En maillot ciel et marine, le football comme intensité partagée

Entretien avec Vivian Petit

paru dans lundimatin#401, le 30 octobre 2023

Pour quelqu’un d’étranger à ce monde des supporters, il est toujours étonnant de constater le degré d’enthousiasme et de fraîcheur qui semble porter chacun des spectateurs d’un match de football, ce dernier fût-il d’une importance relative. Mais justement, pour l’amateur authentique, pas de match sans intérêt, il s’agit d’accompagner l’équipe de son cœur autant que de la soutenir dans ses bons et ses mauvais moments, il s’agit de vivre avec elle, au moins le temps d’un match. Et souvent plus.

Auteur de nombreux articles, parus notamment dans lundimatin, et d’un témoignage de son séjour à Gaza en 2013  [1], Vivian Petit publie cet automne un livre consacré à son club de foot de cœur, le HAC (Havre Athletic Club) : Ciel et marine, chez Médiapop éditions.

Dans un texte personnel et non moins historique et analytique, il réussit la prouesse d’embarquer le lecteur dans sa vie propre qui s’articule continûment avec celle de son club de prédilection, celui de sa ville natale, et historiquement le premier club de football de l’hexagone, créé en 1872 [2], «  l’année où tout a commencé », nous dit Vivian Petit.

S’attachant aux destins de certains joueurs, à leur condition, il trace quelques parcours au gré de ce qui a été sa fascination soit pour leur jeu, soit pour leur personnalité. C’est aussi l’évolution du club qui est racontée, notamment les changements formels ou structurels, par exemple le passage du statut associatif à celui de société anonyme sportive professionnelle, avec d’emblée 250 actionnaires intéressés à la vie et aux résultats du club (La fédération des supporters du club finira par acheter une action pour avoir son oreille à entendre et son mot à dire lors des assemblées générales). Ou encore la création en 2015 d’une équipe féminine, traduisant certes et heureusement l’évolution d’une époque, mais aussi, plus crûment, de la part des actionnaires (dont le principal, l’affairiste Vincent Volpe), la volonté d’agrandir une clientèle.

L’enthousiasme évident de l’auteur ne se départit pas d’une lucidité de connaisseur exigeant, car même dans un domaine où l’improbable garde par définition sa place, les effets ne sont pas sans causes. Vivian Petit souligne d’ailleurs que la part de « scientificité », à base de données statistiques, est désormais prépondérante dans le recrutement et la gestion des joueurs. Occasion de noter au passage un paradoxe dans le comportement des supporters qui, tout en ayant besoin de suspense, d’incertitude, font eux aussi appel à des éléments statistiques en vue d’évaluer les chances de victoire, d’un résultat possible (la question des paris n’étant pas abordée ici).

Très riche en informations de tous ordres et raconté à travers les rencontres nécessaires à son établissement, ce volume relativement bref (une bonne centaine de pages) est une plongée dans le monde du football et de son contexte social, avec pour exemple ce club à la fois modeste par ses moyens et attachant par son histoire, laquelle se poursuit jusqu’à cette remontée en Ligue 1 justement cette saison.

Vivian Petit, Ciel et marine, Médiapop éditions, 120 p., 2023, 9 €

Entretien avec Vivian Petit

Le militantisme, ton soutien aux Palestiniens ne t’a pas empêché d’écrire un livre très personnel sur Gaza, qui dépasse le simple rapport analytique et ne craint pas la subjectivité. De même, tu ne crains pas de faire part de ta naïveté ou de ton éventuelle mauvaise foi en tant que supporter du HAC. Comment concilier la raison qui est censée habiter l’adulte que tu es avec l’émerveillement conservé de l’enfance, car c’est un peu cette combinaison qui sourd en sous texte de ton livre, du moins si l’on cherche à y sentir quelque caractère de son auteur, m’a-t-il semblé ? À quel point cet aspect de ton propos a-t-il été délibéré, anticipé ?
Il y a eu plusieurs phases dans ce processus d’écriture. J’avais d’abord commencé à compiler un ensemble de notes à propos du Havre et du rapport que j’entretiens à mon enfance dans cette ville, sans très bien savoir ce que j’allais pouvoir faire de tout ça. Ensuite, il m’a semblé que rendre compte de mon rapport au HAC était un bon prétexte pour poursuivre cette réflexion. L’écriture, par couches successives, a enfin consisté à chercher à croiser les regards, à agencer mes souvenirs d’enfance, à articuler les différents aspects, narratif, historique, analytique… Je ne suis pas sûr que ça réponde vraiment à ta question, mais voilà à peu près ce que je peux en dire. Cela dit, ça reste une interprétation a posteriori, on identifie rarement une motivation ou un objectif de façon claire et rationnelle quand on commence à écrire sur un sujet...
Question évidemment un peu facile : à travers toi on peut observer quelqu’un qui est à la fois un véritable supporter, dans toutes les dimensions du terme, et quelqu’un de très averti sur le plan politique, avec des engagements très définis. Sous cet angle, te sens-tu isolé ou esseulé parmi les groupes habituels de supporters ?
Je ne sais pas si c’est ce que tu cherches à interroger, mais je le dis quand même : je constate qu’on considère souvent comme surprenant d’aimer le football et de détester le capitalisme, sans faire la même remarque à propos d’autres formes de spectacle ou d’art qui dépendent tout autant d’une industrie et d’un marché. Il m’arrive fréquemment d’entendre des personnes qui tentent de rationaliser leur rejet du football en insistant sur la critique de son économie. Évidemment, ces mêmes personnes peuvent tout à fait écouter des artistes sous contrat avec une major, acheter un livre édité par une maison d’édition appartenant à un grand groupe, ou regarder une série sur leur plateforme préférée. Chacun est sensible à certains types de spectacles plutôt qu’à d’autres, c’est tout à fait normal, mais il me semble plus pertinent d’assumer qu’il s’agit d’une question de goût, qui résulte moins d’un choix moral que du fait d’avoir été socialisé à un objet plutôt qu’à un autre…

Pour ce qui est des supporters du HAC… Il y a évidemment des gens très divers parmi nous, de Médine au sinistre Édouard Philippe, en passant par Little Bob et Pete Doherty, pour ne citer que les plus célèbres. Aussi, c’est en compagnie d’un supporter rencontré au moment de l’écriture de mon ouvrage que je me suis récemment rendu à un rassemblement contre le massacre en cours à Gaza. Un personnage haut en couleurs, comme on dit, qui a passé une partie du rassemblement à aller demander aux différents élus du PCF s’ils avaient lu mon livre... Donc non, je ne crois pas que mes engagements aient tendance à m’isoler.

Si je devais identifier un élément qui pourrait me situer à la marge des associations de supporters, je mentionnerais plutôt le fait de ne plus habiter au Havre, et de revenir seulement de temps en temps. Par ailleurs, les collectifs de supporters sont généralement des groupes très soudés, du moins en ce qui concerne leur noyau, et les associations fédèrent souvent des bandes d’amis. Je suis conscient qu’il faut s’organiser de manière collective pour s’émanciper, et c’est collectivement qu’on encourage une équipe ou qu’on défend les intérêts des supporters face à la direction d’un club. Mais je suis aussi quelqu’un qui aime l’affirmation de l’individualité, l’indépendance, la capacité à produire des agencements différents les uns des autres… J’ai des amis mais pas de groupe d’amis. Je n’aime pas beaucoup les bandes, dont le fonctionnement a souvent tendance à produire une fixité des rôles, voire à maintenir chacun dans une caricature de lui-même.

Dans ton cas ou dans celui des supporters que tu observes, jusqu’où est-on prêt à aller pour protéger quelque chose de l’enfance en soi ? À quel point les règles admises dans la vie quotidienne sont-elles débrayées dans l’enceinte d’un stade le temps d’un match, si elles le sont ?
Je ne sais pas… Je crois que tout cela renvoie au fait que le football n’est pas seulement un divertissement, mais qu’il s’agit aussi d’une passion, ce qui n’est pas du tout la même chose. Par définition, une passion est constituée d’un ensemble de récits, de sentiments, d’affects, qui peuvent être contradictoires et s’entrechoquer… Au stade, le temps peut parfois sembler suspendu. Lors du dernier match de la saison dernière, à l’issue duquel le HAC a assuré son retour en Ligue 1, après quinze ans en Ligue 2, je crois que nous étions 25 000 à avoir décidé que notre destin dépendait du résultat de cette rencontre. C’est une part de nous qui s’est révélée dans ce moment, et il était tout à fait logique de ne pas être rationnel.
Tu évoques l’évolution des statuts des clubs, devenus des entités capitalistes tout autant que des écrins structurant d’une équipe sportive. As-tu une idée de modèles économiques alternatifs qui conviendraient aux clubs de football ? Y en a-t-il des exemples ?
Au début des années 2000, les derniers clubs qui étaient encore des associations, dont le HAC, ont été contraints de passer sous le statut de Société Anonyme Sportive Professionnelle. Ça ne signifie pas que le football des années 90 n’était pas lié à un marché capitaliste, puisqu’il existait déjà des droits de diffusion télévisée, des indemnités de transfert, des sociétés d’agents de joueurs… Aussi, les clubs professionnels déclarés en tant qu’association étaient liés à des entreprises privées qui faisaient office de sponsor. Mais les règles imposées et les sommes en jeu n’ont fait que croître ces dernières décennies.

Aujourd’hui, à partir du haut niveau amateur, au vu des contraintes imposées, il est impossible de se tenir absolument à distance des entreprises privées. Même des clubs associatifs ou municipaux qui évoluent à un niveau régional ont recours à des sponsors afin de rassembler les sommes nécessaires pour participer aux compétitions.

Il est impossible d’avancer sur un marché capitaliste sans se soumettre à un certain nombre de contraintes. On peut établir un parallèle entre le marché du football et n’importe quel autre marché, par exemple celui de l’agriculture. L’incitation à toujours croître, les normes industrielles, la place des intermédiaires, l’incitation à s’endetter, tout cela a intégré la quasi-totalité des producteurs agricoles au système capitaliste, pour le plus grand malheur d’un certain nombre d’entre eux. Le capitalisme a toujours eu tendance, par le marché et la dette, à absorber l’ensemble des productions. J’ai entendu parler d’un auteur allemand qui avait décrit ce phénomène dès le dix-neuvième siècle, ça te dit peut-être quelque chose. Dans l’industrie du football telle qu’elle existe aujourd’hui, au plus haut niveau, il est obligatoire que les clubs dépensent des sommes énormes. Les actionnaires créent des bulles spéculatives qui peuvent mettre en péril des structures, et les salariés comme les supporters sont ensuite sommés d’accueillir en héros un homme d’affaires qui se présente comme le sauveur de tel ou tel club qui croule sous les dettes...

Au vu des sommes en jeu et de la valeur des entreprises en question, les investisseurs qui peuvent racheter un club ne sont pas nombreux, et la dernière évolution est celle de la multipropriété. Le Red Star, le club de Saint-Ouen, dont les supporters sont historiquement très marqués à gauche, a par exemple été racheté par 777 Partners, une société d’investissement américaine, qui possède aussi le Genoa FC, le Standard de Liège, le CR Vasco de Gama et le Herta Berlin… La possibilité pour une même personne, un même fonds de pension ou un même émirat de posséder plusieurs clubs génère évidemment une grande inquiétude chez les supporters et les salariés des clubs en question, puisqu’un propriétaire peut tout à fait abandonner l’un de ces clubs, de la même manière que des multinationales font fermer des sites de production quand elles jugent la rentabilité insuffisante.

Éric Coquerel, député de la France insoumise dont la circonscription comprend Saint-Ouen, a récemment travaillé avec les supporters du Red Star à une proposition de loi qui vise à interdire à un même propriétaire de posséder plusieurs clubs. La démarche a bien sûr toute ma sympathie. Mais au-delà du fait que cela a peu de chance d’aboutir, on peut constater qu’il s’agit, comme souvent dans la période actuelle, d’une lutte strictement défensive, qui se borne à s’opposer à la dernière mutation du système économique qui s’impose à nous.

Pour ce qui est de mon « modèle »… Ma préférence va évidemment à des structures associatives ou communales sans aucune forme de propriété lucrative, et le monde se porterait mieux si cela était généralisé. Mais puisqu’il est quasiment impossible de ne pas être capitaliste sur un marché capitaliste, aujourd’hui, il faut descendre une dizaine de divisions en dessous du niveau professionnel pour trouver des clubs sans lien aucun avec une entreprise privée. Parmi eux, j’ai par exemple beaucoup d’estime pour le Spartak Lillois et le
Ménilmontant FC 1871, qui défendent un sport populaire, antisexiste et antiraciste, fonctionnent en autogestion et se tiennent à distance de toute recherche de profit économique.

Quelle est pour toi la vertu du résultat dans une compétition, dans un match, outre celle qui consiste à faire un tri ?
Quitte à manquer d’originalité, je crois que le suspense et l’incertitude constituent une part importante de ce qui nous pousse à nous intéresser à des compétitions sportives. Même si évidemment, l’imprévu n’est pas total. Il y a une corrélation relative entre le budget d’un club et ses performances, et il est peu probable que le Havre soit champion de France cette année.

Mais puisqu’il reste encore une part d’aléatoire, qui a pu dernièrement conduire Bordeaux et Saint-Étienne à être relégués en Ligue 2 à la surprise générale, ou Lens à se qualifier en Ligue des champions, les plus grands clubs font tout pour limiter l’imprévu. Beaucoup de propriétaires de clubs importants rêvent de la mise en place d’une compétition européenne analogue à ce qu’est la NBA dans le basket américain, une ligue fermée dont les plus grands clubs sont membres de droit sans avoir à se qualifier, ce qui permet à la fois de réduire l’incertitude et de se répartir des droits de diffusion télévisée exorbitants dans un cercle restreint.

Peux-tu dire un mot de l’histoire du « football féminin » et de l’équipe féminine du HAC, laquelle semble se distinguer particulièrement, au moins par ses performances ?
Je sais que des équipes féminines de football existaient à la fin du dix-neuvième siècle, et qu’en Angleterre, certaines jouaient parfois devant des milliers de spectateurs. Mais la pratique du football a été interdite aux femmes en Angleterre à partir des années 1920, et en France par le régime de Vichy. C’est seulement à la fin des années 60 que les choses ont commencé à changer. Le championnat de France féminin a de nouveau été reconnu par la Fédération Française de Football en 1969, et ce n’est qu’en 1971 que l’interdiction a été supprimée en Angleterre…

Pendant longtemps, dans l’agglomération havraise, les principales équipes féminines étaient situées à Montivilliers et à Gonfreville-l’Orcher. Je pense qu’un certain nombre de gens connaissent Gonfreville pour sa raffinerie, notamment depuis le dernier mouvement des retraites. C’est une zone industrielle, l’un des endroits les plus pollués de l’hexagone, où s’est tenu le premier Camp Action Climat qui a eu lieu en France, il y a une dizaine d’années. Depuis plusieurs décennies, la mairie de Gonfreville investit dans des infrastructures culturelles et sportives les sommes perçues grâce à la taxe professionnelle, et l’accès aux activités culturelles et sportives est souvent gratuit. Ca a valu à Gonfreville d’être élue il y a vingt ans ville la plus sportive de France par le journal L’Equipe, dans la catégorie des communes de moins de 20 000 habitants. Et l’équipe féminine de football de Gonfreville a joué pendant une saison en deuxième division.

En 2015, quand la section féminine du HAC a été créée, beaucoup de joueuses ont donc été recrutées à Gonfreville, et dès la première saison, cette équipe a remporté la coupe de Normandie. Comme dans les autres clubs, d’une saison à l’autre, le turn over est important au sein du HAC. Rapidement, le HAC s’est renforcé en recrutant de nombreuses joueuses américaines, qui jouaient auparavant dans les championnats universitaires. Parmi elles, Ashley Clark, une attaquante très technique, gauchère, a rejoint le club en Division d’Honneur, et elle l’a mené jusqu’en première division, en inscrivant des dizaines de buts. Elle joue maintenant à l’OM. Aujourd’hui, l’équipe féminine du HAC évolue en première division pour la deuxième saison consécutive. Le HAC a même réussi à faire match nul contre le PSG l’année dernière, grâce à un superbe but de Christy Gavory. Il y a moins d’Américaines qu’il y a quelques années dans l’effectif, puisqu’il n’est pas possible d’aligner lors d’un match plus de trois joueuses ressortissantes de pays extérieurs à l’Union Européenne, ou n’ayant pas d’accord de coopération avec l’UE. Mais de nombreuses joueuses du HAC ont connu une carrière internationale. Je ne peux pas toutes les citer, mais Lætitia Philippe, la gardienne, avait été appelée en équipe de France il y a quelques années, Silke Demeyere, une milieu de terrain dont la lecture du jeu et la capacité d’interception m’impressionne, est internationale belge, et le HAC a récemment recruté une attaquante nommée Roselord Borgella, qui a disputé la coupe du monde avec Haïti l’été dernier.

Évidemment, au fur et à mesure que l’équipe féminine du HAC a gravi les échelons, Vincent Volpe, le propriétaire du club, n’a cessé de se présenter comme un philanthrope qui ne faisait que défendre des principes, prêt à investir à perte pour développer une équipe féminine. L’histoire est évidemment plus complexe, et, au début, les joueuses n’étaient pas rémunérées en tant que footballeuses, mais elles devaient travailler au secrétariat et au service marketing du club... Par ailleurs, dans les faits, développer une équipe féminine participe évidemment à l’augmentation de la valeur du club. C’est aussi un atout sur un marché. D’ailleurs, pour séduire les femmes, le HAC a développé aux Etats-Unis une marque intitulée « C’est beau 1872 », qui vend notamment des bijoux et des produits cosmétiques. Non, ce n’est pas une blague.

T’arrive-t-il, à certains moments euphoriques, ne serait-ce que par jeu narcissique, de penser que ton engagement personnel, à travers la préparation et la rédaction de ce livre, par exemple, est pour quelque chose dans la réussite de l’équipe, dont la toute fraîche montée en L1 pourrait sembler un couronnement à tes efforts pour la mettre en valeur ?
Lors des matchs décisifs pour la montée en Ligue 1, dont le récit clôt le livre, j’étais surtout pressé que la saison se termine, d’une part pour en connaître le dénouement, d’autre part parce que je commençais à trouver lassant de vivre des moments en me demandant comment les agencer dans un récit…

Pour ce qui est de mon impact sur les résultats du club, je ne pense pas que l’écriture de ce livre ait joué un rôle, mais je crois que les encouragements sont importants, quel que soit le contexte. Certes, j’ai eu vent d’une théorie selon laquelle crier devant sa télé ne changerait pas le cours d’un match, mais il me semble qu’elle n’est pas prouvée scientifiquement, et j’ai personnellement du mal à la prendre au sérieux.

Ton livre est pour une part un regard rétrospectif sur Le Havre. Dans un bref passage apparaît la figure de Jules Durand, syndicaliste libertaire condamné à mort suite à des accusations mensongères, dont il a été question à l’époque comme d’une autre affaire Dreyfus. Peux-tu en dire un mot ? Son nom est-il encore présent d’une manière ou d’une autre dans la ville actuelle ?

Jules Durand était docker sur le port du Havre. Après en avoir été licencié du fait de son engagement syndical, il était devenu charbonnier et avait été élu secrétaire du syndicat, lequel était passé sous son impulsion de quelques dizaines de membres à plusieurs centaines d’adhérents. En 1910, dans le contexte d’une grève pour l’emploi, qui fait suite à l’acquisition par le port d’une machine électrique capable de remplacer 150 ouvriers, un chef de bordée, Dongé, qui avait pourtant voté la grève, est aperçu en train de remplacer des grévistes pendant deux jours de suite, sans prendre de repos. Autant éméché que les travailleurs qui lui font ce reproche lors d’une soirée dans un bar, il finit par sortir un revolver, avant d’être désarmé et tabassé. Il est gravement blessé et meurt le lendemain à l’hôpital.

Jules Durand, qui n’était pas présent le soir de la bagarre, sera alors accusé par le patronat d’avoir orchestré la « chasse aux renards » (c’est comme ça qu’on appelait à l’époque les briseurs de grève) et même d’avoir fait voter l’assassinat de Dongé en Assemblée générale. Il est apparemment assez mal défendu par son avocat (un certain René Coty, qui sera le dernier président de la IVe République), et la Cour d’assises ne prend pas en compte les 75 témoignages en sa faveur, dont celui du commissaire de police, qui assure qu’il est impossible que Jules Durand soit coupable de ce dont on l’accuse sans qu’aucun de ses agents infiltrés n’en ait été témoin. Durand est déclaré coupable sans circonstances atténuantes, sur la seule base des propos de témoins rémunérés par la compagnie transatlantique. Les jurés comprennent seulement à l’énoncé du verdict que l’absence de circonstance atténuante sur laquelle le juge insistait lors des délibérés implique automatiquement la condamnation à mort. On raconte aussi que les dirigeants de la compagnie transatlantique, qui a rémunéré les témoins, sont particulièrement gênés à ce moment, et qu’ils n’en demandaient pas tant...

Les témoins se rétracteront peu après, et on saura que Durand n’avait pas demandé l’élimination physique de Dongé, mais seulement la « suppression » de son nom de la liste des adhérents du syndicat, en raison de son refus de participer à une grève qu’il avait pourtant votée... La condamnation de Jules Durand entraîne un mouvement de grève dans les ports de France et d’Angleterre, mais aussi des mouvements de solidarité à Chicago, à Barcelone ou en Australie, entre autres. 200 parlementaires le soutiennent et Jaurès mène une campagne de presse en sa faveur. Durand est finalement partiellement gracié par le président de la République, sa peine est commuée en sept ans de prison, avant que le verdict soit cassé par la cour de cassation.

Il est libéré en attente de son procès en appel, accueilli en héros par des milliers d’ouvriers dans les rues du Havre, mais il ne se remettra jamais de sa condamnation à mort. Il est interné un an plus tard. Son innocence est reconnue par la Cour cassation en 1918, mais il ne sortira jamais de l’asile, où il meurt en 1926. Aussi, Charles Lefrançois, un autre innocent condamné dans cette affaire, n’a jamais obtenu de procès en révision, et il a dû purger sa peine au bagne, en Guyane.

Puisque tu m’interroges sur la présence du nom de Jules Durand dans le Havre d’aujourd’hui, je peux d’abord dire que c’est depuis 1956 le nom d’un boulevard. Boulevard Durand est aussi le nom d’une pièce de théâtre qui a contribué à faire exister sa mémoire à partir des années 60, écrite par Armand Salacrou, un auteur havrais (et supporter du HAC, comme Raymond Queneau). La pièce a encore été jouée récemment. Il existe aussi une stèle au nom de Jules Durand au cimetière où il est enterré, une plaque commémorative à l’adresse où il a habité (près des docks), un grand portrait au fond du hall d’entrée de la maison des syndicats, et un amphithéâtre à son nom à la fac du Havre. Jules Durand est aussi le nom d’un groupe anarchiste havrais, qui publie un périodique intitulé Le libertaire.

Pendant longtemps, sa mémoire a surtout été défendue par l’union locale CGT (par le syndicat des dockers au premier chef), par la Ligue des droits de l’homme, par le Syndicat de la magistrature et par des militants libertaires. Mais je pense qu’on peut dire que l’affaire Jules Durand est aujourd’hui connue au Havre au-delà des cercles militants. Il y a notamment eu un roman de l’écrivain havrais Philippe Huet à ce sujet, Les quais de la colère, la création au Havre de l’association des amis de Jules Durand pour faire connaître « l’affaire », un documentaire avec la voix de Pierre Arditi, de nouveaux travaux d’historiens (dont ceux de John Barzman, professeur émérite à l’université du Havre), et de nombreux reportages ou articles de presse à l’occasion de chaque prise de parole ou de chaque nouvelle œuvre sur le sujet. En 2018, les lettres de prison de Jules Durand ont été publiées, et un buste a été inauguré près des docks, un siècle jour pour jour après l’annulation de sa condamnation par la cour de cassation. La presse locale en a beaucoup parlé à ce moment-là.

Voilà pour ce qui est de la présence de sa mémoire au Havre. Quant à la permanence de ses idées, pendant longtemps on a pu constater la transmission de certains principes anarcho-syndicalistes ou syndicalistes révolutionnaires au Havre. Cette culture a croisé la tradition du PCF, ce qui a donné un méli-mélo anarcho-stalinien, à la fois étrange et parfois intéressant. Par exemple, en 2010, lors du mouvement des retraites, à l’inverse des autres villes, au Havre, les décisions du mouvement étaient prises dans des Assemblées générales interprofessionnelles, auxquelles pouvaient participer tous les grévistes, et qui étaient soutenues par tous les syndicats, de la CNT à la CFDT. Aujourd’hui, je crains que l’image du Havre-capitale-de-la-grève ait du plomb dans l’aile. Il reste des syndicalistes combatifs, et il y a eu des manifestations importantes pour les retraites au printemps dernier, mais seulement dans le cadre de journées d’actions nationales. Il n’y a pas eu de grèves reconductibles massives, hélas.

[1Vivian Petit, Retours sur une saison à Gaza (préface de Julien Salingue), éditions Scribest, 2016.

[2On explique cette précocité initiale par la proximité du Havre avec l’Angleterre, où sont nés ces amusements à succès que sont le football, le rugby, le tennis.

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