Une audience de justice vaut bien dix cours de philo

Au procès du 13 novembre avec des lycéens

paru dans lundimatin#322, le 17 janvier 2022

Une poignée de lycéens est agglutinée aux premiers rangs de la 23e Chambre du Palais de justice de l’Ile de la Cité. De quelques têtes dégringolent de longs cheveux blonds, bruns, bouclés que les doigts de camarades tressent sous le regard bienveillant de leur prof de philosophie. Dans un silence quasi cérémoniel les auditeurs attendent le début de l’audience. À ras du plafond, entre les boiseries, de hautes fenêtres font tomber en plaque diffuse, la lumière d’un soleil d’hiver. Nous sommes le 15 décembre. Il est 13H32.

La 23e Chambre est devenue l’une des salles de retransmission du procès des attentats du 13 novembre 2015. Sur la toile de projection, circulent, les robes noires des avocats qu’une sonnerie vient mettre en ordre : s’étire à l’horizontale une poignée de magistrats (le Président au milieu), s’étendent quatre rangées de bureaux pour les avocats de la partie civile à droite, deux rangées pour ceux de la défense, à gauche. Coincés entre ces lignes, les avocats généraux, l’huissier, les greffiers et dans le box, les accusés. Un total d’une cinquantaine de personnels de la justice. Au centre la barre, pour l’heure vide, comme un îlot perdu.

Depuis plusieurs jours sont auditionnées les familles des terroristes. Aujourd’hui c’est Anne Diana Clain, sœur des frères Clain, puis sa fille Jennifer, qui vont être entendues. Hier, une enquêtrice de la DGSI, cachée derrière un panneau de plexiglas dépoli, avait rappelé les faits mettant en accusation chacun des membres de la famille : Les frères pour leur participation aux attentats en tant que hauts cadres de la branche francophone de l’État Islamique (EI). Anne-Diana pour avoir tenté de les rejoindre en Syrie, sa fille pour y avoir séjourner quelques années.

Le Président agite le doigt en direction de l’huissier pour lui faire signe de lancer la mise en relation avec la prison de Réaux d’où sera entendu le premier témoin de la journée. Derrière les magistrats, un large écran d’environ 5 mètres par 4 reste noir. On entend un froissement de métal : le bruit lointain d’un trousseau de clés qui frappe une porte et l’ouvre à triple tour. Suit le son sourd laissé par des pas sur un sol en lino et un couloir sans fenêtre. Le trousseau frappe une nouvelle fois, plus distinct, la porte blindée du parloir est ouverte.

De longues minutes passent qui laissent entendre toute la lenteur des mouvements en milieu carcéral et comprendre toute la sécurité que ces architectures prévoient. Le fauteuil vide, immense sur cet écran géant, devient une tache abstraite, noire, sur le fond bicolore du parloir.

Le témoin s’installe enfin, la porte est verrouillée, les pas s’éloignent.

« Bonjour Mesdames, bonjour Messieurs  », souffle Anne Diana Clain, tout en retirant son masque chirurgical qui laisse découvrir une figure au nez rond et au sourire doux. « Ah bonjour Madame, oui vous êtes autorisée à vous démasquer puisque vous êtes seule, » confirme le Président avant de poser les questions d’usage avant toute déposition.

— Pouvez-vous vous présenter ? Nom, âge, lieu de résidence.
— Clain Anne Diana, je n’ai pas de lieu de résidence, je suis incarcérée à Réaux, 77, 46 ans.
— Connaissez-vous les accusés ?
— Oui.
— Avez-vous un lien de parenté avec l’un d’eux ?
— Oui, mes frères.
— Avez-vous travaillé au service de l’un des accusés, ou l’un d’eux, a-t-il travaillé pour vous ?
— Non.
— Connaissez-vous une ou plusieurs parties civiles ?
— Non.
— Avez-vous un lien de parenté avec l’une d’elles ?
— Non.
— Avez-vous travaillé au service de l’une des parties civiles, ou l’une d’eux a-t-elle travaillé pour vous ?
— Non.
— Bon, comme vous êtes mise en examen sur un autre dossier, vous n’êtes pas invitée à jurer devant la Cour de dire la vérité rien que la vérité, bien que je vous incite vivement à le faire. Dans ce type d’audition la loi prévoit que nous écoutions d’abord votre déposition spontanée, puis nous vous poserons des questions. Nous vous écoutons.

Sur l’écran, le visage immense et diaphane de Madame Clain murmure : « Je suis déçue en fait que mes frères aient participé à ces monstruosités. (…) À l’époque j’ai cru qu’ils étaient juste là pour lire la revendication des attentats et chanter. Mais ces dernières années, avec les reportages j’ai compris qu’ils étaient vraiment impliqués dans leur organisation ». Droite, le regard direct elle range derrière son oreille une longue mèche bouclée et demande à passer à l’interrogatoire.

— Nous sommes là pour parler de vos frères mais aussi de radicalisation. Vous êtes vous-même incarcérée pour association de malfaiteurs (en relation avec une entreprise terroriste) pour avoir tenté de rejoindre la Syrie. C’est toute la famille qui a été touchée par une envie de départ. Votre mère y était, elle est décédée là-bas. Que s’est-il passé dans votre famille, à partir de quand cette radicalisation massive s’est opérée ?

— On est converti depuis 99, on était en recherche spirituelle depuis pas mal d’années on cherchait pourquoi on était sur Terre. Quand on était chrétien on cherchait dans la Bible mais ça ne correspondait pas. On a rencontré quelqu’un qui a eu des réponses à toutes nos questions. Alors on s’est converti, les uns après les autres.

— Pourquoi un Islam radical ?

— Sûrement parce que cette religion nous a été présentée comme ça dès le départ. On pensait que l’Islam c’était ça. Puis on est parti, j’ai été la dernière. Mon départ a raté.

(…)

— C’est votre frère Jean-Michel qui part en premier et Fabien qui le rejoint. Lorsqu’ils partent, sont-ils dans une démarche extrême ? Veulent-ils faire le djihad armé ou ça s’est aggravé sur place ?

— Je dirais que ça s’est aggravé là-bas. À l’époque ils voulaient surtout partir pour vivre pleinement leur religion. L’idée de la conquête, elle vient de là-bas. Je ne pensais pas que ça serait international.

(…)

— Avant leur départ avaient-ils déjà des propos haineux contre les mécréants ?

— Non, ils étaient souriants. Mais c’est vrai que dans nos échanges on sentait bien que c’était nous qui avions raison et que les autres, même certains musulmans, eux, n’avaient rien compris. Nous on évitait de faire tout ce qui était haram. On se conformait à la parole de Dieu. On était conditionné par ça. (…) On faisait tout pour satisfaire Dieu. On suivait le Coran à la lettre.

— Mais il y a plusieurs interprétations du Coran, relève le Président.

— À l’époque on ne voyait pas du tout ça comme ça.

— Vos frères chantaient et appelaient au martyr. Y-a-t-il beaucoup de religion qui sont O.K avec ça ?

— Je n’ai entendu qu’une chanson. Il n’en avait produit qu’une avant de partir, semble-t-elle se défendre.

— Vous avez pu dire précédemment ne pas considérer l’EI comme un état terroriste.

— Oui, j’ai mis du temps à réaliser que c’étaient des terroristes. Même Al-Qaïda. J’étais convaincue que c’étaient des gens qui le faisaient et qui le mettaient sur le dos des musulmans. Ce n’est qu’en prison que j’ai compris, dit-elle en levant les sourcils comme consternée par ses propres mots.

— Le Président, perplexe, passe les yeux au-dessus de ses lunettes et cherche du regard son interlocutrice en Visio sur son PC, vous avez essayé de partir pour la Syrie en juillet 2016, avant ça vous n’avez pas cette notion d’état terroriste  ? demande-t-il comme s’il était impossible d’ignorer après le 13 novembre, que l’EI puisse être autre chose.

— J’ai quitté la France en août 2015. Au moment des attentats j’étais déjà à l’étranger, en Bulgarie. Je ne regardais pas la télé. Et quand j’ai eu l’information, je n’ai pas saisi la gravité. J’étais focalisée sur mon départ. Mon objectif c’était de partir là-bas.

(…)

— Et les attentats de Charlie Hebdo en janvier ? Qu’avez-vous pensé du fait de massacrer des journalistes pour des caricatures ?

— Je pensais que c’était bien fait pour eux. C’était impensable de caricaturer un prophète. Pour cet attentat, j’ai cautionné, dit-elle d’un ton calme, les yeux plongés dans l’œilleton de la webcam. Face caméra, son visage grand de 4 mètres par 5 se livre tout entier. Pour l’Hyper Cacher je n’étais pas au courant. D’ailleurs les attentats de Toulouse, je n’étais pas d’accord, de tuer des gens innocents comme ça.

— C’était un acte antisémite.

— Oui.

— On vous entend depuis quelques minutes maintenant et on voit que vous avez à présent un libre arbitre, du discernement, comment se fait-il que nous n’ayez rien vu ?

— On était dans une pratique stricte. Je n’ai jamais cherché à comprendre, je ne savais pas qu’il y avait plusieurs interprétations des textes.

Dans la salle de retransmission les murmures se font entendre. Au dernier rang, l’habitué (un homme d’un certain âge) rouspète dans sa barbe en secouant la tête d’agacement, sur les bancs du milieu deux jeunes stagiaires avocats prennent assidument des notes en répétant à voix basse les derniers mots du témoin pour n’en manquer aucun. Et tout devant, le groupe de lycéens chuchotent. « Tu la crois, toi ?  », semblent-ils se demander.

— Au moment de votre départ vous saviez que vous rejoignez un pays en guerre où régnait une grande violence ? On a évoqué les vidéos de propagande notamment celle d’Abaoud dès 2014, avec des corps tirés derrière un pick-up, décapités.

— J’ai vu la vidéo où il tirait les corps. Mais les exactions je ne regardais pas. Je pense que j’étais ignorante, je m’occupais de la maison, mes enfants, mon mari. J’avais des contacts avec Jean-Michel et ma petite sœur qui y étaient. On avait que des échanges familiaux. Ils me disaient de venir, que c’était trop bien.

— Et à présent vous avez des nouvelles des autres membres de votre famille restés sur place ?

— J’ai eu une lettre de la Croix Rouge de mes belles-sœurs qui sont dans un camp kurde. J’ai des nouvelles par mes enfants, ils me les rapportent au parloir. J’ai encore une fille là-bas, avec son fils.

Elle marque un lourd silence.

— Votre dernière audition en juin 2019 : « Je pense que ça a été une belle connerie, qu’on a amené notre famille à sa perte. J’ai de la chance d’être en prison ça a sauvé certains de mes enfants. Je pense que j’ai été manipulée. Je ne parle pas l’arabe alors je faisais confiance. En prison, j’ai rencontré l’aumônier, c’est évident que j’étais perdue. On a traduit les versets mot-à-mot et j’ai tout remis en question. J’avais tout gobé sans réfléchir par moi-même. J’ai gâché la vie de mes enfants en croyant mes frères. »

(…)

— Avez-vous parlé de vos changements avec vos belles sœurs ? reprend le magistrat.

— Je n’ai pas eu vraiment l’occasion mais c’est primordial de leur dire qu’on a été trompé. Je le ferai de vive voix. Mais ce n’est pas évident d’écouter les gens qui veulent nous raisonner.

Le Président passe la parole à ses assesseurs qui poursuivent l’interrogatoire.

— Diriez-vous de votre frère Fabien qu’il avait un caractère dominant ?

— Oui, je pense que lorsqu’il était convaincu de quelque chose, il fallait qu’il le partage avec tout le monde.

(…)

— L’un de vos proches parents, a déclaré à l’occasion d’une audition : « À sa sortie de prison en 2012 il avait changé mais en bien, on pouvait discuter de sa religion. Entre 2012 et 2013 on s’est fréquenté pendant 5 mois. Ses idées sont ensuite devenues très radicales. J’ai rompu tout contact avec lui, Fabien, après une soirée où il avait essayé de me convertir. Il agissait comme un gourou. Il a radicalisé toute sa famille et ma petite cousine. »

— Ce n’était pas un gourou. On s’est converti nous-même. On voulait vivre notre religion, dit-elle convaincue.

— En France dans l’appartement familial de votre mère on a su que les murs étaient couverts de photos de la Mecque, que des tissus avaient été installés du plafond au sol pour séparer les femmes des hommes. Que celles-ci portaient d’épaisses burkas noires, poursuit l’assesseur en tournant les feuilles d’un long procès-verbal. bariolé de traces de stabilo.

À la description de l’habitation familiale l’une des lycéennes installées au premier rang grimace. Elle fronce les sourcils et fait tourner frénétiquement l’une de ses nattes entre ses doigts.

— Ne pouviez-vous pas vivre votre religion en France  ? poursuit-elle.

— Oui on pouvait vivre notre religion en France mais on voulait être entre nous. Pour nous préserver.

— Quel a été le rôle de vos frères en Syrie ?

— Pour moi c’étaient des chanteurs. Je ne savais pas qu’ils étaient haut placés. Pour moi on a été victime d’une idéologie. Mais on est responsable de nos actes et à ça que dire ? J’ai encore du mal à faire face. Je n’ai jamais vu de mal chez eux, c’est très dur de penser qu’ils aient pu être capables…, elle se reprend, plus ferme, …qu’ils aient fait autant de mal aux gens. »

Dans la salle, le silence règne. Les petites silhouettes qui composent la Cour dévisagent le témoin. Tous semblent troublés par cette femme qui parle d’elle-même comme d’une toute autre personne.

— C’est à partir de votre interpellation que vous êtes redescendue de votre extrémisme ?

— Oui, avant ça je ne fréquentais que des musulmans radicaux, donc pas d’esprits critiques.

— Votre mari est où ?

— Incarcéré aussi.

— Comment avez-vous pu renoncer à vos droits d’égalité entre homme et femme ?

— Pour moi c’était l’homme de ma vie, on était complémentaire et c’est lui qui décidait. Mais sur ça j’ai changé d’avis aussi. Avant je lui obéissais en tout point. Il n’y avait pas de question à avoir.

— Ça sera tout pour moi. Je vous remercie Madame pour ces réponses, conclut la seconde assesseure avant de passer la parole à l’Avocat général.

Cela fait plus d’une heure que Madame Clain est auditionnée. La lumière blanche de son écran pâlit son visage. Elle a l’air fatiguée. À l’autre bout de la Cour l’Avocat général se lève, et retrousse ses amples manches rouges. En guise d’introduction il évoque à nouveau le parcours familial des Clain. Le mariage d’Anne Diana avec un homme musulman, la conversion contagieuse de la famille, le départ d’Alençon pour Toulouse (ville plus grande dotée de mosquée et de boucheries halal précisera le témoin). À Toulouse, un nouveau départ influencé par la rencontre des frères Clain avec Olivier Corel. Il n’y revient pas, mais chacun le sait ici : Fabien Clain a été condamné à son retour d’Égypte, suite à son implication dans un réseau salafiste et à l’embrigadement de recrues vers le Moyen- Orient.

— En 2008 vos frères ont fait un voyage en Égypte, pourquoi ?

— Pour moi ils étaient partis pour apprendre l’arabe. Ma fille Jennifer voulait y aller aussi. Elle ne voulait plus étudier en France. C’est en prison que j’ai appris qu’ils étaient dans un réseau.

— Pourriez-vous nous dire quel était leur comportement à leur retour ? Exerçaient-ils une influence sur leur entourage ?

— Je n’ai jamais vu qu’ils influençaient les autres. On était séparé. Je ne les fréquentais qu’aux repas de famille, où on mangeait entre proches avec les enfants. Donc je ne sais pas du tout quel comportement ils pouvaient avoir en dehors de ça. (…) À l’époque le Coran était une vérité absolue, le djihadisme aussi, ajoute-t-elle ensuite.

(…)

— Votre conversion à l’islam a été ébranlée depuis ?

— Non. Je suis toujours musulmane. Mais quand vous vous réveillez 20 ans plus tard en ayant appris beaucoup de faux, en vous disant que toute votre famille a été emportée…

— Vous étiez en quête d’absolue ? demande un avocat de la partie civile.

— On a cherché… On fréquentait un curé, on a essayé de lui poser plein de questions mais il n’avait pas les réponses.

— Le curé a-t-il entendu votre dérive ?

— On lui a dit qu’on voulait se convertir. Puis on ne l’a plus revu.

— Auriez-vous pu basculer tout aussi bien dans une secte ?

— Non je ne crois pas.

— Que pensait votre entourage au moment de ce basculement ?

— Après qu’on se soit converti on est resté seulement un an à Alençon. Là je vivais toujours avec mon entourage d’avant. Mais après on a déménagé à Toulouse et là il n’y avait que des musulmans.

— Avez-vous fait preuve de prosélytisme ?

— Oui. Avec mes enfants.

— Et vos amis ?

— Je n’en avais pas.

— Je vous remercie. Ça sera tout pour moi.

— Vous savez, ce que je trouve le plus triste, c’est que nos enfants n’ont pas eu le choix. Je trouve ça dommage qu’ils subissent les conneries de leurs parents, dit-elle en conclusion avant de disparaitre des écrans.

« Bon, je sais que ça fait beaucoup, mais pas de suspension d’audience. Il est déjà 17H15. Et nous n’avons que jusqu’à 18H00 pour entendre Jennifer Clain, car elle aussi est soumise à des restrictions carcérales. » Le Président agite une nouvelle fois l’index à l’attention de l’huissier pour que soit lancée la visio-conférence avec le centre de détention de Beauvais où est écrouée la jeune femme. Une nouvelle fois l’écran s’active et l’attente se fait.

Dans la salle de retransmission, les lycéens s’agitent, certains sortent de la salle pour rallumer à la va vite leurs téléphones, manger un mars ou se dégourdir les jambes. D’autres avachis sur les petits bancs de bois vernis patientent la tête reposée sur l’épaule du voisin, abasourdis ou submergés d’ennui. La professeure de philosophie, une jeune femme d’à peine quarante ans, les laisse vaquer. Peut-être voudrait-elle leur demander : « Qu’avez-vous pensé de ce qu’on a entendu ?  ». Peut-être a-t-elle espéré que la fille aux tresses lance : « C’est choquant que l’un des frères soit allé en prison et qu’il ait été relâché. » « Pourquoi ? » aurait interrogé la prof et le dialogue se serait poursuivi. « Bah la justice fait mal son travail. Il n’aurait jamais dû sortir si c’était pour repartir organiser des attentats. » L’enseignante aurait expliqué les lèvres pincés, penaude face au regard interloqué des élèves : « Fabien Clain a été condamné. Il a été en prison, il a purgé sa peine. À sa sortie il est libre de ses mouvements. C’est le droit français ». Puis elle aurait lancé la réflexion : « Non, ce à quoi j’aimerais que vous soyez attentifs, c’est à la quête d’une Vérité Absolue dont a parlé Madame Clain. Ce qu’elle produit pour l’individu et pour l’humanité. Peut-on rester soi-même en adhérant à un Absolu et peut-on encore accepter les autres ?  » Mais l’ado engoncé dans sa doudoune ne se retourne pas vers l’enseignante. Il faudra attendre le retour en classe. Que cela macère. Quelques-uns lui demanderont à coup sûr si « C’est quand même un problème cette religion ? ». « Est-ce cette religion qui est radicale ? Ou le besoin de radicalité qui trouve matière dans cette religion ? » les invitera-t-elle sans doute à s’interroger. Mais pour l’heure d’un signe de la main elle rappelle ses élèves, d’un geste du doigt leur demande de se taire.

— Bonjour Madame, merci de venir déposer aujourd’hui. Nous allons commencer.

Le Président de la Cour accueille Jennifer Clain, fille du précédant témoin, qui est apparue à l’écran. Cheveux tirés, nez et bouche couverts d’un masque blanc, un visage qu’il est une fois de plus difficile d’imaginer dissimulé sous un épais voile noir.

— Je m’appelle Jennifer Clain, j’ai 30 ans, j’ai cinq enfants, de 15, 14, 12, 10 et 5 ans. J’étais mère au foyer, mais maintenant j’étudie.

— De quand à quand êtes-vous en Syrie ?

— De juillet 2014 à décembre 2017.

— Que faisaient vos oncles sur place ?

— Quand Fabien est arrivé, ils sont rentrés tous les deux dans les médias, à la radio, mais aussi dans les médias européens de Daech.

— Pour faire du prosélytisme ?

— Oui, clairement, affirme-t-elle dans un souffle d’évidence.

— On a vu que l’EI avait fait publier des vidéos d’exactions, d’exécutions d’otages. C’était la tâche confiée à vos oncles ?

— On ne m’a pas parlé de ça. On m’a parlé des chants. Mais pas des exactions. Mais un an après l’arrivée de Fabien on s’est disputé et on ne s’est plus trop parlé à partir de ce moment-là. Nos échanges étaient superficiels, je ne savais pas ce qu’ils faisaient.

(…)

— Vous les avez vues, vous, les vidéos ?

— J’ai tout vu. J’ai vu toutes les vidéos que Daech avait publié. Pratiquement toutes. Elle s’exprime avec la distance de quelqu’un qui raconte la banalité de son quotidien. La voix posée, le regard calme. J’étais à Raqqa en centre-ville au début c’étaient des vidéos envoyées en Bluetooth et après les vidéos ont été projetées en plein centre-ville. Il y avait aussi des exécutions en plein milieu de la rue.

— Comment étaient-elles reçues par la population ? Les gens approuvaient-ils ?

— La majeure partie des gens approuvait, il y avait des cris d’encouragements. Ceux qui ne voulaient pas voir ne venaient pas. Moi je n’y allais pas.

— Et vos oncles ?

— Mes oncles étaient comme tous les autres, ils approuvaient.

— Ils ont pu participer, de loin, à l’organisation des attentats du 13 novembre ?

— Tout le temps passé à Daech j’ai toujours cru que les médias avaient grossi ça et que mes oncles n’avaient pas avoir là-dedans. (…) Mais comme ils m’avaient menti sur cette dispute je me dis qu’ils auraient pu mentir sur ça.

— Si cela peut avoir une quelconque incidence sur le dossier il serait bien que vous puissiez nous parler de cette dispute.

— Je me suis fâchée avec eux car ils avaient fait arrêter des gens que je connaissais par Daech. Ils les avaient faits arrêter sous prétexte que mes amis allaient se rebeller contre l’EI.

— Donc ils avaient le pouvoir de faire arrêter des gens.

— Oui.

— Qu’est-il arrivé à vos amis ?

— Ils ont fait de la prison. Et autant vous dire que la prison de Daech, c’est pas comme ici. Elle agrippe l’assise de son fauteuil, s’y enfonce, s’ancre dans le confort (tout relatif) de la prison française depuis laquelle elle nous parle.

— Qu’est-ce qui est à l’origine de votre retour ?

— À partir de mi 2017 s’est construit un groupe d’étrangers. Beaucoup de personnes se sont rendues compte que Daech n’était pas ce qu’ils pensaient. Les dirigeants faisaient beaucoup de choses dans leurs intérêts personnels plutôt que pour Dieu.

— Ce qu’on appelle la corruption ?

— Oui, c’est ça.

— Alors on est sorti à une dizaine de familles. Tous les hommes ont été arrêtés par les kurdes entre la Syrie et la Turquie. C’était en décembre 2017.

— Dont votre mari ?

— Oui, il est en prison en Iraq avec une peine de mort. Et son frère dans une prison kurde. Elle s’arrête un moment et reprend. À partir du moment où Daech suivait son propre intérêt et plus celui de Dieu, j’ai décidé de partir. Mais dès le début j’ai vu des choses qui n’allaient pas avec l’Islam que je suivais. Mais je ne préférais pas voir.

— Les exactions ?

— Non quand j’étais là-bas, je n’avais aucun problème avec ça. Quand on est là-bas on oublie qu’on peut penser par nous-même. On ne pense que par le groupe.

— Enfin tout de même le pilote jordanien qui a été brûlé vif, enfermé dans une cage en pleine ville ça ne vous troublait pas ?

— A l’époque je trouvais ça totalement normal. C’était la loi du Talion. Ils nous bombardaient, on répliquait. Je n’y réfléchissais même plus. Et si j’avais commencé à remettre ça en question ça aurait été dangereux pour ma vie. Elle étire son dos contre le dossier de sa chaise puis bascule en avant, rapprochant son visage au plus près de l’écran. Ses yeux immenses prennent toute la place. C’était un aveuglement collectif, ajoute-t-elle, c’était le seul moyen d’accepter tout ça d’ailleurs.

— Ça vous fait penser à quoi ça Mademoiselle, comme type de régime ?

— Ça ressemble énormément au régime nazi même si je ne voyais pas ça comme ça à l’époque.

Sur ces derniers échanges le Président cède la parole à l’une des assesseurs.

— Nous avons entendu longuement votre mère juste avant vous. Elle nous a dit qu’elle avait été trompée, et qu’à cause de ses frères elle avait gâché la vie de ses enfants. Vous a-t-elle déjà fait part de ces regrets ?

— Oui elle a déjà eu l’occasion de me le dire. Mais moi je ne pense pas qu’elle m’ait imposé quoi que ce soit. Certes je faisais comme elle car c’était mon modèle parental mais je suis partie sous la pression de personne. C’était spontané. Je comprends ce qu’elle dit mais on est tous coupables de ce qu’on a fait et voulu.

(…)

— Votre dernier enfant est né sur zone, au vu de vos descriptions de l’atmosphère de la ville on peut se demander comment cela se passait quand vous vous promeniez dehors ? Comment viviez-vous le fait d’exposer vos enfants à ces violences ?

— Je ne souhaite pas parler de mes enfants, dit-elle en se refermant instantanément et en s’éloignant d’un coup de l’ordinateur face auquel elle est installée. Si cela n’a pas à voir avec l’affaire en question, je n’ai pas à vous répondre, dit-elle le regard noir.

L’assesseur s’excuse de l’évident malaise qu’elle vient de provoquer et remercie la jeune femme pour sa déposition.

Dehors la nuit est tombée il est presque 18H00, Jennifer Clain est rappelée en cellule. Dans la 23e Chambre, les plafonniers jaunissent les mines. Les élèves et autres auditeurs se lèvent, fatigués d’une longue écoute. Chacun se rhabille en silence sous la surveillance des policiers. À l’étage, dans la « vraie » salle d’audience, les magistrats rangent leurs dossiers en pile. Les avocats de la défense échangent quelques mots avec leur client, laissant sur la vitre du box l’empreinte de leur buée. Ceux de la partie civile, se saluent. La salle se vide.

L’avant-veille avait été entendu le père de l’un des kamikazes du 13 novembre. Son corps, loin d’apparaître aussi imposant que les visages des femmes Clain sur l’écran géant, semblait pris en tenaille par la Cour d’assises. Derrière la barre, seul sur son îlot, il avait répondu dans un français cabossé à la pluie de questions qui avait déferlé sur ses épaules.

« Vous avez plusieurs enfants, c’est bien le seul avec lequel vous n’arriviez plus à communiquer ? Qu’auriez-vous pu faire pour retenir votre fils ? Avez-vous réfléchi à ce que vous auriez pu mettre en place avec votre famille pour que la situation évolue ? » lui avait-on demandé. « C’était un gentil garçon mon fils, je ne sais pas qui l’a endoctriné, avait-il répondu, j’ai essayé de le retenir, de le raisonner, mais je parlais à un mur. Il n’y avait rien à faire, se justifiait-il encore, Je lui ai pris son passeport, mais il est parti quand même », s’excusait-il presque.

À mesure de l’avancée de l’audition cet homme, aux cheveux grisonnants et aux bras sagement croisés contre lui, s’était affaissé.

— Votre fils vous faisait-il des remarques sur votre manière de vivre ? Vous traitait-il de mécréant ?
— Oui cela arrivait.
— Votre fils regardait-il des vidéos ?
— Je lui ai coupé le Wifi. Mais comme il avait des frères et sœur je ne pouvais pas couper éternellement… Je sais qu’il regardait des sites arabes, avait-il dit tout bas.

Arabe. Le r avait roulé, coincé dans sa gorge comme un surplus de glaires dont on veut se délivrer. « aRrrabe » avait-il craché dénigrant presque ce terme. Honteux de ce qu’il semblait représenter. Gêné de lui-même, il avait ajouté, la voix broyée d’émotion :

— Nous avons travaillé dur pour les élever. Je suis désolé pour les victimes.
— Comment avez-vous vécu les dernières années dans votre famille ?
— Ça change tout, c’est catastrophique. Mon épouse ne s’en remet pas, avait-il conclu, désespéré.
— Pas d’autres questions merci, vous pouvez disposer, lui avait-on répondu avec distance.

« Mais quelle horreur toute cette culpabilité… », aurait pu murmurer la fille aux tresses. « Mais est-ce seulement la responsabilité d’un seul homme ? » aurait pu demander la prof, alors qu’à l’écran le père quittait l’immense salle d’audience, la tête baissée.

Jamais celui-ci n’aurait osé se retourner et dire : « Et vous, qu’avez-vous fait pour m’aider à sauver mon fils ? ».

Valentine Fell
Illustration : Juan Rueda

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