« Y a pas de folie »

Psychiatrie et carcéral, l’enfermement du soin
[La Brèche #5]

paru dans lundimatin#388, le 19 juin 2023

La Brèche est une impressionnante revue d’information et de critique du monde carcéral, désormais publiée par les éditions Météores. Ce 5e numéro explore le lien entre soin, psychiatrie et carcéral, s’y mêlent des considérations théoriques et philosophiques et de nombreux récits et témoignages. L’article qui suit en est extrait.

Dans un monde parcouru de violences économiques brutales, de répressions sociales et raciales, rythmé par les crises en tous genres, les services psychiatriques tout comme les appels d’urgences sont saturés de demandes de soin, d’accompagnement de crise. Les personnes que nous avons rencontrées au cours de l’édition de ce numéro reviennent souvent sur la nécessité du soin, par et dans l’accompagnement thérapeutique. 

Dans le même temps, les textes que nous rassemblons dans le numéro 5 de La Brèche « Psychiatrie et carcéral, l’enfermement du soin » témoignent tous du caractère répressif des institutions psychiatriques : elles se retrouvent sans cesse intriquées à des formes de contrainte, de contrôle et de répression. Elles pratiquent la médication à outrance, usent de la contrainte légale et physique, enferment et parfois tuent. Elles font à ce titre pleinement partie d’un pouvoir carcéral, ou du moins l’accompagnent avec peu d’ambiguïté.

Il y a dans cette tension quelque chose à penser : comment le carcéral s’invite-t-il dans ce qui devrait être du soin ? Et comment faire soin autrement ? Ces deux questions parcourent ce numéro, qui investigue les rapports multiples et complexes entre psychiatrie et logiques carcérales.

Y’a pas de folie 

Joanna [1] a connu l’incarcération à travers celle de son mari, pendant 17 ans elle lui a rendu visite et l’a soutenu, ainsi que d’autres détenus et leurs proches, face aux violences pénitentiaires. Dans cet entretien elle revient sur son parcours qui a eu un grand impact sur sa santé psychique et qui l’a amenée à multiplier les manières de résister.

De l’impuissance…

Je pense que pour toutes les personnes qui ont un proche incarcéré, c’est un choc psychologique. Parce que déjà il y a une séparation brutale, quand ce sont des petites peines ça va, mais quand la personne part pour quatre ou cinq ans, c’est comme faire un deuil. Tu as d’abord l’incompréhension, tu es sous le choc. Tu as le déni, tu te dis non ça va aller, puis la colère, tu es révoltée. Puis après simplement tu as l’acceptation. Je pense que c’est comme si on t’enlevait un membre en fait. J’ai vu des femmes de détenus souffrir. Puis ce qui est le plus dur, c’est que tu ressens la douleur de la personne qui est enfermée. Tu entends le bruit des portes, c’est un bruit qui est permanent. Il y a une odeur en prison qui est insoutenable, ça sent le renfermé, le moisi… Quand tu sors de là, par l’odeur, par les bruits, tu sais plus ou moins ce que la personne en face de toi est en train de vivre. Je pense que ce qui est le plus traumatisant dans cette histoire, c’est l’impuissance. Être impuissante. Face à la justice, tu es impuissant. Face au feu tu es impuissant, face à l’eau tu es impuissant. Quand tu es impuissant face à la détresse d’une personne, c’est extrêmement difficile. Encore plus quand ce sont des détenus qui ont des problèmes psychologiques, des problèmes de stup’, ou en général. Ils sont pas suivis comme il faut. 

L’incarcération oui bien sûr, mais pourquoi en fait ? Tu vois qu’on prescrit des médicaments à tout va, des piqûres d’Haldol. Il y a aussi la violence carcérale, on n’en parle pas. Il suffit qu’un gardien soit mal luné et il t’attrape, ils appellent ça « intervention », paf, ils viennent, ils te sautent dessus et te foutent au cachot pendant deux jours. Quand tu vois ce qu’il s’est passé et la sanction qu’il y a derrière, injustifiée et tellement énorme, c’est injuste. C’est comme si on prenait ton enfant à la crèche, et quelqu’un lui fout une grosse gifle tout ça parce qu’il n’a pas voulu mettre son sac-à-dos dans l’endroit où on lui a demandé. Là tu peux intervenir, tu peux déposer plainte, mais quand tu es en incarcération, vu que c’est des soi-disant criminels, tu peux rien faire. Tu dois passer par des procédés extrêmement longs, extrêmement coûteux, et ça te prend toute ton énergie. Il n’y a aucun dialogue. Ils sont tellement arrogants, que c’est l’arrogance qui te tue. Quand t’appelles une directrice de prison, moi j’ai appelé celle de Lantin, une prison dans la prison, il n’avait ni télévision ni douche, il allait péter un câble. Quand tu l’appelles, que tu lui dis que tu as fait le nécessaire et qu’il va être transféré, elle te répond avec arrogance : « qui vous êtes ? Moi je parle pas avec les femmes de détenu ». Genre t’as rien à dire. En gros, « j’en fais ce que je veux ». Non, t’en fais pas ce que tu veux. 

…à l’action

Des fois j’ai été obligée d’aller à l’extrême. Pas parce que ça me plaisait, pas parce que j’avais envie d’être médiatisée, au contraire ça me poursuit encore aujourd’hui pour trouver du travail ou refaire ma vie. Certaines personnes qui ne me connaissent pas qui disent « c’est quoi cette folle, elle a voulu s’immoler par le feu, elle a fait une tentative de suicide dans un tribunal, elle s’est ouvert les veines à la DGD… ». Parce qu’ils comprennent pas que c’est un parcours très long et très vicieux. Bien sûr il y a des détenus qui se plient aux règles, pour les femmes et les mères de ces détenus c’est beaucoup plus facile. Mais pour moi qui ai eu un mari qui a lutté pendant des années contre le système carcéral – et on parle d’une peine de 21 ans, pas d’une peine de 6 mois – dans des conditions exécrables, bien sûr que ça détruit mentalement. Face à la Justice, j’ai été épuisée, déboussolée. J’ai pas été entendue. On a essayé de me dire : « oui, mais il est violent avec vous ». Comme si on voulait me faire dire des choses qui ne sont pas vraies. Parce qu’il est toxicomane – entre guillemets – il touche pas à la came ni à la coke, par contre les Rivotril, les Diazépam, c’est vous qui lui avez donné ça en prison, en fait. Quand il était jeune et qu’il est rentré, il avait 16 ans. Il a eu une peine de 10 ans, et pour faire passer le temps, un cacheton le soir, un cacheton le matin, après il est devenu accro, dépendant, et quand il sort… À un moment il faut remettre les choses dans leur contexte. Bien sûr que quand il boit de l’alcool et qu’il prend des médicaments il est pas dans son état normal. Bien sûr qu’il est violent, mais la faute à qui ? 

Faire taire avec l’haldol

C’est pas parce qu’il est condamné parce qu’il s’est montré violent vis-à-vis de moi que ça va changer quelque chose à ma vie ou à la vôtre. On n’est pas dans le bon processus. Moi ce que je demande c’est qu’il soit soigné, c’est ça la question. Mais c’est comme tout parent qui aurait un enfant en train de se noyer, et t’essayes de le sauver mais tu ne peux rien faire en fait. Il n’y a ni suivi psychologique, ni suivi psychiatrique… En gros on te bourre de médocs pour que tu restes calme. Ce qu’ils font c’est qu’ils viennent à 5-6 avec un médecin, ils t’attachent et ils te piquent avec de l’Haldol. Les piqûres d’Haldol, c’est très violent. Moi je l’ai vu sous mes yeux à la prison de Lantin. Mon mari était derrière le carreau, ils sont arrivés à 4-5 alors qu’il était au carreau quoi. Il était menotté par derrière, déjà, ils avaient pas le droit. Ils sont arrivés avec des matraques, des menottes, ils l’ont tiré, ils l’ont mis par terre, les bras derrière, et le médecin est arrivé. Il lui a fait une piqûre d’Haldol. Quand quelqu’un se fait piquer par de l’Haldol, son cerveau réagit encore mais son corps ne peut plus bouger. Tu vois la personne se recroqueviller, ne plus bouger, en train de se ramasser des coups de matraque. 

En prison, il y a une règle qui est très simple : eux, ils appellent ça de la violence. À vrai dire, c’est pas réellement de la violence : si tu vas dans un magasin, qu’on te vole 20€ et que tu t’énerves, que tu as un droit et qu’on te le donne pas, tu t’énerves, ce qui est logique dans la nature humaine. Quand un détenu sait que sa femme a fait 2h de train, a fait 45 minutes à pied, a pris un bus, et qu’on t’enlève 25 minutes de visite, ça peut paraitre anodin pour quelqu’un qui est à l’extérieur, mais pour quelqu’un qui est à l’intérieur, c’est énorme. 

Donc lui, on lui a coupé sa visite. Il s’est énervé. Étant donné qu’il a une très mauvaise réputation, ils viennent et ils le piquent. L’Haldol c’est ce qu’on donne à des chevaux. C’est une piqûre qu’on te fait en psychiatrie quand y a plus moyen de te maintenir. Ça peut te tuer, il y en a qui sont morts de ça. Il n’y a pas de suivis médicaux, c’est un peu aléatoire, avec un psychiatre pour 200-300 détenus. Tout le monde trouve ça normal. 

Guerrière

On demande quels sont les dégâts psychologiques : tu dors plus. Moi il fut un temps où j’étais collée à mon GSM parce que j’avais peur qu’on m’appelle pour me dire qu’il était au cachot. J’avais des angoisses, et un stress post-traumatique. J’étais au travail, j’étais pas bien. Quand t’as ton mari ou ton enfant qui passe neuf jours au cachot, que tu n’as aucun contact, qu’on t’explique pas pourquoi il est au cachot, que tu sais pas s’il va être transféré, où il va être transféré… Une fois, on m’a téléphoné pour me dire qu’il avait été emmené au cachot et qu’il y avait du sang partout. Un gardien qui s’était amusé à lui fermer une porte blindée sur ses doigts, les doigts sectionnés, ils l’ont laissé comme un animal en train de se vider de son sang dans un cachot, sans soins, sans rien. Alors que la direction a l’obligation de venir voir tous les jours le détenu avec un médecin pour voir s’il tient le coup. Donc j’ai dû faire venir un médecin indépendant près de la prison de Nivelles, il est sorti traumatisé, il m’a dit qu’il avait jamais vu ça. Une infection de plaie qui a pas été soignée. Les bleus qu’il avait sur le corps, manifestement il s’était pas fait ça tout seul. Bien sûr, le gardien n’a pas été condamné.

Mais quand tu es une femme de détenu et que ça t’arrive une fois ou deux, t’en as marre en fait. T’es fatiguée. Quand il ramasse une nouvelle peine de 40 mois, juste pour une conditionnelle qui n’a pas été respectée, tu sais le parcours que tu viens de vivre, t’as plus envie de le vivre. 

À la fin on se demande pourquoi y a des femmes de détenus qui en arrivent à… La question c’est comment j’ai fait pour en arriver là. La question qui se pose, c’est pas quels sont les troubles que j’ai maintenant – parce que je les aurai à vie ça c’est sûr – c’est pourquoi j’en suis arrivée là. Parce que de un on n’est pas entendues, de deux on est fatiguées, et de trois on est révoltées. Quand tu es révoltée contre les violences policières, tu peux toujours rentrer au commissariat et foutre la merde. Mais rentrer et foutre la merde dans une prison, c’est autre chose. On a aussi essayé de me condamner pour violence sur gardien alors que j’ai jamais frappé un gardien, et à l’heure actuelle je dois payer 30 000 € pour une gardienne que j’ai jamais frappée. Donc s’ils arrivent pas à t’avoir sur le plan correctionnel, ils essayent de t’avoir sur le plan civil. Correctionnel ça va être difficile parce qu’elle a quand même un parcours exemplaire, c’est une fille gentille… alors on va essayer de l’avoir financièrement. Faut pas croire qu’il y a que moi, sauf que moi, bon, étant un peu plus guerrière, je l’ai fait parce qu’à un moment il faut arrêter de rigoler sur les gens, parce qu’à un moment ça va beaucoup trop loin, tu vas pas mourir en silence et rentrer chez toi et boire un café et attendre gentiment qu’on tue ton mari, entre guillemets. Donc quelque part, c’est le jeu avec les journalistes. J’avais pas l’intention de mourir hein. Si j’avais voulu m’immoler, je l’aurais fait. Mais il y a un jeu qui s’installe… Si tu ne fais pas quelque chose d’extraordinaire, les journalistes ne vont pas se déplacer. Tu vas dire « mon mari se fait tabasser », ils vont pas se déplacer. Ils aiment le sensationnel, donc il faut leur donner ce qu’ils veulent si tu veux qu’ils se déplacent. 

Ils savent très bien qu’il a été maltraité, ils l’ont reconnu. Ils lui ont cassé le nez et la mâchoire à Ittre, à l’époque de M. Fonck. Ils l’ont laissé pour mort, il a dû manger avec une mâchoire en fer pendant un an. Ils étaient à douze sur lui, quand tu vois les photos il a la mâchoire complètement comme ça. Pourquoi remettre un détenu dans la même aile avec les gardiens qui l’ont massacré ? Tu t’attendais à quoi, qu’ils se fassent des bisous, qu’ils se pardonnent ? En plus ils se foutaient de sa gueule, ils lui disaient : « alors, on mange avec une paille ? » Mon mari était pas violent à sa première détention. Il était à Marneffe, qui est une prison ouverte. C’est suite à cet événement traumatisant, où ils sont venus à 12 avec des combat shoes péter sa mâchoire et qu’il s’est retrouvé à l’hôpital, qu’il est devenu violent. Et à la fin, il s’est révolté. Il a pris une fourchette, un couteau, et il a planté le gardien. Une fois que tu rentres dans ce système-là, on appelle ça le code 3, tu es transféré, tu es mal vu par les gardiens, ils te font la misère, puis vice versa.

La folie c’est se soumettre et accepter 

Il y a des gens qui me traitent de folle, mais qui n’ont jamais eu de proches en incarcération, qui ont pas dû passer par là et tant mieux pour eux je leur souhaite pas. Oui, mais vous étiez pas là vous, quand tu te réveilles à 3h du matin, que tu prends le train pendant 1h30, et ça t’arrive 10 fois dans le mois, tu marches 45 minutes, t’attends le bus en plein hiver pendant une heure, t’arrives, t’attends ton ticket et t’as un gardien avec un grand sourire qui te dit : « Ah ben tu rentres pas ». Tu fais quoi ? Je vais pas rentrer à Bruxelles pour la 25e fois. Y a un moment voilà, t’es obligée d’aller à l’extrême. Et je pense que tous les détenus qui se sont révoltés contre le système carcéral, malheureusement, ont dû aller à l’extrême. Tous les gens qui sont contre le système – pas seulement carcéral, payent le prix fort. Les femmes qui suivent derrière le payent aussi. 

Pour moi la folie c’est de se soumettre et d’accepter. Pour moi la folie, c’est de rentrer chez soi, savoir son mari au cachot en train de se vider de son sang. Parce qu’il y a quand même des certificats médicaux, des rapports. J’ai fait intervenir la Commission de surveillance des prisons. L’intelligence que j’ai eue, c’est que je connais la loi. La plupart des femmes de détenus ne savent pas qu’elles peuvent faire venir un médecin indépendant à leurs frais au cachot. On ne leur dit pas. Quand tu rentres en prison, t’as un petit livre de la DGD, la Direction Gestion de la Détention, qui te dit que t’as le droit de ramener des vêtements, t’as le droit de ceci, t’as le droit à tes VHS et tout, mais vraiment les droits minimums. Mais après, pour défendre les détenus, c’est à toi de creuser, et au fil des années tu apprends. 

Mais oui, les troubles psychologiques, bien sûr. Tu es angoissée, tu es stressée… Peut-être pas pour ceux qui font 6 mois – 1 an, mais pour une femme de détenu qui passe pas mal d’années derrière son mari, c’est comme si tu n’avais pas d’horizon d’avenir. Même quand il a un bracelet électronique, t’as pas droit à un revenu parce que t’es considéré comme détenu. Donc t’as pas droit au CPAS, donc comment on va faire parce qu’on n’a qu’un salaire. C’est violent financièrement, psychologiquement, et c’est pas viable à long terme. Rien n’a été étudié pour que le détenu s’en sorte. Un détenu avec un bracelet électronique, s’il n’a pas une famille derrière lui, ou une femme qui est capable, il a droit à rien. Le détenu qui sort de prison, qui n’a pas de femme, pas de famille, avec un bracelet électronique, il sait pas payer son tram, il sait pas téléphoner à l’assistant de justice parce qu’il n’a pas rechargé son téléphone, il n’a pas internet parce qu’il sait pas se le payer, et ça lui met un stress. Et bien sûr, il récidive. Il a besoin d’argent. Il voit les petits qu’il a laissés au quartier qui ont grandi, qui ont ouvert un magasin, qui ont une voiture, qui ont un avenir, qui sont mariés, qui ont des enfants, et lui il est là seul avec son échec. Quand ils sortent dehors, ils ont l’échec en face d’eux et le temps qu’ils ont perdu. Tu en prends conscience en sortant je pense… Quand tu es à l’intérieur de l’incarcération, tu vois pas les années et les mois passer, parce qu’une routine s’installe. Mais une fois que t’es dehors, quand tu rentres à 16 ans et que tu sors à 28, t’as presque la trentaine, t’as pas eu de jeunesse, t’as pas vu de plage, t’as pas vu un lac… Psychologiquement c’est très dur. Très très dur. Et pour les femmes de détenus comme moi aussi, parce que les années passent et tu peux pas te construire. Tu vis dans l’attente en permanence. 

Faut savoir que quand tu fais une tentative de suicide dans un tribunal, tu vas quand même voir des experts psychiatres. On te laisse pas comme ça dans la nature. Un expert psychiatre, il regarde si t’es un danger pour la société ou pas. 

Et, en fait, il faut savoir que les questions des psychiatres… C’est pas des questions. Tout est dans l’attitude. S’il te parle, il va parler tout doucement, pour voir si toi tu vas t’approcher pour parler avec lui et qu’il t’entende, ou si tu vas crier. Déjà il y a un rapport de force. C’est-à-dire que ça dépend de comment tu es, si tu es quelqu’un d’empathique, tu vas t’approcher pour entendre. Si tu es quelqu’un de colérique, tu vas crier, ça veut dire je ne vais pas vers toi, j’ai une personnalité… Ce sont des gestes comme ça. On te pose des questions aussi, avec des échelles, pour évaluer ta paranoïa, ta psychologie etc. Et donc t’as un questionnaire, je crois qu’il y a 120 questions ? Je vais prendre un bête exemple parce que je me souviens plus, mais « est-ce que tu crois en Dieu ? Est-ce que tu crois au diable ? Préfères-tu Staline, préfères-tu Hitler ? »

Moi si à l’époque j’avais eu de l’argent, j’aurais pas choisi les journalistes. C’était le moyen gratuit : j’ai marché, j’ai réfléchi, 2 km, la pompe d’essence, il me reste 1€ sur moi, j’achète le journal, je prends le numéro de téléphone, j’ai du crédit. Quand j’avais de l’argent, je faisais intervenir un médecin, et un avocat, mais c’est la fin du mois, tu te retrouves à Jamioulx en pleine cambrousse, tu fais comment ? T’as pas un franc sur ton compte, tu dois attendre ta paye, parce qu’il y a la violence financière aussi, c’est bien de défendre un détenu, mais ça coûte de l’argent : faut aller en référé, faire intervenir un médecin, c’est pas gratuit, les km sont comptés. Donc y a un moment, t’en as marre de gaspiller ton argent dans le système judiciaire, tu te dis : « bon, quitte à être ridicule, c’est pas grave ». C’est ça en fait que les gens comprennent pas, c’est que tu te dis « tant pis je vais me faire passer pour folle, ce sera toujours mieux que si on m’appelle et qu’on me dit que mon mari est mort ». Donc 1€, tac, t’achètes une bouteille d’essence, ça coûte 1€. Bon, moi le truc c’est que l’essence je savais pas que ça brûlait juste au contact de la peau, donc j’ai eu les cheveux brûlés, les yeux brûlés. Je suis montée dans le train, le contrôleur m’a même pas demandé mon ticket. Il m’a dit « c’est bon tu passes crème, juste rentre chez toi ». Je puais l’essence. 

Pour finir je l’ai eue ma visite, mais ça ils l’ont pas dit dans les médias. Je suis rentrée, j’ai eu ma visite. Mais c’était dangereux parce que j’étais remplie d’essence, donc le premier qui allumait une cigarette… Donc voilà. Comme il était au cachot, j’ai eu une visite au carreau. Des détenus m’avaient appelée pour me dire qu’il avait été maltraité, moi tout ce que je voulais savoir c’était « est-ce que psychologiquement tu tiens le coup ? Je suis derrière toi, surtout ne pète pas un câble, n’en frappe pas un, c’est ce qu’ils attendent, ne donne pas le bâton pour te faire battre. Comme ils t’ont shooté et qu’ils sont dans leurs torts surtout ne les frappe pas. »

Le couple de l’année

« Il est irréinsérable, on n’arrivera jamais à rien avec lui… » Des termes tellement péjoratifs pour un être humain. Je peux pas lui en vouloir, moi je sais qui il est, comment il était avant d’entrer en détention, comment vous me l’avez rendu comme un torchon. Des fois la nuit il est tellement traumatisé par ce qu’il a vécu en prison qu’il se lève la nuit, il croit qu’il y a des gardiens autour de lui qui vont le shooter. Je veux dire, il a fait plus de cachot que de jours en cellule. Sur 21 ans de prison, il a minimum 7 ou 8 ans de cachot. Faut savoir que le cachot, c’est neuf jours dans un trou noir, sans rien. T’as pas droit à une cigarette, tu dois chier dans un trou. Avec ta propre urine par terre comme un chien. T’as même pas la notion de l’heure, on te la donne si on veut bien. Comment tu veux, avec quelqu’un qui a passé 6 ans dans un cachot, qui a été transféré de prison en prison, traité comme un animal, piqué avec de l’Haldol ? On lui a prescrit des médicaments qu’il fallait pas. Il a perdu sa mère d’un cancer, il a pas pu aller l’enterrer. Il a perdu son père d’un cancer ils ne l’ont pas laissé l’enterrer. Vous cassez les couilles à sa femme quand elle vient en visite, exprès, y a un moment qu’est-ce que vous voulez. C’est normal que quand il sort… Non il faudrait qu’il ait encore la notion du bien et du mal. Moi ils ont essayé de me coller un truc mais j’ai rien demandé. Oui il a pas été correct avec moi, d’accord, et à cause de qui, à cause de quoi ? Moi quand je l’ai rencontré il était pas comme ça le mec. Il faisait du vélo, j’étais sa petite souris. On était le couple de l’année. Les gens étaient jaloux tellement notre amour, il était fort et puissant. Moi j’aimais mon mari d’un amour inconditionnel, et il m’aimait d’un amour inconditionnel. On faisait du vélo ici en ville, sur le porte-bagage, on était tellement heureux, y avait un amour tellement pur, l’amour sincère, que tout ça a fait que j’ai craqué psychologiquement. Et lui aussi. Bien sûr que par moments il a joué, il m’a manipulée en disant qu’il était maltraité par les gardiens dans certaines prisons, et il exagérait les faits. Mais il exagère les faits comme un enfant qui a besoin d’aide, comme un enfant qui est dans un internat, qui est pas heureux, et qui va chez son père ou sa mère et qui dit, le professeur il m’a fait ça, parce qu’il est en manque d’attention.

Y a pas de folie. Mon ex-mari n’était pas fou, il n’a pas été déclaré devant le tribunal comme fou, il est condamné en correctionnel. On l’appelle « animal », ça veut dire ce que ça veut dire. Il est anarchiste, il déteste la justice, tout ce qui porte du bleu, même les schtroumpfs, je crois qu’il les aime pas. Il est comme ça. Mais il a payé très cher ce qu’il est. Quand t’es anarchiste et que tu veux pas te soumettre à la loi, tu le payes très très cher. Les tributs qu’ils lui ont fait payer, ils me l’ont fait payer à moi aussi. Maintenant je ne suis plus avec lui, on est divorcés et on est séparés, il est encore en prison, c’est lui qui m’a quittée parce que je pense qu’il a compris que ça me faisait trop souffrir et que les gens lui ont ouvert les yeux en lui disant, écoute il est temps que tu la laisses, parce que la fille elle mange plus, elle dort plus, elle a plus aucune vie. Ma vie sans lui, elle était vide. Le véritable amour, c’est ça. Maintenant j’ai refait ma vie, est-ce que je suis heureuse ? Je pense que non, parce qu’après tout ce que j’ai vécu, comment être heureuse ? J’aurais été heureuse si j’étais arrivée au bout de mon histoire, ça aurait été le conte de fée, mon mari est libéré, il arrête les médicaments… On s’est mariés à la prison de Saint-Gilles, c’était assez drôle, on s’est mariés dans un cachot. Parce que mon mari avait foutu la merde au matin, donc moi je suis arrivée dans ma belle robe blanche, mon mari est arrivé en peau de pêche avec des Air max, et le jour de mon mariage, je me suis mariée dans un cachot, avec l’escadron spécial. C’est ça mon mariage. Dès le départ, je savais un peu ce qui m’attendait. Donc dire que je suis une proie éplorée et faire la victime, c’est trop facile. Je savais plus ou moins. Mais que la justice était aussi brutale, ça je ne le savais pas. Je ne m’y attendais pas. Je pensais qu’il y avait quand même quelques droits à respecter. 

Une fois y a une directrice qui m’a fait venir un escadron spécial. Elle avait tellement peur de moi… pour m’annoncer que mon mari était au cachot. Elle avait peur. Attends je t’explique. J’attends ma petite visite tranquillou dans ma petite salle d’attente, et moi je rigole, on passe le temps comme on peut, et j’essaye de remonter le moral des gens que je vois plus faibles. Il y avait une mère, son fils était rentré, elle était au bout de sa vie. Je lui dis « oh madame, ça vous fera moins de chaussettes à nettoyer, vous allez voir, ça va vous faire des congés, allez au cinéma, de toute façon il en a pas pour longtemps, profitez. Allez au resto tous les jours, vous devez même plus cuisiner ». L’empathie c’est ça en fait. C’est faire d’une faiblesse une force. Je rigole avec la bonne femme. Ils arrivent – ceux de Nivelles moi je les connais pas : « Joanna* ? », « oui c’est moi, c’est pour quoi ? Y a une soirée déguisée et je suis pas au courant ? ». Tout le monde pète de rire. – « Veuillez nous suivre, la direction veut vous voir. » – « Y a besoin d’un escadron spécial pour ça ? » – « Oui, la directrice a peur de vous ». Donc on arrive, on m’amène dans une salle, et je vois la directrice. Elle bégaye, elle est stressée, je croyais qu’elle allait faire pipi dans sa culotte. Je dis « C’est pour quoi ? » Elle me dit : « votre mari est au cachot. » Je lui dis : « Madame, ce matin j’ai téléphoné pour avoir ma visite. Pourquoi on m’a pas dit que mon mari était au cachot ? Ça m’aurait évité de prendre le train, d’attendre une heure dans une salle d’attente, et de gaspiller 12€50 Bruxelles-Nivelles. C’est quoi ce cinéma, je serais restée chez moi, à regarder Netflix. En plus y a la nouvelle saison d’Orange qui commence. Donc pourquoi me faire déranger en plein hiver, m’habiller prendre ma douche ? » Le flic pète de rire. – « C’est qui qui est ridicule, vous ou moi ? Pourquoi vous avez peur de moi ? » Bon bref. Je sors avec les policiers. Déjà dans ma tête je sais que je vais descendre du train et aller à la direction générale des prisons. Et voilà, après c’est reparti en sucette, « pourquoi on m’a pas prévenue… ». Le policier m’a dit « Vous avez très bien parlé, si j’étais vous j’irais à la DGD, c’est pas normal de vous faire venir comme ça. » Sincèrement c’est qui qui cherche des problèmes, c’est moi la folle ?

Bien sûr que ça joue psychologiquement. T’es stressée, tu pleures, tu manges plus, tu n’as plus de vie sociale. T’es coupée du monde. Quand t’as un mari en prison, c’est très mal vu. Les gens te regardent comme une pestiférée, ou alors tu dois le cacher, et c’est de là que vient la schizophrénie. A 6h du matin, tu travailles avec des enfants, « Alors Alexandre, comment ça s’est passé à l’école ? T’as eu ton petit doudou ? ». À 14h t’appelles la direction : « Espèce de grosse salope, si tu veux pas transférer mon mari je te jure je vais venir vous enculer toi et tes gardiens ». À 19h : « Allo, oui bonjour Maître, comment allez-vous ? » Tu vois, en une journée quand t’es femme de détenu, ça peut être les cinq saisons, tu sais jamais savoir, le matin tu te réveilles de bonne humeur, tu vas travailler, t’es considérée comme une personne normale, puis vers 14h t’arrives à la visite on te laisse pas rentrer, ben tu sors une bouteille d’essence. 

Quand il y a des émeutes à Anderlecht, est-ce que les jeunes ils sont fous ? Jusqu’où nous on va accepter d’encaisser, sans parler sans rien dire ? Y a pas de fous, y a pas de normalité. Y a juste des gens excédés parce que nous, leurs couilles à la télé, on connaît. Je regrette le mal que je me suis fait à moi-même. Mais je regrette pas parce que je me dis que, si j’avais rien fait, peut-être que je le regretterais. Je me dirais : « putain j’ai vu tellement d’injustice et j’ai rien fait ». 

[1Prénom modifié

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