Victoire du PSG

Pourquoi le football est un sport véritablement populaire

paru dans lundimatin#478, le 3 juin 2025

La victoire du PSG en finale de la Ligue des Champions ce samedi n’aura échappé à personne. Si certains se sont émus que des « barbares » gâchent la fête et ce grand moment de ferveur national (hors Marseille), d’autres n’auront pas manqué de rappeler que ce la réussite consacrée est aussi celle de l’argent-roi du Qatar. Critique de droite, critique de gauche. Mais une question subsiste : d’où vient la popularité d’un sport ainsi fait ? Comment est-il possible que celles et ceux qui ont le moins intérêt à prêter attention à cet événement puissent être ainsi pris.e.s de passion ? Nous proposons ici de comprendre la joie du football, non pas depuis un surplomb sociologisant mais techniquement, depuis l’intérieur même de sa pratique et de ses gestes. Ces fragments en chantier, volontairement rabotés et réorganisés, constituerons l’une des dix parties d’un livre formidable sur le sport qui paraîtra à la rentrée aux éditions lundimatin.

Quand on parle de football, la première hypothèse qui vient à l’esprit (critique), c’est que sa popularité s’impose par une sorte de ruse perverse. On fait croire que le football est un trait d’union entre les pauvres et les riches. On fait miroiter au peuple un mariage heureux. Rien de très original : beaucoup d’hommes politiques construisent leur propagande sur l’idée de solidarité, censée être au fondement du bonheur commun. Rien de plus facile en outre : car au fond, le peuple la désire de tout son cœur, cette union sacrée – il pressent qu’elle le rendrait heureux.

Et en l’occurrence, alors que les inégalités sont évidentes, la stratification sociale et la hiérarchie criantes, il faut bien reconnaître que l’esthétique solidaire fonctionne à plein. On répand dans la presse la litanie du partage, de l’amitié et de la famille. On vante en direct toutes les qualités en « c » comme complicité, confiance, complémentarité, coopération, esprit de corps… On propose même de croire que solidarité sportive et solidarité sociale sont sœurs et causes l’une de l’autre : l’équipe sera plus performante si elle est constituée de copains, par-delà l’organisation rationnelle et professionnelle, et réciproquement elle réussira mieux sur le terrain si depuis les tribunes, les supporteurs et supportrices se font ensemble ami.e.s des dirigeants milliardaires…

Les critiques ne sont donc pas aberrantes. Mais ce qu’il faut dire plus nettement encore, c’est qu’il ne sert à rien de réitérer ces constats, ou de s’en tenir à la déconstruction du mythe solidaire pour faire apparaître des réalités moins brillantes (profits immenses et immoraux). Car celles-ci ne disparaitront pas pour autant. Et l’illusion socio-sportive subsistera malgré tout. Pire : le geste critique ne permettra jamais d’expliquer pourquoi les supporters aiment regarder ensemble leur équipe tenter de gagner un match de football. Pourquoi les gens cautionnent dans leurs échanges une certaine culture de l’esthétique solidaire, et pourquoi cela les met en lien – dans un lien qui, même fragile, peut perdurer, jusqu’à devenir contagieux et toucher une plus large population.

Dès lors, plutôt qu’adopter la perspective médiatique, omniprésente, et qui existe assez souvent pour que ce qui est regardé ne soit pas vu, mais aussi plutôt que de nous acharner à dénoncer les prétentions solidaires au nom des intentions vénales du sport-business, mieux vaut retrouver le chemin de la pelouse, histoire de comprendre ce qui peut tant émouvoir les spectateurs et spectatrices en tribunes – pourquoi les enfants qui jouent au foot sur la place du village se prennent pour Zidane, devenu héro des quartiers populaires.

Commençons par affirmer que la litanie solidaire ne masque en rien l’atomisation. On a beau dire que c’est l’équipe qui compte, on ne parle souvent que des individus. Au lieu de parler des 22 acteurs, les journalistes de l’Equipe 21 commentent l’état de forme de la vedette, attribuent des notes individuelles aux titulaires, élisent le meilleur joueur de la partie. Et la foule semble suivre, qui fait et défait la réputation de l’un et de l’autre. Les caméras focalisent, aimantent le regard vers l’atomisation la plus parfaite.

Il est au demeurant possible de rapporter cette atomisation aux réalités du terrain, plutôt qu’à l’écran de fumée médiatique que les puissances supérieures dressent devant elles. Voici : en plus d’être éloignés du banc et du coach (assigné à son rectangle réglementaire, sur le côté), les joueurs sont éparpillés sur un vaste terrain [1]. Il en résulte une certaine solitude pour chacun (pas seulement pour le gardien, comme on le dit souvent). Cette solitude pèse d’autant plus quand la culture de l’égocentrisme amène certains joueurs à se recroqueviller sur eux-mêmes, a fortiori pour éviter de devenir de simples instruments pour d’autres.

À quoi s’ajoute la difficulté à contrôler un ballon de cuir, quand on a l’interdiction de le faire avec les mains [2] (seul le gardien a le droit de les utiliser, mais c’est alors pour le stopper). Et cette difficulté est largement accrue quand il s’agit pour l’équipe de le faire. L’entière interpénétration avec l’équipe adverse rend en effet cette possession très difficile : les adversaires rôdent, et peuvent intercepter le ballon, sachant qu’interférer de la sorte est plus aisé que de transmettre à bon escient. En un mot les dix joueurs de champ constituent en premier lieu un collectif incertain, presque inquiet d’exister.

(…)

Voici donc un point de départ très concret : sur le terrain de football, en réalité, les facteurs de désolidarisation sont d’abord omniprésents. Et il faut d’emblée ajouter que cette fragilité existe dans la relation du terrain aux tribunes. En l’occurrence, il y a même une différence de point de vue : il est impossible pour le public de voir ce que les joueurs ont effectivement sous les yeux, car les joueurs évoluent sur un terrain où les obstacles sont en hauteur, alors que le public voit les choses d’en haut (a fortiori si c’est via l’écran de télévision).

Autant dire initialement qu’en matière de football, ce sont la désolidarisation sportive et la désolidarisation sociale qui vont ensemble, plutôt que la solidarité sportive et la solidarité sociale, comme la perspective médiatique voudrait le faire croire. Alors soit : affirmons-le ! Mais gardons-nous de penser que c’est le fin mot de l’histoire. Car il semble qu’il y ait bien plus à dire sur l’existence du collectif, pour qui en reste au ras de la pelouse...

Il est en effet aisé de comprendre qu’une équipe n’est effectivement pas donnée : il faut la construire. Il y a en ce sens une organisation rationnelle à trouver. A commencer par la distribution des postes : le gardien de but, les arrières latéraux et centraux, les milieux défensifs et offensifs, les attaquants ailiers et l’avant-centre. Ensuite dans le choix du système de jeu : par exemple en 4-4-2, où les forces sont concentrées en arrière, ou en 3-5-2, où la présence au milieu est densifiée pour multiplier les possibilités d’attaquer. Et enfin, plus précisément, dans la gestion des relations entre les joueurs, avec souvent un principe de soutien en triangle.

Mais quelle que soit l’organisation collective, celle-ci doit être rendue effective à même l’interpénétration avec l’équipe adverse, qui évidemment cherche à la contourner. C’est dire qu’elle doit être tenue à même le mouvement, ce qui suppose des ajustements constants, voire des adaptations. Si un défenseur latéral va de l’avant, ses partenaires devront ainsi coulisser pour couvrir ses arrières. Et si les adversaires en viennent à l’offensive, ils auront à monter tous ensemble pour tenter de les mettre « hors-jeu » (un joueur n’ayant pas le droit de recevoir un ballon s’il est devant le dernier défenseur). Quant à l’attaquant, il pourra être amené à multiplier les appels dans les espaces, quitte à ne jamais toucher le ballon, pour mettre la défense en incertitude et ouvrir des possibilités d’offensive pour son équipe.

Il y a même nécessité à jouer au-delà du plan prévu, sans quoi c’est la pétrification qui menace. Sans quoi il ne pourra pas y avoir d’activité collective – il n’y aura qu’un statu quo plus ou moins maîtrisé, et qui laisse toute latitude à l’adversaire pour faire vivre la transmission du ballon comme il l’entend. [3]

(…)

Aussi les footballeurs doivent-ils trouver un juste équilibre entre des principes contradictoires. Par exemple respecter l’organisation rationnelle, mais encore se mettre en mouvement pour créer des espaces et déborder les lignes adverses. Savoir où et comment se placer en fonction des partenaires, mais aussi sentir la présence du coéquipier, ou sentir qu’il va se démarquer et qu’il faut lui transmettre la balle avant qu’il soit hors-jeu. Et plus profondément s’acquitter de sa tâche, mais aussi faire preuve d’abnégation pour en faire un peu plus – sans toutefois en faire trop et risquer de déséquilibrer l’équipe. Ou alors couvrir un peu de terrain en plus pour aider un partenaire en difficulté, mais sans le laisser désœuvré – il risquerait de perdre confiance (mieux vaut peut-être le laisser faire et compenser ses erreurs).

Autant dire que l’action de chaque footballeur est ambiguë. C’est d’ailleurs ce qui peut amener deux joueurs à se gêner en attaque, ou deux défenseurs à laisser passer le ballon entre eux. Et c’est ce qui requiert que certains sachent s’imposer (crier « j’ai », « moi » pour éviter de se gêner), sans toutefois que la hiérarchie finisse par être trop rigide. Autant dire, donc, que l’équipe requiert que chacun reste en équilibre sur un fil : ni rejeter la faute sur l’autre, échapper à ses responsabilités individuelles au nom de l’équipe, ni s’en tenir à l’obéissance au plan collectif. Chacun doit assumer une vraie liberté plutôt que relayer une fausse solidarité.

Nous pouvons donc réitérer cette affirmation : au football le collectif n’est jamais un donné, c’est un construit. Vu ce qui précède, nous pouvons même le dire avec plus de finesse : le collectif est un construit qui ne peut se constituer en agglomérat soudé – c’est lui-même un fil fragile. Aussi faut-il d’abord le faire exister, pour que chacun puisse ensuite se faire relai d’un tissage délicat, sachant que l’adversaire est toujours là pour couper les fils. On comprend de nouveau pourquoi les joueurs cherchent d’abord à se rassurer en gardant le ballon : c’est une incantation qui vise à faire ressurgir l’être collectif entre des membres d’abord séparés par leurs positions sur le terrain (et qui semblent parfois, seulement, suivis et hantés par leur ombre – celle que les projecteurs plaquent au sol en guise de fantôme).

On comprend également mieux, et surtout, l’importance et la fragilité de la moindre passe. Car la transmission du ballon est la manifestation visible de ce délicat tissage (l’éclair qui jaillit, après le précurseur sombre). Ce dernier requiert de chaque joueur qu’il voie constamment où sont et vont ses partenaires (on disait de l’argentin Messi ou de l’espagnol Iniesta qu’ils avaient comme des yeux derrière la tête), en particulier juste avant de recevoir le ballon, et en l’occurrence qu’il sache ce qu’il va en faire (ce qui implique évidemment une hyper vigilance, une grande activité psychique).

Il nous est même possible de concevoir que le tir vers le but adverse est une transformation de la passe. Voire que le tir intervient en rupture par rapport au processus de sommation collective. Celui qui s’en charge, souvent l’attaquant (aussi nommé buteur), doit convertir le travail d’équipe, et porte le poids de la décision (une charge que les autres ressentent brusquement lors d’une séance finale de tirs au but, par exemple). Son art consiste à déclencher cette rupture au bon moment, en fonction de l’ensemble de la situation. Parfois une passe de plus est judicieuse (on l’appelle passe décisive), parfois elle est de trop.

Même si le joueur focalise sur le projectile à intercepter et propulser dans les filets adverses, en fonction du score et de la position des adversaires, le dernier geste est ainsi, assurément, plein de l’inconscient collectif. C’est d’ailleurs probablement cette difficulté qui fait sa beauté quand il réussit. Les reprises sont légères et foudroyantes, les shoots brossés délicieux, les envolées du gardien majestueuses. Et si le « ballon d’or » est souvent attribué à un attaquant, c’est peut-être moins le signe d’un culte de la personnalité que la marque de l’intérêt pour le dernier geste, celui qui fait aboutir la création de l’équipe.

La passe est en tout cas de plus en plus délicate, à mesure que les joueurs s’approchent du but adverse (autrement dit attaquer est plus difficile que défendre, construire plus difficile qu’intercepter). Le collectif prend ainsi visiblement naissance quand il se tourne vers l’avant. Voilà pourquoi, alors que tout est activité pendant une partie de football, on désigne par « action » une chose plus précise : définie par sa fin, une action de but ; définie par ses moyens, une action collective. C’est-à-dire que l’on insiste sur la continuité dans la possession et dans la conduite du ballon vers le but. Or c’est la passe qui fait la continuité (ou le dribble, mais en tant qu’il peut être soutenu par la possibilité d’une passe à un partenaire).

Rappelons-nous à ce titre du second but de M’Bappé en finale de la Coupe du Monde 2022. Alors que l’équipe de France est encore menée 2-1 à la 80e minute, Coman intercepte la balle dans les pieds de Messi, puis la passe au sol à Rabiot, qui la passe en l’air à M’Bappé, qui la passe de la tête à Thuram – le fils –, qui la passe au pied en l’air à M’Bappé, qui la reprend en demi-volée en se couchant sur l’herbe… et marque. Autour des deux derniers, il n’y avait pas moins de huit argentins, plus le gardien de but. L’action est improbable, d’autant qu’elle remet l’équipe dans la possibilité de gagner la partie alors qu’elle avait été inexistante pendant presque 80 minutes (M’Bappé avait marqué un penalty à la 79e minute).

Pourtant les adversaires vont finalement l’emporter aux tirs aux buts. La faute à un goal argentin peu fair-play, comme on l’a dit ici et là ? Non, grâce à une organisation collective qui a fait déjouer l’équipe de France en son cœur, au milieu, là où se tisse la toile, pendant 79 minutes. Et grâce à un somptueux montage collectif lors du deuxième but : interférant dans une attaque française, un défenseur latéral, Molina, fait un dégagement orienté vers un milieu, De Paul, qui transmet sans contrôle à un coéquipier presque dans son dos, Messi, qui contrôle en une touche et glisse à un partenaire sur le côté, Alvarez, qui transmet de suite à un attaquant avancé, Mac Allister, qui transmet à Di Maria, qui marque.

(…)

Ainsi les spectateurs participent-ils à une expérience collective. C’est vrai qu’ils ont parfois tendance à focaliser sur le ballon, plus que sur un joueur, et qu’en un sens c’est une erreur, comme celle des débutant.e.s qui le suivent toutes et tous et qui ne font pas attention à l’occupation du terrain et à l’intelligence de la passe. Mais c’est également parfaitement pertinent : car le trajet du ballon manifeste le vivre de l’équipe. A chaque relai, il y a une tension. Que va-t-il se passer ? Le joueur va-t-il transmettre, dribbler, tirer ? On se plaint vite d’une erreur, mais on sait que rien ne serait pire qu’une absence d’activité.

Le public ressent aussi le pressing adverse, qui laisse peu de temps aux joueurs pour contrôler et passer le ballon à bon escient (le rythme de jeu fait souvent la différence de niveau). Il reconnaît le génie de la passe efficace (plutôt que l’étalage de virtuosité inutile), et sait dans sa chair que la transmission vers l’avant est périlleuse, tant la moindre intervention mettrait son équipe en danger : plusieurs joueurs seraient instantanément éliminés, le décalage amorcé pourrait s’avérer fatal si les adversaires réussissaient à prendre les intervalles – éclair argentin en contre-attaque. Rien n’est sûr, et le kop de supporters chante comme un chœur tragique qui voudrait conjurer le mauvais sort.

Voici donc qu’apparaît plus profondément la liaison des tribunes et du terrain. Certes, nous l’avons évoqué, deux points de vue différents sont à l’œuvre : l’un au niveau du terrain, avec une forêt de joueurs à la verticale, l’autre en plongée, et qui se représente les choses de façon plus aplatie. Quant aux principes d’action, ils diffèrent aussi : alors que les joueurs doivent s’acquitter de leur tâche ou faire preuve d’abnégation, couvrir un peu plus de terrain pour soulager un partenaire ou compenser ses erreurs, faire preuve de tolérance ou de confiance, il semble que les supporters peuvent faire preuve de tolérance et de confiance, de coopération et de relation amicale, de complémentarité et d’adaptation à l’autre. Mais de la pelouse aux gradins, l’expérience de la fragilité du montage collectif en présence de l’adversaire est indéniablement partagée. Et plus on va vers les déterminations « humaines », c’est-à-dire en deçà du rationnel, plus le rapprochement opère. C’est flagrant en matière de soutien de la déficience, qui s’incarne dans la nécessité de se mobiliser pour défendre : tout le monde apprécie, sur le terrain et en tribunes, la façon dont les uns mouillent le maillot pour les autres.

Rien ne servirait alors d’opposer la raison de joueurs actifs à l’émotion de spectateurs pâtissant, pour creuser le fossé entre des milliardaires et la foule. Car la participation est largement partagée, même si c’est à des degrés divers. Lors d’un match serré, il peut même y avoir presque fusion des tribunes et du terrain. Par exemple lors de la demi-finale de la Coupe du Monde 1982 qui opposa la France et l’Allemagne, à Séville, et qui est restée dans les annales. Au fil du match, les plans et options tactiques s’évanouirent, les joueurs évoluaient en pleine contingence. On bascula dans une dramatique haletante. Quelque chose dans la façon de se relier était en jeu, on avait l’impression qu’on allait collectivement perdre la vie. La défaite, malheureuse, fut aussi des plus fédératrices – beaucoup en parlent encore…

Réaffirmons-le : la solidarité footballistique n’est pas un donné, c’est un construit. Disons-le même mieux encore : c’est un événement. Certes, celui-ci peut venir d’un seul joueur, qui fait la différence et devient la vedette (on focalisera sur lui pour en faire une star), mais son action reste malgré tout l’expression d’un état du collectif, et surtout se transforme en événement collectif. Rappelons-nous par exemple du deuxième but marqué par Maradona, lors du quart de finale de la Coupe du monde 1986 contre l’Angleterre : après avoir triché à la 50e minute, marquant de la main, il avait serpenté seul avec le ballon, éliminant 7 adversaires coup sur coup avant de tromper le gardien, à la 54e minute. A cette occasion, il avait incarné l’équipe entière, et le peuple argentin s’était fièrement reconnu dans son sillage.

Cet événement solidaire, magie du terrain, se propage assurément au public, qui depuis les tribunes vit le drame d’une possible désunion. Rien de mystérieux alors à ce que la ferveur se répande comme une traînée de poudre, quand advient l’événement collectif. Car la ferveur populaire vient du surgissement du collectif là où il est des plus fragiles. Il y a certes d’autres sports éminemment collectifs, mais en l’occurrence l’interpénétration des équipes est constante (alors que les rugbymen évoluent la plupart du temps en vis-à-vis sur la ligne d’avantage, et que les handballeurs pratiquent alternativement des phases d’attaque et de défense bien distinctes). Sans compter que chaque footballeur agit sans ses mains, au milieu d’adversaires qui poussent, pressent et taclent afin de l’empêcher de se faire relai du collectif.

Il faut le dire : le public est certes soulagé quand l’adversaire échoue (il est même souvent un tantinet chambreur). Mais il est surtout enthousiaste quand son équipe va de l’avant. Trois passes qui arrivent et s’additionnent vers le but adverse au milieu d’une forêt de joueurs hostiles à cette solidarisation sont pour lui une merveille. Les soulèvements du siège et de la voix accompagnent un collectif en train de se faire. Le public vit l’expérience commune d’un tissage qui ne peut advenir que sous le mode du château de carte. Et s’il chavire de bonheur quand survient un but, c’est parce qu’il est heureux de s’être trouvé – de se sentir accompli.

Nous pouvons même penser qu’il y a alors libération de ce qui entravait la possibilité d’être ensemble (en vertu de la liberté des joueurs, plutôt que via le partage d’une solidarité fictive) et, plus largement, que la liesse populaire naît du soulagement d’assister à la dissolution de barrières qui s’installent insidieusement – pour le plus grand plaisir des populistes. A ce titre, la victoire de l’équipe française à la Coupe du Monde 98 reste exemplaire : si la déclaration d’existence de la nation black-blanc-beur fut un tantinet optimiste, il n’en reste pas moins que la joie contagieuse qui s’ensuivit montra que cette union était désirée.

Bref : un match de foot est un spectacle sportif, certes, avec tous les défauts que cela implique (starisation et marchandisation, corruption et violence, éléments de langage et mythification solidaire), mais c’est aussi une occasion d’élever la société au rang de communauté. C’est un lieu de participation plutôt qu’un ancrage dépolitisant pour une foule manipulée, un cirque où l’on distribuerait le pain et les jeux.

Aussi pouvons-nous affirmer qu’il est éminemment populaire. Non pas parce qu’il est pratiqué en direct et avec les pieds (vulgairement, plutôt que via la médiation de l’outil et l’usage noble de la main), ou parce que c’est un immense marché permettant à des milliardaires d’acheter la paix sociale, de piloter les masses en tirant les ficelles de marionnettes à crampons. Mais bien parce qu’il requiert de tisser un collectif, et parce que les supporters se lient à leur équipe en fonction de la façon dont les acteurs se lient entre eux à même l’adversité (l’enthousiasme croît quand ceux-ci font preuve de générosité dans l’effort, s’engagent corps et âme, plutôt que se faire supports de jeux d’investissement en bourse).

Bien sûr, au stade ou devant leur télévision, les violents nient la contingence et le tragique, les racistes déclarent l’identification impossible quand des gens qui ne leur ressemblent pas sont présents, et les profiteurs font la sourde oreille pour continuer de profiter. Mais il y a parfois éclosion d’une singularité collective, par-delà tous les facteurs de désolidarisation qui rôdent. Voilà ce qu’attendent les amateurs et les amatrices de football. Mystère et balle de cuir, c’est un vrai sport populaire. Zidane Président.

Illustration : Bernard Chevalier

[1La loi n°1 du jeu désigne les contours du rectangle : entre 90 et 120 mètres de longueur, entre 45 et 90 mètres de largeur, ce qui fait entre 4 050 m2 et 10 800 m2 de surface. Au niveau européen, dans un souci de standardisation, l’UEFA demande entre 100 et 105 m de long et entre 64 à 68 m de large. Mais même en ce cas, la surface est de 7140 m2, et même en divisant cette surface par 11 (alors que le gardien de but reste dans la cage), cela donne 650 mètres carrés chacun, donc environ 25 x 25 mètres chacun.

[2Le terme « main » désigne aussi le bras, si celui-ci n’est pas collé au corps.

[3C’est ce qu’avait signalé le coach Aimé Jacquet à la mi-temps de la demi-finale France-Croatie, lors de la Coupe du Monde 98 : « C’est eux qui rigolent ! Ils passent au milieu et hop, ils montent tranquillement… Aucune chance ! Mais aucune chance, les gars… Il n’y a personne qui bouge, personne ne réagit ! On est à dix mètres, amorphe. Vous avez peur de qui ? Vous avez peur de quoi ? Vous avez peur ? Vous allez perdre, les gars ». Suite à quoi, après avoir commis une erreur de placement (ne montant pas avec ses partenaires, il avait couvert le croate Suker, qui n’était pas hors-jeu et avait pu marquer), le défenseur Thuram avait osé sortir de son rôle pour marquer un but trente secondes plus tard, puis un autre à la 70e minute. Il avait certes l’habitude de monter sur son couloir droit, mais pas de marquer des buts (même à l’entraînement, disaient ses partenaires). En l’occurrence, il en marqua un en position d’avant-centre, lui l’arrière, un autre du pied gauche, lui le droitier.

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