- La première est que, loin d’être un aspect secondaire des rapports de force actuels ou la simple expression conjoncturelle des luttes de factions au sein du capital, l’anti-« wokisme » est la manifestation du découplage historique entre capitalisme et libéralisme politique.
- La seconde est que saisir toute la portée de cette évolution implique une actualisation stratégique qui consiste pour l’ensemble du camp anticapitaliste à se délester des débats obsolètes à propos de la « politique de l’identité » ou des luttes en faveur de la « reconnaissance » et de l’obtention de droits libéraux.
Je plaide donc ici pour une prise en compte de la restructuration et de la clarification des antagonismes propres au déploiement du capitalisme autoritaire et post-libéral afin d’identifier les nouvelles lignes de partage que ce déploiement implique. Autrement dit, il s’agit de circonscrire le champ contemporain de l’irréconciliable.
Pour cela, je vais marquer le contraste entre l’ancien monde, celui qui disparait sous nos yeux, et celui qui est en passe de le remplacer.
I
L’ancien monde, tout d’abord : l’alliance entre capitalisme et libéralisme politique qui s’est nouée dès le XIXe siècle s’est caractérisée par sa formidable capacité de neutralisation des antagonismes. La distribution généralisée de biens matériels et juridiques – c’est-à-dire de marchandises et de droits – a été l’instrument du processus de capture des forces contestataires. Cette capture, en tant que mécanisme de maintenance du système, n’imposait pas l’abandon de tout discours critique, bien au contraire : elle n’aboutissait pas au musèlement de l’ennemi, mais à son internalisation. L’essentiel était que la mobilisation, même sous sa forme la plus virulente, ne vise pas le démantèlement des structures de l’oppression mais l’assimilation au sein du monde marchand. Son expression première fut la formation d’une zone intermédiaire, un entre-deux factice où l’on pouvait tout à la fois lancer des offensives apparentes contre l’ordre socio-politique et jouir des biens qu’il distribuait. Il suffisait juste de se tenir toujours en deçà de toute rupture véritable. Depuis cette zone de semi-allégeance, on pouvait nourrir l’illusion d’une extériorité au système dont on acceptait les largesses.
Les ouvriers furent les premiers à occuper cette zone. Elle fut même inventée pour eux et ce fut la vraie naissance de la « politique de l’identité ». Les organisations les plus combattives de l’époque eurent beau tenter de concilier les « revendications immédiates » et les buts lointains, toujours repoussés, de destruction de l’État, de la propriété, de la bourgeoisie, etc., la réalité était cruelle : au lieu de mettre en œuvre la démolition du capitalisme et de s’attaquer à ses fondements, notamment l’aliénation par le travail, les ouvriers s’inscrivirent dans une logique de valorisation de leur identité et de défense de leurs intérêts. Ils réclamaient leur place au sein du système. Ce faisant, ils inauguraient la forme spécifique d’allégeance dont on a plus tard abondamment accusé, à gauche, les mobilisations dites « libérales ». Mais tout le monde fut libéral, dès le début.
Le propos n’est pas de déterminer qui a trahi en premier. Tout le monde a trahi. L’alliance du capitalisme et du libéralisme a mené à ce que Cesarano et Collu appelèrent la « colonisation intégrale de l’existant », c’est-à-dire la soumission de tous les rapports sociaux à la forme-marchandise. Cette abolition de l’extériorité, donc de la possibilité de la rupture révolutionnaire, fut le « mécanisme d’auto-régulation qui a permis au système capitaliste de survivre à ses propres crises » [1]. Aucun groupe social n’a échappé à ce phénomène de neutralisation par l’internalisation : depuis ses origines, la force du système repose précisément sur sa capacité à endiguer toute opportunité de le combattre depuis un lieu qui lui soit extérieur. Il assimile la contestation, la laisse libre de tourner indéfiniment à vide en même temps qu’il la rend incapable de le détruire.
La « politique de l’identité », si l’on veut vraiment conserver cette expression, a donc été le mécanisme de reproduction et d’extension privilégié du capitalisme libéral depuis ses origines. C’est l’essence même de cette alliance. Il n’a jamais existé de catégorie sociale disposant d’un bonus d’extériorité ou d’immunité envers ce mécanisme. Disqualifier la lutte d’un groupe parce que ses membres ont cédé face à la logique assimilatrice – et surtout faire ce reproche à partir d’une position de pureté ouvriériste – a toujours été une erreur d’analyse. Les mobilisations féministes, LGBT, anti-racistes, etc., ne se sont nullement caractérisées par une fragilité spécifique vis-à-vis de la capture. Leur combativité ne fut pas en cause. Elles ont juste subi les mêmes défaites et elles sont entrées dans la même zone d’allégeance que les mobilisations ouvrières avant elles.
Pire, la critique de ces mobilisations néglige le plus souvent leur apport décisif dans le processus historique de dépassement de la fragmentation de la connaissance de la totalité capitaliste. Loin d’être source de division, elles ont au contraire ouvert la voie à la compréhension de ce qu’est une lutte totale contre la totalité. En dévoilant les fondements patriarcaux, hétéro/cis-centrés, colonialistes et racistes de la domination marchande, elles ont démontré l’obsolescence des descriptions tronquées du système capitaliste : là où la totalité lukacsienne n’était encore qu’une totalité partielle, empêtrée dans le fétichisme de l’identification du prolétariat aux ouvriers, ces mobilisations ont multiplié les points de vue à partir desquels une analyse globale du capitalisme, et donc l’horizon de son démantèlement complet, devenaient envisageables [2].
I
C’était l’ancien monde. Le capitalisme se déleste à présent du libéralisme politique. L’accentuation de la compétition impérialiste pour l’appropriation des ressources, en plus d’être aveugle à toute préoccupation écologiste, impose un regain de contrôle disciplinaire des individus. L’« État anti-État » décrit par Ruth Wilson Gilmore – et qui caractérise selon Alberto Toscano le « fascisme tardif » –, devient la norme dominante avec son mélange de désengagement socio-économique cynique – qui laisse libre cours à l’exploitation la plus crue – et d’accentuation de la gestion policière et carcérale des populations tenues à l’écart de l’opulence [3]. Loin d’être une simple parenthèse, cette évolution marque le moment de plein déploiement du capitalisme post-libéral.
Ce déploiement annonce la fin de l’assimilation libérale et de la zone d’allégeance critique. En situation autoritaire, le capitalisme réaffirme ses fondements historiques : il assume ouvertement sa nature patriarcale et raciale. En lieu et place des transgressions tolérées à l’époque du capitalisme tardif ou « postmoderne », on assiste au retour de l’ordre traditionnel, des valeurs familiales (indispensables à la reproduction du système), de la fixité des identités de genre – dont on proclame haut et fort l’assise biologique – et du suprémacisme blanc. D’où les nouvelles modalités d’allégeance requises pour s’attirer la bienveillance du système : le fémonationalisme et l’homonationalisme, fondés sur l’islamophobie et le néo-colonialisme, le pseudo-« féminisme » laïcard et transphobe – avec les TERF en championnes du nouvel ordre biologique –, versions défigurées des anciennes luttes, en deviennent les seules formes admises. Il n’est plus question d’exister dans le sas intermédiaire où l’on maintenait une apparence contestataire. Le capitalisme post-libéral impose une servilité propre et nette.
C’est tout cela, l’anti-« wokisme » contemporain. L’injonction à adhérer aux mots d’ordre post-libéraux sous peine de subir l’offensive lancée contre celles et ceux qui rechignent à rallier la réaction. Les récriminations contre la « cancel culture » ou le « politiquement correct », les assauts masculinistes contre les prétendus excès d’un féminisme jugé trop « punitif » ou les attaques contre les mobilisations LGBT et pro-palestiniennes – sans oublier la répression de la contestation sociale et écologiste –, signalent l’ampleur de l’arsenal déployé. Le tout sur fond de mise en scène politico-médiatique d’une majorité silencieuse fictive, travailleuse, disciplinée, en adéquation avec la normativité reproductive et raciale, brimée par la « dictature des minorités » : à l’ennemi extérieur fait écho l’ennemi intérieur qui menace l’ordre social et les valeurs qui le sous-tendent.
L’anti-« wokisme » manifeste le resserrement réactionnaire des critères de la normalité et le durcissement des conditions de l’allégeance dans un monde marchand délesté de toute ambiguïté quant au degré de contestation interne qu’il tolère. La capture ne disparait pas mais ses modalités évoluent. Les biens matériels et juridiques autrefois distribués en abondance vont l’être dorénavant de façon de plus en plus sélective et parcimonieuse en échange d’une soumission explicite : les conditions de possibilité de l’ancienne « politique de l’identité », née avec les revendications ouvrières du XIXe siècle, sont vouées à disparaitre. La palette des identités tolérées par le pouvoir va ainsi être entièrement inscrite dans un strict cadre réactionnaire et les anciennes ambiguïtés – l’entre-deux propre à la semi-allégeance – vont être levées.
Face à cela, la période précédente nous a légué des propositions théorico-stratégiques qui prennent aujourd’hui tout leur sens et qu’il nous faut radicaliser. Que l’on regarde du côté de la critique de la valeur, de la pensée communisatrice, des courant féministes et queers radicaux (de Wittig aux anarcho-insurectionnalistes de Bash Back !) qui ont toujours refusé de « supplier l’État pour plus d’égalité » [4] ou de l’anticolonialisme fanonien, le constat est le même malgré les évidentes divergences : la résistance à la capture exige le rejet des classifications identitaires imposées par le pouvoir. L’abolition du capitalisme passe par la démolition de ses piliers que sont le travail, la distinction de genre et la hiérarchisation coloniale et raciale – autant de sources d’identités réifiées qu’il faut attaquer et non pas valoriser dans une logique de négociation et d’obtention de droits. Mais on doit alors saisir l’ampleur de la tâche : écarter l’identité, c’est renoncer à toute forme d’affirmation positive. Une fois achevée l’emprise du capitalisme sur l’ensemble des rapports socio-économiques, lorsque toute affirmation de soi, tout mode de vie ou tout projet alternatif est immédiatement capté par la logique marchande, la lutte ne peut répondre que par une totalisation de la négativité.
D’où la rupture avec la conception substantialiste du prolétariat. Si le « pire malentendu de la pensée marxiste » fut bien, comme l’a dit Agamben, la confusion inaugurale entre la défense des intérêts ouvriers et la tâche du prolétariat [5], c’est parce que celui-ci n’est pas une catégorie sociale : le prolétariat est une pure fonction de dissolution des institutions capitalistes endossée par tout groupe opprimé qui suspend « les règles et les pratiques de l’identité » [6] et résiste à l’assimilation en assumant pleinement l’impératif de négativité. Dès lors, en prenant comme but une « révolution qui ne peut rien laisser à l’extérieur d’elle-même » [7], il entreprend la démolition conjointe de sa propre identité et du monde dans lequel cette identité intenable, insupportable, est rendue possible. Pour faire écho au Marx de la Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel, même si c’est un truisme, on dira que cette fonction prolétarienne se définit par les deux pratiques indissociables de négation de soi et de négation de l’ordre existant.
La mutation de la capture annonce l’amplification des antagonismes au sein même des groupes ou minorités opprimés. C’est un enjeu majeur du passage au capitalisme post-libéral, lorsque le seul choix possible est celui qui met en balance l’acceptation de l’allégeance réactionnaire et la négativité. Déjà, on discerne la ligne de fracture et de confrontation à venir entre les factions assimilationnistes qui vont rallier de plus en plus rapidement et ouvertement les rangs de la domination (les « féministes » xénophobes et transphobes en tête) et les factions prolétariennes qui rejetteront toute négociation avec le système, refuseront de « s’asseoir à la table des vainqueurs » [8], se délesteront de leurs identités et donneront ainsi la priorité à la négation totale de l’ordre existant.
Mais le post-libéralisme impose aussi des choix à l’ensemble du camp révolutionnaire. Celui-ci doit actualiser ses analyses et ses méthodes et faire un effort pour 1) accepter enfin pleinement la multiplicité des perspectives à partir desquelles la totalité capitaliste peut être dévoilée et attaquée, et 2) contrer les pratiques oppressives qui perpétuent au cœur de la lutte la domination patriarcale ou raciale.
De là découlent plusieurs évidences qu’il est bon de souligner :
Tout anti-« wokisme » est nécessairement réactionnaire.
Toute analyse ou pratique révolutionnaire qui nie l’apport des combats féministes, LGBT, antiracistes et anticolonialistes, ou pire qui considère ces combats comme néfastes – un point de vue encore répandu dans les milieux marxistes ou anarchistes où l’on rivalise parfois allégrement, entre autres, de transphobie et d’islamophobie – se pose résolument en alliée du fascisme tardif [9].
Toute récrimination dans le camp anticapitaliste contre la prétendue « cancel culture », le « call out », etc., néglige le fait que ces outils militants, lorsqu’ils sont orientés contre les forces réactionnaires, sont tout à fait utiles et efficaces.
Puisque l’antagonisme passe au sein même des milieux dits « révolutionnaires », il est essentiel d’y porter la lutte. Sans oublier que celle-ci vise à balayer tout autant l’État que les organisations de « gauche » (voire d’« extrême-gauche ») dont le seul but est d’y conquérir des places.
Tronti, dont on pourrait sans doute questionner la capacité de résistance à l’assimilation libérale, affirmait à juste titre : « le parti de la subversion ne peut atteindre sa maturité que quand il a face à lui un adversaire puissant » [10]. Effectivement, la période post-libérale qui s’ouvre, en tant que source d’exacerbation des antagonismes, offre au camp anticapitaliste la possibilité de redéfinir les conditions d’une rupture véritable. Celle-ci ne demande ni soumission à un sujet révolutionnaire unique, ni la « convergence des luttes » sur la base d’identités positives dont il faudrait coordonner les revendications. La seule convergence en jeu est celle qui se donne pour but « l’autonomie du négatif » [11], donc une mobilisation qui, refusant la capture, refusant d’être le simple moment dialectique d’une synthèse libérale, soit l’expression d’une négativité totale, pleinement libérée, dont le point d’unité et d’intensité nihilistes maximales pourra éventuellement être appelé – si l’on s’entend bien sur le sens des mots – la dictature du prolétariat.
Erwan Sommerer





