Un dôme de poésie

Puisque plus rien ne rentre à Gaza, à part les balles, les bombes, les chars...
Mathieu Yon

paru dans lundimatin#477, le 27 mai 2025

Puisque plus rien ne rentre à Gaza, à part les balles, les bombes, les chars. J’organise une attaque à mots armées, un djihad de syllabes, une rafale de phrases. Je plonge les lettres en périmètre d’insécurité, en territoire incendié. J’affole les renseignements généraux, j’active les mots-clés. J’envoie une écriture lourde par-dessus les silences, des colis de pensées, des palettes de rage.

Les chars de Gédéon assécheront bientôt la rosée, mais les poètes de Gaza déposeront chaque nuit leurs larmes sur les ruines, inlassablement. Et les poètes du monde entier, s’ils existent encore, entendront les déflagrations du langage comme celles d’Alaa al-Qatraoui née à Gaza en 1990, a qui l’armée israélienne interdit de chercher sa fille sous les décombres et qui hurle :

« Donnez-lui mes poumons
Peut-être s’est-elle étouffée sans eux
peut-être n’a-t-elle pas pu crier mon nom ».

Alaa al-Qatraoui coupe le fil d’acier de ma cécité, allume un feu à l’intérieur de mon foyer. Et j’entends un battement de cœur étranger dans ma poitrine. Et c’est un miracle plus vaste que fendre la mer rouge, plus incroyable que changer l’eau en vin. Je cherche un passage secret entre nos âmes, pour entendre sa voix qui murmure :

« Je ne vais pas bien
car j’ai cru avoir survécu à la guerre
mais en vérité
j’y suis morte plusieurs fois plutôt qu’une
même s’ils ont cru que j’y ai survécu ! »

Alaa al-Qatraoui, j’implore ton pardon pour mon silence et pour mes paroles. Pour les larmes que je n’ai pas versé, ou trop tard. Pour les blessures que je n’ai pas voulu ouvrir, ou pas assez. Je suis paysan sur un petit lopin de terre. Mes serres sont encore debout, aucun bulldozer n’est venu les détruire. Et je mesure la chance de pouvoir transpirer à grosses gouttes en tuteurant les tomates, d’avoir mal au dos à force de me pencher et de remonter la brouette pleine de légumes sur le chemin. Je mesure la chance d’entendre les oiseaux qui me rient au nez chaque matin en s’envolant des salades. La chance d’avoir les chaussures trempées par la rosée. Ma terre a une odeur de terre, humide et tiède. Maintenant, quelle odeur à votre terre ?

Alaa al-Qatraoui, je n’ai rien à t’offrir, j’ignore ton adresse, ni même si elle existe encore. Mais si quelqu’un te connaît, croit te connaître, a entendu parler de toi, j’espère qu’il pourra te transmettre ces mots. Tes poèmes ne sont pas des fusées de détresse, mais des missiles longue portée visant nos silences coupables. Et bientôt, les bourdonnements de nos âmes seront plus forts que ceux des drones assassins. Et nous lancerons des salves de poèmes à la face des puissants, tombant sur nos pages incendiées comme une pluie de roquettes. Bientôt, la nuit sera illuminée du verbe des poètes de Gaza, et plus aucune bombe ne passera. Un dôme de poésie fera fondre toutes les douleurs et toutes les injustices.

Mathieu Yon

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :