Repo Men - Une logique de la restitution [Quand j’entends le mot culture]

"La superposition du vivant et du mort dans Repo Men c’est peut-être celle-là même de la logique apocalyptique : un corps qui devrait être mort, continue de vivre, parce qu’il a choisi de « rendre l’âme », de se déposséder de son corps par contrat."

paru dans lundimatin#106, le 29 mai 2017

Je connais tes oeuvres. Je sais que tu passes pour vivant, et tu es mort. déclare Jean dans son Apocalypse (3:1). Il existe une logique apocalyptique de la mort-vivante. Est mort en cette vie ou bien le damné qui ne s’est pas encore trouvé, ou bien l’élu qui s’est déjà sauvé lui-même. La mort-vivante est tantôt la soumission à la passivité du vice, tantôt la grâce effective du saint. Car mourir, c’est ou bien diminuer et clore ses liens avec le monde, ou bien s’ouvrir aux quatre vent des liens jusqu’à se dissiper en eux. Or la béatitude du Saint l’arrache déjà à sa vallée de larmes et la misère du Damné anticipe trop tôt son infernale solitude. Le Damné a « rendu l’âme » aux anges pour vivre avec les bêtes, le Saint à rendu la poussière aux brutes pour vivre avec les anges. Les voilà placés par avance en-deçà ou au-delà du monde : la mort- vivante est une restitution.

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Il est une forme de rédemption qui ne se pense ni comme réparation (Mad Max), ni comme destruction (Snowpiercer), mais comme restitution (Repo Men). En ce sens, dans une logique apocalyptique, la rédemption serait : d’un côté restituer la poussière, de l’autre « rendre l’âme ». Rendre à la mort le corps qui lui appartient, rendre à la vie, l’âme qui lui est immortelle ; afin de ne plus être tenu ni par la matière ni par l’esprit. Or la logique sur laquelle repose cette forme de rédemption restituante, c’est la logique du contrat : il y a eu prêt ou don, j’ai contracté une dette, me voilà redevable. J’ai passé un contrat originaire avec la création, elle m’a fourni en âme et corps, je suis une union, je suis un contrat.

Le film Repo Men (2010) propose une telle hypothèse de la rédemption : pour sortir du« système », il faut lui rendre ce qu’il nous a donné. Dès le titre, le problème est celui de la restitution. Les « Repo Men » (Jude Law et Forest Whitaker) sont chargés, par une compagnie de greffe d’organes artificiels (« artiforg ») - The Union -, d’aller récupérer, dans le corps des clients, les organes non-remboursés, impayés, overdue.
La logique est simple : « si vous ne pouvez pas payer votre voiture, la banque la récupère. Si vous ne pouvez pas payer votre maison, la banque la récupère… Si vous ne pouvez pas payer votre foie, hum.. c’est là que j’interviens ». L’alternative aussi est simple : acquitter sa dette, rendre le produit - no way out. Et le problème devient : étant donné que d’un côté la dette repose sur les conditions mêmes de l’existence (voiture, maison) et de la vie (foie), et que de l’autre elle est conçue pour ne pas être remboursable, comment s’en sortir sans en crever ?

I- Légère réfutation de l’anarcho-capitalisme : contre le corps-contrat.

Le film Repo-Men est une sorte de traité d’anarcho-capitalisme. Ou plutôt, l’expérimentation de ses postulats. Premier postulat, il ne peut y avoir d’atteinte à la propriété d’un tiers sans consentement. Second postulat, l’État est inutile puisque je peux acheter ma sécurité à des « producteurs de sécurité » (Gustave de Molinari). Troisième postulat, la source de toute propriété privée est mon corps (Locke).
Le premier postulat est exprimé par le contrat. On signe un contrat avec l’Union, on reçoit une greffe d’artiforg, lorsque le délais de remboursement est expiré, un Repo Man vient récupérer l’organe. De ce point de vue, le premier postulat est respecté. Nulle atteinte à la propriété privée n’est exercée sans consentement. Il y a sorte de juridicisation constante de l’état de nature : Jude Law (Rémy dans le film) énonce ses droits à la personne qu’il vient d’assommer. Vous avez le droit à une ambulance et à être transporté à l’hôpital.
Le second postulat est exprimé par l’existence même des Repo Men. Une bande de mercenaires-chirurgiens : la sécurité de la propriété de l’Union (l’artiforg) est garantie par les récupérateurs. La police, l’État ne se charge pas de la sécurité de la propriété. Elle se plie à la loi du plus fort et du contrat. La police d’État salue docilement les Repo Men : The Union est une mafia dans la mafia. La violence légitime est dans les mains du plus offrant.

Le troisième postulat, la source de toute propriété privée est le corps. Ce postulat est rendu faux par l’existence de la compagnie et de la dette. Le corps ne reste pas un inaliénable, il devient une marchandise - non au sens de la prostitution et du travail -, mais au sens de sa conception. Ses pièces augmentées ou améliorées par la Compagnie de biotechnologie restent une propriété de l’Union et non du corps porteur. La conséquence du premier postulat est d’annuler le dernier : grâce au consentement par contrat, est neutralisée la source essentielle de toute propriété - le corps propre.
Conséquemment : il y a fusion entre l’homo augmentatus, l’homme augmenté et l’homme aliéné, dépossédé, ou damné. Le corps source de contrat et de propriété devient lui-même objet de contrat et de possession. Le corps-contrat se mort la queue : le corps-contracté, mis en contrat, contredit la condition de possibilité du contrat qu’est le corps-contractant. Si je cède mon corps, je cède aussi l’origine de mon pouvoir de céder. La logique capitaliste est plus terrible encore que celle des doctrines anarcho-capitaliste, car elle nie le discours qui tente de le justifier.

Les trois principes de l’anarcho-capitalisme peuvent donc se contredire et s’auto-détruire par hypothèse expérimentale. Si la condition de l’anarcho-capitalisme est la garantie de la propriété privée, que la propriété privée se fonde sur le corps propre comme source de propriété et première de toutes les propriétés, et que ce corps et dans ses produits (par le travail) et dans ses composantes (par les organes artificiels) ne s’appartient pas lui-même par contrat, alors la propriété privée n’existe plus ainsi que le contrat qui la présuppose : état de nature du capital.

Rien d’anarcho-capitaliste ici : au contraire. Partout on voit renaître des féodalités. Le logique du contrat et de la propriété aboutit en définitive à l’état de nature du capital qui se solidifie en féodalités entrepreneuriales de dépossession. Comme dit Rémy : L’Union, « It’s the Landlord, come to collect ».

II. Rédemption = restitution

Comment échapper au Landlord, telle est le problème de la restitution.

Repo Men commence par une question : comment peut-on être à la fois mort et vivant ? C’est le problème quantique de Schrödinger - comment posséder à la fois deux états contradictoires. Comment le chat peut-il être à la fois vivant et mort ? C’est la question que ne comprend pas Rémy lorsque le film s’ouvre. Évidement, cette question n’est pas ici destinée à poser un problème quantique. Ce qu’elle révèle c’est le monde de mort-vivante dans lequel les homo augmentatus vivotent. On peut être vivant et mort, sans être un mort-vivant (qui n’est qu’un stade intermédiaire entre le vivant et le mort sans être un stade de superposition du vivant et du mort). C’est ce que nous apprennent les corps presque intégralement artificiels. Une vie dont le mécanisme repose sur le droit d’autrui est une mort. Une mort empêchée, retenue, repoussée sans cesse par une machine est une espèce de vie. La superposition du vivant et du mort dans Repo Men c’est peut-être celle-là même de la logique apocalyptique : un corps qui devrait être mort, continue de vivre, parce qu’il a choisi de « rendre l’âme », de se déposséder de son corps par contrat. De même que le damné a rendu l’âme pour vivre avec les brutes, et que le saint a rendu la poussière - pour vivre avec les anges ; l’homme augmenté n’est plus qu’une superposition de corps mort-machine rendu à d’autres par contrat et d’âme consentante, liée par sa dette. Repo Men fait voir que l’union de l’àme et du corps se pose comme problème à venir dans les temps cyborgs.

Le problème de Schrödinger, inintelligible dans le macrocosme de la physique classique, devient intelligible dans le chaosmos du Capital : on superpose la vie et la mort parce que l’on peut superposer une forme de vie sur une forme de mort : la vie du corps par la mort du free- will, de l’âme, du Ghost in the shell - par le contrat. La forme de vie mécanique repose alors sur la faculté de rendre l’âme. On peut désormais vivre sans s’appartenir. Et vivre tiède.

Voilà donc la superposition quantique du Capital : vivre une mort par souci de continuer à vivre sa vie. Le slogan de l’Union est « l’Union vous aide tirer de vous-même, plus de vous- même ». Il est probable que tous ceux qui appellent à une vie plus vivante, à une vie plus intense, à une vie+++, - conspirent contre vous et vous mènent à la mort.

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Mais comment ne pas vivre une mort-vivante ?

Le principe fondamental du salut est le plus simple qui soit de la métaphysique occidentale. Prendre acte de l’équation essence = existence, je suis ce que je fais. Une des phrases les plus répétée des deux amis Repo Men est « a job is just a job ». Justification classique de la banalité du mal. Fiat. C’est ainsi. Il faut bien vivre. Hier ist kein warum. Ici, il n’y a pas de pourquoi. Or c’est cette tautologie conservatrice qui est retournée par Jude Law (Rémy) : un job n’est pas juste un job, il définit ce que l’on est, si l’on veut changer ce que l’on est, il faut changer ce que l’on fait.

On sent bien que toute l’intrigue deRepo Men va être très simple. Si la leçon est : je suis ce que je fais, le héros va donc cesser de faire ce qu’il faisait. Un Repo, Rémy, le meilleur de sa catégorie, est un jour forcé lui-aussi d’avoir une greffe d’organe artificiel. Ne pouvant rembourser et tombant amoureux d’une fugitive à 90% artificielle et 100% overdue, il abandonne tout, devient bon, et n’a plus qu’un désir : aller de l’autre côté de la porte Rose, dans laquelle sont stockés les artiforgs remboursés, afin de clôturer son contrat en falsifiant une restitution.

Donc la réflexion est : non pas trafiquer ses organes pour les débloquer, en brouillant les données, non pas se réparer soi-même (Mad Max), mais tenter ce que Kafka appelle « l’acquittement apparent », trafiquer son contrat. La scène de restitution est érotique. Le héros et la petite fugitive qui l’accompagne, se dénudent sur une table blanche, enfermés dans la chambre forte de restitution, et commencent à s’opérer l’un l’autre, à s’ouvrir la chair, à introduire le laser-lecteur de code-barres, à refermer les plaies. Voilà donc l’idée de la restitution : rendre sans mourir, c’est rendre en apparence et garder en essence.

Restitution érotique

Mais cette logique de la restitution finit par se changer en logique de destruction à la Snowpiercer. À la suite de cette scène des mille plaies qui paient la dette en apparence, la machine exige que l’on dépose les artiforgs dans des petits tiroirs automatiques. Après avoir réussi l’acquittement apparent, la machine exige l’acquittement définitif et réel. Il faudra rendre, véritablement, sans quoi la porte de la pièce restera close à jamais.
La solution retombe sur la logique de destruction : on dépose des bombes à retardement dans les petits tiroirs-silos. Et boom. Fin réelle de la dette.

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La logique de la restitution, telle qu’elle se montre en Repo Men, semble profondément inutile, puisqu’on aurait pu aller plus directement à la logique de destruction. En même temps, elle en est une étape. Sans cette restitution première, les petits tiroirs-silos ne se seraient pas ouverts.
L’émancipation par restitution est du genre christique et sacrificielle : je rends mes organes à la machine, j’entre dans la machine, je détruis la machine - l’humanité est rédimée.

Il y a, dans la logique de la restitution, la logique révolutionnaire inspirée de la logique chrétienne : tout le monde sera sauvé grâce à elle, si je me rends à la machine, je peux racheter la dette de tous. Rémy aurait pu choisir la logique de la réparation : se modifier soi-même, se réparer soi-même et réparer les autres, en petits comités, en petits mondes, sans se soucier de la source, sans se soucier de la dette. Il ne le fait pas. Parce qu’il est un transfuge du monde de la dette, il a conservé le souvenir de cette seule perspective. La réponse serait là, devant lui, avec ce trafiquant d’artiforgs dont il est jaloux, avec cette petite fillette asiatique de neuf ans qui répare le genoux artificiel du nouvel amour de Rémy. S’entre-réparer les uns les autres plutôt qu’aller détruire toute la structure du « système », voilà ce que n’ose pas encore comprendre Rémy.

Conclusion

Quelques petites idées pour la suite.

I - La stratégie qui se formule contre le « système » sécrète une tactique du point final et de la rédemption définitive. Elle peut rendre aveugle à d’autres formes de rédemption. D’un côté restitution-destruction qui conserve l’espoir d’une fin finale de tous nos problèmes (destruction de toute dette, destruction du train dans Snowpiercer). De l’autre, réparation et fuite infinies (Mad Max, mais aussi ce monde underground de fugitif que rejoint Rémy pour le quitter immédiatement dans Repo Men) qui s’attachent à lier entre eux les fragments de mondes blessés.

II - L’homme artificiel à venir ne sera pas l’ennemi à combattre d’une humanité partagée entre augmentés et « naturels » , il sera un autre champ de bataille où tenir des positions d’autonomie ou de servage. L’homme machine sera le lieu d’un antagonisme entre l’homme augmenté et l’homme réparé. Celui qui se soumet par contrat aux féodalités à venir du Capital, celui qui sait se réparer lui-même et réparer les autres.

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