Un flic à défendre

Quand Disney+ raconte la ZAD

paru dans lundimatin#393, le 4 septembre 2023

Zone à défendre réalisé par Romain Cogitore est le premier film produit par Disney+ en France. Sa sortie début Juillet sur la plateforme aura bien fait quelques remous mais sans être suffisamment pris au sérieux à notre goût. Ses détracteurs les plus véhéments dénoncent une récupération des luttes écologiques par l’industrie du divertissement. S’il y a bien une instrumentalisation de l’imaginaire ZADiste, il nous a semblé intéressant de se pencher sur le film lui même ; chercher à comprendre comment et pourquoi, un cinéaste qui se dit auteur, avec des moyens et une certaine liberté, en vient à faire un film aussi faible et pauvre sur une lutte aussi riche et puissante.

Reconstitution réaliste et dialogues de merde

Certes, l’image et les décors sont très réussis. Julien Hirsch, qui fut le chef opérateur de Jean-Luc Godard, maitrise la caméra et la photographie. La reconstitution d’une Notre-Dame-des-Landes fictive est particulièrement réaliste : on y trouve des lieux symboliques reconstitués à l’identique, comme la bibliothèque de la Rolandière ou la tour des chicanes. Certaines scènes, sûrement réalisées à partir d’archives et de repérages sur le terrain [1], reproduisent avec précision des évènements réels, comme la destruction d’une cabane à la pelleteuse [2] ou l’expulsion des Sans-Noms.

Mais, si la reproduction des lieux est assez fidèle, le plus important échappe au réalisateur et à son équipe : les formes-de-vie ZADistes. La substance particulière des relations, les nouvelles manières d’être au monde, de se rapporter au territoire et aux autres, semblent complètement étrangères au film. La séquence de la fête est paradigmatique de ce manque : la façon dont les acteurs sont à table, la manière dont ils se déplacent dans la salle, la répartition des musiciens sur la scène et des spectateurs en face donne, malgré les costumes « ZADistes », une ambiance de music-hall parisien qui n’a pas grand chose à voir avec ce qu’a pu être une fête à la ZAD.

Cette ignorance des modes de vie ZADiste explique pourquoi les dialogues sont si nuls, pourquoi les relations et les personnages sont superficiels, terriblement normatifs et ternes. Car ce qui fait la beauté et la force de la ZAD ce sont justement ces nouvelles façons d’être en relation avec le monde (phénomène dont l’architecture bizarre n’est peut-être qu’une conséquence). Malheureusement, dans Zone à Défendre, les scénaristes projettent sur les personnages ZADistes, leurs propres relations mutilées au monde, dont l’origine est assurément le petit univers répugnant du cinéma bourgeois métropolitain.

Ainsi, « l’histoire d’amour » se transforme en parabole de la misère affective et du libéralisme existentiel : le personnage principal, nouvel arrivant à la ZAD, baise au bout de la 11e minute du film, devient un pote au bout de 20 et se révèle être un traitre aussitôt. C’est ainsi que toute une communauté peut être infiltrée en 5 minutes par un policier. Des propositions scénaristiques qui – tout en mettant en lumière le manque de savoir-vivre des élites culturelles – entre plutôt en contradiction avec les faits historiques. Lors du procès de Tarnac, l’espion anglais infiltré n’apporta pas grand chose d’autre au parquet antiterroriste qu’une immense gêne.

Donc, heureusement pourrait-on dire, l’essentiel échappe au film : la sexualité, l’amitié, la fête. En ce sens, la récupération est un peu ratée et ne réussit à produire de la valeur qu’avec les miettes. Le mouvement de mise en spectacle à l’oeuvre quant à lui apparaît aisément : « le vrai devient un moment du faux » disait Debord.

La ZAD depuis l’intérieur

Le film a cette structure voyeuriste fidèle à toute une généalogie de la vision coloniale : il nous dévoile petit à petit la ZAD depuis l’intérieur ou plutôt depuis le point du vue d’une extériorité parvenue à l’intérieur. Fantasme enfin mis en scène de tous les journalistes frustrés passés sur la ZAD : le personnage principal entre dans l’intimité des ZADistes, à l’intérieur de la cabane. Mais une fois entré, le mythe s’écroule aussitôt. Car le film a aussi pour but de rendre la ZAD inoffensive : à l’intérieur de la cabane – auparavant perçue comme le lieu de toutes les conspirations – on trouve une grand-mère sympathique et un nourrisson.

Le résultat de cette opération « intégrationniste », a priori pleine de bonnes intentions, est de rendre impuissante la part guerrière de la ZAD. Le personnage-flic ne cesse d’ailleurs de le répéter à qui veut l’entendre : « ce ne sont pas des méchants, ils défendent les oiseaux » ; jusqu’à sa hiérarchie à laquelle il jure : « mais enfin, ce ne sont pas des terroristes ». Le procédé est connu chez les gens de pouvoir : intègre ce que tu ne peux réduire.

Le scénario partage également l’obsession préfectorale de délimiter les gentils des méchants, ceux que l’on intègre et ceux que l’on réduit : la grand-mère et la mère d’un côté, le couple allemand qui-n’aime-pas-les-enfants de l’autre. Puis, les ZADistes et les islamistes : le flic en question préférerait s’occuper des « vrais » terroristes plutôt que d’infiltrer la ZAD. Butter des salafistes est ouvertement son horizon de carrière.

La fiction policière et le récit conservateur

La violence des ZADistes n’est pas comprise autrement que comme « un dernier recours » qui se retourne contre eux. L’archétype du pacifiste (qui invite le flic à le rejoindre pour manger une soupe), pourtant marginal dans la réalité, devient le centre. Tandis que l’archétype du violent au cocktail Molotov – qui fusionne avec le « blessé grave » dans un geste scénaristique impardonnable [3] – est marginalisé. L’héroïne essaye d’ailleurs de le « raisonner ».

La violence des ZADistes est incomprise et la brutalité de la police minimisée. Cependant l’intensité et l’envergure de l’opération militaire sur la ZAD sont portées à l’écran pour la première fois. Seul souci, le film propose de la vivre par l’intermédiaire… d’un flic. C’est ça au fond qui est insupportable : le sentiment de se faire voler la vedette jusqu’au bout. Zone à défendre est tellement mangé par la fiction policière, que la police y joue tous les rôles, méchants comme gentils. En pleine opération de gendarmerie c’est encore un flic (infiltré) qui se fait gazer, qui s’indigne, qui s’organise pour saboter, et même qui donne les ordres pendant les actions.

Le scénario prend pour héros un policier et fait une fausse ZAD à son image. Il met dans la bouche des ZADistes un discours consensuel, qui est celui de la police, il propose de vivre la ZAD à travers les yeux d’une extériorité qui est encore celle de la police. Cette fausse ZAD, c’est la fiction policière, que le film sert aux spectateurs de Disney+ pour ne pas trop les effrayer. Romain Cogitore va même jusqu’à composer sa fausse petite chanson ZADiste à lui.

Enfin, la ZAD épurée de ses discours radicaux, de ses relations subversives au monde, exposée dans la nudité de son intériorité faussement dévoilée, rendue impuissante par un tour de passe-passe scénaristique, va servir de nid pour implanter… un récit conservateur.

C’est dans ce monde vidé de toute vitalité propre que peut grandir, entre un flic infiltré et une ZADiste (perçue comme « libre » parce qu’elle couche au bout de 11 minutes avec un inconnu), l’envie et le besoin d’une famille patriarcale – sous la forme d’un trio oedipien classico. Dans cette communauté sans consistance, la ZADiste rebelle va finalement avoir pour but dans la vie de devenir une mère parfaite, de fabriquer un couple dysfonctionnel avec un policier et de couper ses dreads.

Cette implantation in vitro d’un discours aussi réactionnaire par rapport au monde diégétique de départ est assez dégoutante. On assiste alors à une véritable aliénation du scénario par l’obsession très contemporaine du retour à la famille patriarcale – on trouve par exemple ce même ressort narratif dans Avatar.

Le problème de « l’amour » et du flic bienveillant

L’histoire « d’amour » est la structure narrative qui tient le scénario et qui permet de poser son problème principal : que se passerait-il si un policier avait un enfant avec une ZADiste ? Sans même questionner l’interêt d’une telle interrogation, nous l’avons dit, cette histoire d’amour est particulièrement superficielle et médiocre : les deux protagonistes ne partagent rien, ne se parlent quasiment pas et ne s’aiment qu’à travers le ciment de la famille qu’est l’enfant. Les scènes de sexe – 3 secondes, 3 plans de visages sur fond rouge – sont assez représentatives de la pauvreté sensuelle, sexuelle et spirituelle d’un tel amour.

Mais cela va plus loin car finalement, le modèle « d’amour » proposé dans le film, et la naissance de l’enfant-ciment-du-couple s’appuie sur le viol. Le personnage principal couche avec la ZADiste dans le but de pénétrer la cabane et en lui cachant ses intentions. Il trompe l’héroïne sur la nature de leur relation sexuelle. Dans la réalité – par exemple dans le cas où l’espion anglais infiltré à Tarnac avait effectivement eu des relations sexuelles avec une militante, cette dernière a porté plainte et la justice britannique a considéré que la police avait « violé ses droits fondamentaux [4] ».

Or ce viol, organisé par l’Etat – puisque coucher avec une ZADiste apparaît dans le film comme un dispositif policier – n’est pas pris comme tel par le scénario. Pourtant, ce serait là un ressort narratif intéressant. Malheureusement, ce viol est pris … pour une histoire d’amour. Et même, l’amour vient remplacer la violence du viol pour la transformer en tendresse.

Ce retournement est terrible et permet au policier infiltré de dire « vous avez débarqué sans prévenir dans ma vie ». Surtout il range le film du côté des défenseurs de la culture du viol et d’une compréhension erronée de l’amour. Un truc qui empêche que l’on soit sincèrement touché par les états d’âme du policier, puisque son retournement reste incomplet. Bien sûr, il se met à aimer sa victime et son enfant contre ses valeurs et son métier, néanmoins, la victime se met à l’aimer également et le scénario nous trompe en faisant grandir un amour entre eux avant toute reconnaissance du viol, faisant sienne l’idée que le viol peut être le point de départ de l’amour.

S’identifier à la police, quel point de vue pour le cinéma ?

Dans la première scène, nous arrivons sur la ZAD en suivant le personnage principal à travers la forêt, nous ne tarderons pas à savoir que c’est un espion. Le film se construit à travers les yeux d’un policier et selon des fantasmes policiers : sur la ZAD il y a des méchants extrémistes qui se cachent au milieu des gentils, les femmes ZADistes sont libres sexuellement, etc. Le regard de ce personnage et ses fantasmes sont d’ailleurs les même que ceux du personnage petit-bourgeois d’Eric Judor dans Problemos [5], l’autre film industriel qui s’est inspiré de la ZAD.

Ici, ce qui est proposé au spectateur – perçu comme un petit bourgeois extérieur à la ZAD avec un niveau intellectuel à peu près égal à celui d’Eric Judor – est de s’identifier à un flic. Puis, tout en réalisant ses fantasmes (comme coucher avec une ZADiste), reconnaître dans l’ennemi sa propre vie de merde (la famille patriarcale et le trio oedipien).

Cela pose plusieurs problèmes : pourquoi choisir un point de vue d’extériorité pour raconter une lutte ? Pourquoi mépriser le spectateur au point de le confondre avec un flic ? Le fait de choisir le policier comme personnage principal et d’ouvertement positionner la caméra à la place son regard, range le cinéma du côté de la police.

Nous voyons qu’en deçà de la question d’une récupération économico-politique, ce film pose des questions scénaristiques. Le récit proposé n’est pas condamnable en soi. Le point de vue et les tourments d’un policier en rupture pourrait être un vrai sujet de film. Mais Zone à défendre ne cherche pas à traiter de la subjectivité schizophrénique d’un espion. On prétend parler d’une zone à défendre quand on s’applique plutôt à défendre un flic.

Pour sauver le film, voilà une fin alternative, un final cut populaire proposé au réalisateur (en faisant sauter les 20 dernières minutes) : après avoir appelé le journaliste pour dénoncer son infiltration, la cheffe des services secrets retrouve la voiture du héros au bord de la mer. Fin. Le policier s’est suicidé. Et comme on dit, il est à moitié pardonné.

[3Qui consiste à faire croire à une juste violence de la part de la police quand en réalité la violence policière est non seulement injuste mais aveugle.

[5Où tout un ressort narratif consiste dans le fait de vouloir baiser une adolescente sur la ZAD

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