Le jour de la mort de jean-luc godard

In Extremis

paru dans lundimatin#352, le 27 septembre 2022

Le jour de la mort de Jean-Luc Godard je me suis mise à penser trop vite.
Les pensées arrivent très vite pour attraper le bord, l’absent, pour demander encore une fois – et peut-être par fidélité à ce phénomène extraordinaire qu’est la pensée d’un être, son âme, et le chemin qu’elle prend quand cet être s’en va.
Que devient la pensée de quelqu’un qui meurt.
Où passe-t-elle en moi.

J’essaie de ralentir, de décomposer. Séparer pour extraire un moment les pensées les unes des autres, et aussi les pensées des images qui naissent en même temps de la ville autour, de la démarche des corps et des gens – et puis des images de la guerre actuelle et inactuelle, de centrales nucléaires, des révoltes des femmes en Iran – tout cela composant une image immédiate de l’histoire, nouée à la silhouette d’un couple assis dans un café dont le silence est à peine interrompu par le bruit insistant d’un klaxon.

La vitesse et le mélange des situations, l’attraction que la pensée exerce sur le réel, c’est dans ce rythme que je me déplace, les films arrivant comme par surcroît d’un monde que je perçois à travers son prisme, dans sa langue – c’est-à-dire en accordant aux êtres et aux choses encore un peu le crédit du langage, de ce rapport.

Oui, les êtres humains ont encore un rapport avec le langage même si ça n’est pas facile, même s’il est de plus en plus mince ou plat, je ne sais pas comment dire, ça va trop vite, mais j’attrape cette première idée qui n’est pas encore bien formée et qui consiste dans le fait de considérer que nous sommes toujours déjà perdus dans le langage, que rien n’est donné, que c’est tragique mais que c’est aussi la chance qu’il y ait plusieurs sens, qu’on puisse entendre plusieurs choses dans un mot, que quelqu’un d’autre se mette à parler, qu’on soit toujours plusieurs, la chance qu’il y ait des malentendus et que ces malentendus soient la condition du pouvoir et de la révolte en même temps.

Je marche en regardant autour de moi et je me pose la question du moment, de l’époque ou de la période, de la possibilité même de la datation des choses.

Je voudrais savoir quand on est.

A quelle période. Ou mieux, à quelle époque. Si c’est possible.

La dernière fois je crois que Jean-Luc Godard a répondu à cette question, c’était lorsqu’il a dit, sur une vidéo Skype pendant la pandémie en 2020, que le virus était la communication ; et plus tard, lorsqu’il a renvoyé plusieurs journalistes à leurs propres questions, c’est-à-dire à l’attente qu’ils mettaient en lui Godard qu’il nous dise la vérité sur le temps. Je me souviens de son sourire enfantin sur des dizaines de téléphones portables lors de la conférence de presse à Cannes, en 2019.

Je ne sais pas à quel film il travaillait dernièrement.

Je crois que la question de l’époque, de la période, continue de se passer quelque part à la frontière de la France et de l’Algérie, d’Israël et de la Palestine et dans le monde arabe. En tout cas, c’est là qu’il a suspendu les questions, que le langage s’est manifesté de façon claire, et qu’il reste du travail.

On est perdus dans le langage et déjà bien après la communication.

Peut-être à l’époque de la mort programmée, c’est-à-dire de la mise en scène de soi-même par soi. C’est ce que les techniques nous indiquent, qui en général suivent sur cette pente plutôt le chemin de la mort que de la politique – et alors on devra avoir un œil vigilant sur l’exercice de ce paradigme en général et en particulier dans la réalisation des films et l’écriture des livres. C’est-à-dire, au-delà de la mise en cause personnelle et de la médiocrité possible : ce que je fais quand je me filme moi-même, quand je mets en scène le moi ; ce qui arrive quand le moi agrège tout l’espace de la mise en scène ; quand il n’y a plus de différence entre un message, une œuvre, et un auteur. Quand on fait les choses pour soi.

Je continue à marcher et à me demander à quelle époque nous sommes, visuellement.

Visuellement ou visiblement.

Visiblement, autour de moi, je m’aperçois qu’il est devenu très difficile d’acheter le journal. Le jour de la mort de Jean-Luc Godard je cherche à acheter le journal pour avoir la Une avec sa photo. Je cherche dans mon quartier, en vain. Au bout d’un moment, je trouve un marchand de journaux ouvert. Une petite boutique. A l’intérieur, il y a la queue : un jeune homme en t-Shirt et avec un appareil photo qui pend négligemment au bout d’une sangle sur son épaule, une vieille dame et un homme d’une soixantaine, un habitué. Un doux brouhaha, ponctué par la voix plus forte du marchand qui fait des blagues, et raconte comment les gens passent devant sa vitrine, prennent des photos, et repartent sans rien acheter. Il menace de ne plus mettre le journal en vitrine. Il n’y aura plus rien en vitrine, comme ça les gens seront obligés de rentrer.

Je réfléchis à ce que c’est qu’une vitrine de magasin, à cette mise en scène en voie de disparition, à son absorption numérique. Je réfléchis au rapport entre un post et la Une d’un journal. Le marchand est anarchiste. Il dit qu’on s’en fout de la reine d’Angleterre ; il dit que le kiosque à journaux, avec le bureau de tabac et le droit de grève, est une spécialité française. Je ne sais pas exactement si c’est un anarchiste de gauche ou de droite. Il y a dans son magasin des illustrations un peu énigmatiques, comme le portrait de Jacques Chirac déguisé en Mao sur fond rouge.

Je marche, et après, avec le journal, j’arrive à la piscine.

Je vois sous l’eau les petites bulles bleues étincelantes, les corps qui ploient, et les grosses croix noires peintes au bout des lignes olympiques. J’entends les cris des enfants, des voix mates, différentes valeurs sonores. J’augmente mon espace perceptif et je pense à l’effort, au rapport entre le son, l’effort et la sensation. Je sens mon corps saisi par les montages d’attraction qui viennent dans cet élan maniaque provoqué par le deuil, l’endorphine. J’écris la scène du marchand de journaux. J’apprends à voir.

Et puis à un moment j’entends franchement des gens parler fort au-dessus à l’air libre. Je lève le nez de sous l’eau et je vois le maître-nageur penché au-dessus du bassin, deux gamins penchés comme lui à ses côtés, qui essaye calmer une dispute qui a éclaté entre une femme et un nageur qui vient de l’insulter.

C’était une scène de dispute magistrale, sans retenue, une dispute en maillot de bain avec des insultes qui se perdent dans l’écho des lieux et la profondeur des eaux. La bienséance et le contrôle de soi exigés par la discipline des nageurs et le contact de la nudité ont explosé. Alors naturellement, je pense à toutes les scènes de dispute que je connais dans les films de Godard, et je me demande pourquoi il y en a autant, pourquoi ça explose. Des disputes qui naissent d’infimes ou de grosses déceptions, de petits malentendus qui prennent des proportions énormes parce que les actes invisibles et les choses qu’on ne fait pas sont aussi tragiques que les choses qu’on fait.

Or, le cinéma, s’il y a une différence entre le cinéma et la littérature, je me dis, ça a peut-être à voir avec l’action autant qu’avec l’image : l’action de faire une image et d’être conséquent avec ça, dans les derniers moments de l’histoire (faire une image convoque cette extrémité, ce côté pour la dernière fois).

Faire des images au dernier moment. Cette action engage les hommes et les femmes et vis-à-vis de ce qu’ils disent et font d’eux-mêmes de la façon la plus radicale. Il s’agit d’une façon d’être conséquent avec le réel autant qu’avec la mélancolie. Ces deux conditions s’exercent par le langage du cinéma et la façon dont les films le manifestent.

Autrement dit : le cinéma est le langage par lequel être à la hauteur de cette mélancolie historique qui appuie sur chacun des défauts des hommes face à l’histoire.

Je dis les hommes et je pense aux femmes et peut-être à une différence à cet endroit-là, différence construite, par laquelle les hommes se sentent responsables des choses du monde et en conséquence mélancoliques de leur propre pouvoir. Les femmes ont toujours eu d’autres choses à faire, on les a tenues à l’écart de l’écriture de l’histoire, cela leur a épargné la mélancolie et le problème harassant de l’œuvre d’art.

Je regarde les deux lettres face à face, celle de Jean-Luc Godard et celle de Carole Roussopoulos, qui se répondent à 26 ans d’écart.

Et puis un peu plus tard, à la fin de cette journée où les pensées vont trop vite et où chaque phrase s’arrête à peu près aux trois-quarts, je reprends la question de l’époque. La question historique et mélancolique de l’époque.

C’est une question qui m’importe. Mais là je fais les courses au supermarché. Je passe devant les étalages et je constate l’augmentation du prix des denrées. Je me souviens d’une émission que j’ai entendu la veille à la radio, sur l’ascèse et l’énergie, sur le changement des comportements. Je renonce à plusieurs achats. J’arrive à la caisse automatique, et là en pensant très fort à Godard, sans même réfléchir, je laisse au fond du panier la moitié des courses, je les passe pas sous la bande rouge du scanner, je fais semblant, je me dis que le vol est la seule réponse à l’ascèse et à la mélancolie, et que ça va être ça, la période, une grande autoréduction collective –

comme ça on reprendra des forces pour lutter contre l’ascèse et la mélancolie.

M. G. pour in extremis journal

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