Esclave et danse de la peur

via Le corps et l’âme, Musée du Louvre.
Juliette Riedler

paru dans lundimatin#289, le 24 mai 2021

Eh, toi, à quoi crois-tu ? Que le vaccin est la panacée et va nous sortir de ce pétrin ? Que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles et que les gouvernants « font du mieux qu’ils peuvent », car « c’est dur », (« il n’y avait pas de cours ‘pandémie’ à l’ENA ») ? Que « élections piège à cons », tous pourris, allons fonder un écovillage ? Que les Français sont d’obéissants moutons ? Je me demande un moment : croire est-ce s’aliéner volontairement afin, somme toute, de trouver un peu de repos dans nos humanités bouleversées ? Est-ce irréversible ou momentané ? Autrement dit : y a-t-il des périodes lors lesquelles notre besoin de croire est exacerbé ?

Esclave mourant, Michel-Ange, 1513-1515, Musée du Louvre

Je me suis confrontée, dans cette histoire de corona, à un irrépressible désir de croire, incarné en diverses sentences et énoncés, plus profondément apparenté à la croyance (je vais dire « désir de croire », car je ne peux pas croire (…) qu’il n’y a pas là un peu d’aveuglément mi-conscient) que ceux qui nous dirigent nous veulent du bien, agissent conformément à des principes indélébiles et, surtout en ce moment, qu’ils œuvrent pour la vie et le bien de l’humanité – sa sauvegarde (et, là, on renifle tranquillement le danger).

Je me représente ce désir de croire comme une orbe qui englobe le réel et lui appose un masque (on parlera alors de « réalité », où j’entends une certaine disposition quant à l’abord du réel, modelée par des affects, ici au premier chef, la peur). Ce masque est ancien, et on respire à travers lui depuis bien longtemps. De deux choses l’une : non seulement ce désir de croire est intérieur, nécessaire et vital à l’humain – j’ai besoin de croire à des histoires qui me racontent la mienne, de croire que ce que je fais a un sens –, mais il est happé, comme rapté par une caste au pouvoir qui lui donne une image – et il est bien plus facile d’avoir une représentation toute-faite de notre désir que de se la bâtir en prenant conscience de ses fluctuations infimes et infinies. Ainsi, se rend-t-on compte que l’image présentée désirable, incarnant les valeurs de justice, d’ordre et de paix, est fausse, mensongère et aliénante, en veut-on abattre le plus éminent représentant, c’est-à-dire celui qui condense en lui-même le corps et l’âme du pouvoir, synthétisant la chaîne des faits et des représentations. Espoir déçu qui s’était là niché alors qu’il n’avait vraisemblablement rien à y faire. Où, alors, le placer ?

Abattre implique de s’imaginer détenir le pouvoir que l’on prêtait à qui l’on vient d’abattre… Le problème est le verbe. Abattre. Car sans déplacer l’endroit de sa croyance, inventer d’autres figures pour l’incarner, les mécanismes d’aliénation en chaînes qui caractérisent l’exercice du pouvoir risquent fort de se proroger. De l’une à l’autre, du visage terrifiant de Gorgone à Persée qui l’abat, demeure la pétrification, la peur comme un voile dans l’histoire. L’esclave que nous sommes toustes dans cette situation sait bien qu’il risque la mort à désirer fuir, et qu’il y est irrémédiablement conduit s’il reste dans sa situation. À mon avis, la peur est le voile de la croyance en ce pouvoir qui nous voudrait du bien. Ainsi, l’Esclave mourant de Michel-Ange, vu au musée du Louvre le 19 mai dernier à l’occasion de l’exposition Le corps et l’âme, est enserré dans un lien en tissu comme un débardeur collé à la peau en train d’être ôté.

S’émanciper de ce pouvoir qui effraie et intime « tu n’as pas le choix que de croire à mes énoncés », implique d’entrer dans le doute, et d’affronter au moins deux peurs : celle de subir la puissance du pouvoir ; celle de se retrouver seul·e, désemparé·e, sans nulle part où aller ni quiconque à qui se fier. La nuit de l’émancipation est vive, claire et obscure à la fois. Y entrer requiert du courage, non seulement physique mais intellectuel : affronter la vérité de la mort qui nous est présentée désirable [enfermement, entre soi, uberisation, tout numérique, j’en passe] et avancer avec douceur et sensualité. Ainsi se présente en effet la torsion dans cette sculpture dont le titre, « esclave mourant », tranche étonnamment avec le plaisir du corps donné à apprécier.

L’ambivalence de cette œuvre, qui devait orner un tombeau dans la Basilique Saint-Pierre-aux-liens, me touche infiniment. Elle n’essaie pas de mimer la force du maître pour briser les chaînes, à la différence de l’Esclave rebelle, mais suggère un abandon comme un acquiescement. Oui, nous sommes fait·es du monde qui nous aliène et donc aliéné·es, et nous avons à nous placer hors de sa main réifiante sans en reprendre les modalités guerrières, la puissance musculaire. J’interprète le mouvement saisi par Michel-Ange dans cette œuvre comme celui de l’émancipation : s’extraire d’un lien comme d’un vêtement collant en ayant la sensation de s’arracher la peau, être ou se sentir nu, souffrir immensément, prendre un plaisir fou à la sensation de l’air, réaliser que la mort est là, réelle, réminiscence et sentiment à traverser – effort comme un pont jeté par dessus les sentiments dévastateurs.

Et pourquoi ne pas imaginer que ce mouvement d’émancipation si difficile, intense et paradoxal chez l’esclave de Michel-Ange, puisse avec le temps, en vieillissant, se détendre et participer du mouvement de la marche de l’être humain dans le monde, ainsi qu’il serait représenté par ce bas-relief de jeunes filles dont les voiles flottent au vent ?

Relief des sacrifiantes Borghèse, vers 130 ap. JC, marbre, Musée du Louvre.

Ce bas-relief, bien antérieur à la sculpture de Michel-Ange, présente de jeunes sacrifiantes. Les jeunes filles habillent par des chaînes de fleurs un lieu pour une mort qu’elles vont donner/représenter et donc intégrer à la vie civique. Chtoniennes, ces figures sont liées aux fleurs. Leurs tuniques sont fluides, embrassent les éléments et les corps qu’elles masquent et révèlent par endroits. Si la peur est un voile, souple, elle peut devenir une danse. L’émancipation est une spirale qui met le passé devant.

Juliette Riedler

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