conteneurs, outils et instruments) reçoivent une âme et, comme toutes les choses dotées d’une âme individuelle, développent un esprit indépendant et deviennent ainsi enclins à tromper les gens [traduction libre]. » Noriko T. Reider, « Animating Objects : Tsukumogami ki and the Medieval Illustration of Shingon Truth », Japanese Journal of Religious Studies, vol. 36, n. 2, 2009, p. 232.

[21Nous n’opposons pas les espaces, mais tentons de discerner leurs marges, particulièrement quand celles-ci se rejoignent dans l’idée de leur inexistence. Que serait donc une extériorité à la fois de l’espace lisse et de l’espace strié ? Là, débute l’espace d’inexistence, l’espace weird. « L’espace lisse ne cesse pas d’être traduit, transversé dans un espace strié ; l’espace strié est constamment reversé, rendu à un espace lisse. Dans un cas, on organise même le désert ; dans l’autre cas, c’est le désert qui gagne et qui croît ; et les deux à la fois. » Gilles Deleuze & Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux [livre numérique], Paris, Les Éditions de Minuit, 2013, chapitre 14 « 1440 — Le lisse et le strié ».

[22« De nombreuses entités qui ne sont pas biologiquement vivantes, mais qui sont considérées localement comme sensibles et possédant des esprits sont des pierres. Il est considéré que ces pierres sont vivantes et souvent qu’elles grandissent […]. Vivre éternellement se dit dans la langue Toraja tuo batu, “vivre comme une pierre” [traduction libre] ». Monica Janowski, « Stones Alive ! : An Exploration of the Relationship between Humans and Stone in Southeast Asia », Bijdragen tot de Taal-, Land- en Volkenkunde, vol. 176, n. 1, 2020, p. 112.

[23« La choséité du pétrole, le Blob. Comprendre le pétrole comme un lubrifiant, c’est comprendre la terre comme un ensemble de différentes narrations que le pétrole fait progresser. En bref, le pétrole est un lubrifiant pour les lignes divergentes de la narration terrestre [traduction libre]. » Reza Negarestani, Cyclonopedia : Complicity with Anonymous Materials, Melbourne, re.press, 2008, p. 19.

[24Élargissons symboliquement le symbole du vent aux mouvements invisibles de l’espace, qui se calquent sur ce que d’aucuns qualifient de dark fluid : « Mais cet élément, irréductiblement constitutif du tout, ne s’impose ni à la perception ni à la connaissance. Toujours là, il se laisse oublier. Lieu de toute présence et absence ? Pas de présence sans air. Mais l’air n’ayant jamais lieu sur le mode de l’“entrée en présence” — sauf dans le vent ? —, le philosophe peut penser qu’il n’y a là qu’absence quand aucun étant ni aucune chose ne viennent à sa rencontre dans l’air. La clairière de l’air est clairière pour l’apparaître et le disparaître, pour la présence et l’absence. Du moins peut-on — pouvait-on ? — ainsi le penser dans un oubli de la matérialité de l’air. Dont la techno-physique se charge de rappeler le pouvoir. Par l’effet de la désintégration de l’atome, par exemple… » Luce Irigaray, L’Oubli de l’air chez Martin Heidegger, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 15.

[25« The weird sisters, hand in hand, / Posters of the sea and land, / Thus do go about, about : / Thrice to thine, and thrice to mine, / And thrice again, to make up nine. / Peace ! the charm’s wound up. » William Shakespeare, The Tragedy of Macbeth, New Haven, Yale University Press, 1918, Acte I, Scène III, v. 32, p. 5. (Dans la traduction de François-Victor Hugo : « Les sœurs fatidiques, la main dans la main, messagères de terre et de mer, ainsi vont en rond, en rond. Trois tours pour toi, et trois pour moi, et trois de plus, pour faire neuf. Paix !… Le charme est dans le cercle. »)

[26« Le trop célèbre et trop ressassé précepte de Wittgenstein, “Ce dont on ne peut parler, il faut le taire”, indique bien que, puisqu’il n’a pu en l’énonçant s’imposer silence à lui-même, c’est qu’en définitive, pour se taire, il faut parler. Mais de quelle sorte de paroles ? » Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 92.

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