Un bonheur de forcené

Notes pour une politique pas même encore inchoative
Frédéric Neyrat

paru dans lundimatin#326, le 17 février 2022

Ce texte fait l’hypothèse que nous sommes malades de nos communications ; qu’il y a des communications qui devraient être interrompues, voire interdites ; que d’autres sont empêchées et devront trouver leur mode – leur voie, leur appareil de transmission et de réception ; que le communisme est désormais une question de communication, pas de conspiration ; et que la communication devrait être orientée par le bonheur : mieux vaut la schizophrénie du bonheur que la paranoïa du savoir.

« Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux, ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie sur la terre ; qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur ! Le bonheur est une idée neuve en Europe ».

Saint-Just

Pensée, communication, et communisme

Le régime pandémique de la pensée a fait des ravages ; il est temps d’envisager son passage au régime endémique [1].

En mode pandémique, la pensée est incapable de se soustraire à l’agenda du monde : quand elle appelle à le fuir pratiquement, elle le fait dans un état de panique qui la suit où qu’elle aille. Comme dans un dessin animé de Tex Avery, la pensée transporte alors avec elle ce qu’elle voulait fuir.

Ce mode pandémique est exacerbé par le Covid-19 et ses avatars, mais n’a pas commencé avec lui. Jean Baudrillard, Paul Virilio, et Jacques Derrida ont interrogé dès le milieu des années 1980 les fondations immunologiques de nos sociétés, des sociétés virales quant à leur mode de communication, s’autodétruisant parce qu’elles expulsent – exterminent, phagocytent - l’altérité, et atteignant un point d’inertie au sommet de leur accélération. Avant tout contenu, ce qui se communique est la communication elle-même : le message, c’est le médium lui-même, expliquait Marshall McLuhan dans les années 1960, prophétisant la venue d’un « village global », le monde entier devenant un espace clos sur lui-même, fondé sur l’extrême rapidité des échanges de données. Le viral, c’est le global.

Il n’y aura donc pas de politique communiste possible, et efficace (car, sinon, à quoi bon ?), sans un diagnostic précis relatif à la manière dont notre subjectivité, notre pensée, est informée, déformée, formée à nouveau par les modalités de la communication, entendues d’un point de vue technologique, psychique, et social.

Je fais l’hypothèse que nous sommes malades de nos communications ; qu’il y a des communications qui devraient être interrompues, voire interdites ; que d’autres sont empêchées et devront trouver leur mode – leur voie, leur appareil de transmission et de réception ; que le communisme est désormais une question de communication ; et que la communication devrait être orientée par le bonheur – telle est le schéma de pensée que propose ce texte.

Endémie et conspirationnisme

Passer en mode endémique est nécessaire pour réopérer un partage entre les échelles de temps, les durées brèves et les durées longues, l’urgence et la prévision, la nécessaire réaction immédiate et la possibilité de différer, entre le latent et le manifeste – au lieu de confondre les deux en mode « conspirationniste ».

Le conspirationnisme aujourd’hui – je ne parle pas de celui du 19e siècle, je parle de celui qui s’inscrit dans le climat des « Convois de la liberté » canadiens financés par Trump, celui du 6 janvier 2021 où un coup d’État a échoué de peu (de très peu) aux USA, celui de la fascisation molaire (étatique) et moléculaire (sociale), de la disparition de l’idée communiste, de la célébration de la Marseillaise sur fond du mutisme de l’Internationale, de la pulvérisation digitale - est homogène à l’espace unidimensionnel global, un espace unilinéaire où le caché est le double du manifeste, où la réalité est ce qui défile sans solution de continuité entre les mains d’un Autre tout-puissant.

L’Autre tout-puissant de la paranoïa artificielle - un Autre « non barré », en langage lacanien, c’est-à-dire bouchant le trou de la vérité avec un savoir aveuglant – est celui qui répondra à toutes vos questions, avant même que vous ne les ayez posées d’ailleurs, que cet Autre soit cannibale et pédophile, juif, ou transhumaniste.

Ceux qui cherchent à nous gouverner ont un Autre autrement machinique, auquel ils obéissent quand bon leur semble. Ils savent bien mieux que nous opérer de façon endémique, latente, durable, afin de devenir épidémique – virulent, policier, répressif - quand c’est nécessaire. Cette plasticité est précisément ce qui permet aux pratiques gouvernementales de changer de méthode en cours de route. Au lieu de transformer les gouvernementalités du capital en techniques d’un Autre omniscient, il est je crois préférable d’inscrire la pensée et l’action au défaut de leur savoir. C’est à partir de ce défaut que les planifications du capitalisme – entre extractivisme et numérisation – doivent être analysées, à partir de ce défaut encore que le Pass sanitaire révèle sa nocivité.

Prise, non-gouvernabilité, et désistance

En mode endémique, la pensée s’autorise à ne pas réagir. Elle se donne le temps de voir venir le retour de ce qui n’était qu’à l’état dormant – ou de ce qui prétendait dormir (il y a de la ruse chez le Prince). Elle parvient à retrouver une prise au lieu d’être surprise sans cesse par ce que le global lui impose.

Pour avoir une prise, il faut avoir eu, au moins un temps, un temps où on ne l’était pas, pris - même si c’est un temps d’avant le temps, un temps archaïque, celui qui précède toute prise. C’est le temps de cette « no-thingness » - cette non-choséité qui n’est pas exactement rien (nothing) - qui, selon Fred Moten marquant ainsi sa différence d’avec l’Afropessimisme, précède l’opération par lequel le sujet Blanc « fabrique » le sujet Noir (A Poetics of the Undercommons) ; c’est le temps hors-temps de la non-créature par où chaque existence est absolument libre, originairement déliée du créateur (Maître Eckart) ; c’est le temps hors-temps de ce que Catherine Malabou nomme le « non-gouvernable », qui n’est pas « l’ingouvernable » qui a besoin du gouvernement pour s’y opposer, mais ce qui « demeure radicalement étranger au commandement et à l’obéissance », une « région de l’être et de la psychè qu’aucun gouvernement ne peut atteindre ni administrer » (Au voleur ! Anarchie et philosophie).

Lorsque l’action politique ne prend pas son origine dans cette part impassible, et impossible pour les promoteurs de la réalité, elle demeure en prise avec ce qui lui est fourni, avec le cadre politique, économique, et technologique auquel seul elle se mesure, toujours après-coup. Ce n’est pas la résistance qui précède le pouvoir, puisque résister implique qu’on fasse obstacle à quelque chose, mais la désistance psychique originaire sur laquelle aucune prise n’est possible. Et je fais l’hypothèse, la seconde dans ce texte, que seule la dimension qui demeure en nous radicalement étrangère peut nous permettre d’avoir une vue épistémologiquement juste sur l’état du monde, et de dérégler le circuit des informations qui tendent - tel est le piège – à provoquer en nous l’ingouvernable (dernier exemple en date : un président insultant tactiquement une partie de la population) tout en nous empêchant d’accéder à notre part non-gouvernable.

Le metaverse est parmi nous

Les discours relatifs à la création d’un « metaverse », sous une forme états-unienne ou chinoise, se caractérisent par une projection dans le futur, à propos de ce que sera l’espace de réalité virtuelle et de ce qu’on pourra y faire. Mais tandis que l’analyse critique se porte sur cet espace – ce n’est pas mieux que Second Life, c’est un écran idéologique ajusté aux dimensions de la Sixième extinction, il est impossible de produire un gilet haptique équipé d’un climatiseur, etc. – restent occultées les conditions de possibilité du metaverse. Conditions historiques d’abord : on peut rendre visible la généalogie qui va de l’Exposition Universelle, qui s’est tenue à Londres en 1851, au metaverse ; mais aussi et surtout – si nous cherchons à identifier la singularité de notre situation - conditions psycho-sociales qui produisent un metaverse empirique, quotidien, low-tech, dans lequel le metaverse high-tech à venir pourra venir se couler.

Chaque Tweet est en effet une métonymie du global, chaque instanciation d’internet est une perfusion technologique et discursive qui est moins une mégasphère entourant le monde qu’une infusion, une perfusion, une diffusion qui affecte la majeure partie de la réalité – pas toute la réalité, mais mesurer l’extension de la perfusion technologique devrait être l’un de nos enjeux de pensée. Avoir un compte sur Meta/Facebook ou n’en avoir pas est certes important sur le plan de la manière dont on cherche à inventer sa forme de vie, mais ne change pas grand-chose dès qu’on rapporte cette manière de vivre à celles des autres : la pureté du non-inscrit dans le numérique cohabite à chaque instant avec celles et ceux qui sont connectés ; les échanges de paroles, où qu’ils s’effectuent et quels qu’ils soient, transmettent des like, de la grammaire compressée, des modes de monstrations et de démonstrations qui viennent de la communication numérique. Dire « en présentiel » est se référer à une présence qui a été d’ores et déjà régurgitée par une machine capitaliste, celle à partir de laquelle une différence a été établie avec ce qui est dit « en distanciel » - mais une distance sans ciel et une présence sans terre.

Or la perfusion technologique agit comme une bombe à fragmentation qui, lorsqu’elle touche le sol, dérobe celui-ci et isole les individus dans des camisoles de sens. Il a été maintes fois montré que le data mining permet d’orienter et anticiper nos choix grâce à la capacité des algorithmes à produire des « protentions tertiaires » (Yuk Hui, On the Existence of Digital Objects), c’est-à-dire des anticipations relatives à des décisions que nous n’avons pas encore prises. L’intensification du bouclage technologique entre les éléments pré-individuels et les protentions algorithmiques conduit à une isolation subjective et ce qu’on pourrait nommer des formations de subjectivité blindée (cf. « ¿Qué hacer con las pulsiones de muerte ? Ecología, fascismo y subjetividad »). Ces formations ne relèvent pas que de la subjectivité des adeptes de QAnon, elles concernent tout un chacun, à l’air libre comme devant les écrans, du fait de la perfusion technologique plus haut pointée.

Le metaverse est parmi nous ne veut donc pas dire que nous sommes déjà dans un metaverse, sans le savoir, comme dans un roman de Philip K. Dick, mais que ses conditions de possibilité psycho-sociales sont d’ores et déjà installées. On « habite des mondes » ontologiquement distincts, dit-on, et on célèbre les plurivers ; mais, précisément, les plurivers sont, mathématiquement, fondés sur un principe d’isolation physique. À chacun son miniverse. Le bouclage technologique qui tend à isoler chaque individu dans un monde de sens à la Truman Show fait à sa mesure prépare l’installation du metaverse tel qu’il est décrit par Zuckerberg. Et ce que mon analyse cherche à montrer est que prendre le metaverse pour cible est largement insuffisant : c’est la boucle technologique généralisée du pré-individuel et de l’algorithmique qui doit être dénouée.

En d’autres termes : la déconnexion réelle ne pourra pas se limiter à un retrait du monde puisque c’est le monde lui-même qui s’est retiré.

Consignes en vue d’une politique pas même encore inchoative

Pour rien au monde je ne pense pourtant qu’il s’agirait d’abandonner dès lors toute velléité de retrait local, de déconnexion particulière, et de se rendre pieds et poings liés aux champions des serres digitales. Je pense qu’il est tout à fait sain de procéder à des expériences partielles de disruption de la communication, de boycott, de refus : dans l’espace compressé de la perfusion technologique, chaque dérèglement local est porteur d’enseignement et vecteur de rencontres (pour ma part, je n’ai plus de téléphone portable). Mais je veux simplement dire qu’on n’échappera pas aux griffes du datamining en se croyant préservé de ses pièges apparents : c’est plutôt, comme le proposent les auteurs d’Héritage et fermeture (je remercie Emmanuel Moreira de m’avoir fait découvrir ce livre), en assumant tout ce à quoi on ne peut échapper qu’on pourra s’échapper.

Non plus : on s’échappe d’abord, puis on revient en force, mais :

1) On prend tout sur soi, tout, dans un geste héroïque ;

2) Alors et alors seulement, on fait fuir la totalité sociale vers un point éloigné (le point d’attraction, irradiant).

Fuite transcendantale (consignes, 2)

Prendre tout sur soi, assumer la globalité technologique, sociale – nucléaire, raciste, etc. – de la modernité afin de la désactiver – de la « fermer » - est sans doute trop, beaucoup trop, car rien n’est plus affligeant que de devoir faire avec l’horreur de la modernité, avec le colonialisme, avec le racisme qui sculpte l’identité des oppresseurs, sans distance. L’héroïsme – et je crois véritablement que c’en est un – consistant à « hériter » du désastre afin d’y mettre fin est-il subjectivement possible, n’est-il pas condamné à la dépression incapacitante, tant serait pénible de coller à ce qu’on ne veut pas ? Ne serait-il pas mieux alors, d’abord, de se dégager de tout, quitte à ce que ce se soit qu’un dégagement, si ce n’est illusoire, tout du moins partiel ?

Il est en effet improbable qu’une politique de « fermeture » des « organisations » qui structurent le globe soit possible psychiquement, existentiellement, sans qu’en même temps coexiste dans les sujets du démantèlement la confiance accordée dans quelque chose qui, en soi, est imprenable – impossible à former, à boucler. C’est très clairement ce qui est en jeu dans le livre de Tronti De l’esprit libre, et les textes qui définissent les chrétiens comme des êtres qui « habitent dans le monde mais ne sont pas du monde » (Épître à Diognète) pourraient être réinterprétés comme des traités psycho-existentiels formulés en termes religieux. Appuyée sur les travaux de Catherine Malabou sur le non-gouvernable et sa lecture des pulsions de mort comme « nirvana de la déliaison », la désistance psychique plus haut approchée pourrait être analysée en termes de fuite transcendantale, grâce à laquelle serait possible le projet consistant à hériter du global et de ses ruines (je renvoie ici encore au livre Héritage et fermeture) sans s’effondrer avec lui, sans périr par asphyxie psychique. J’emploie le terme de « transcendantal » :

1) Parce qu’il me semble impératif de ne pas sombrer dans le collage conspirationniste de l’empirisme et de la spéculation – un collage qui nous menace tous, tous en tant que nous sommes l’objet de la perfusion technologique : le transcendantal nomme la dimension désajustée de l’existence, celle qu’aucune ontologie ne peut même arraisonner, autrement dit ce qui ne peut être construit, voire créé – le transcendantal, c’est l’incréé ;

2) Parce que je ne voudrais pas que le terme de fuite soit utilisé aveuglément, en effaçant les situations où une fuite réelle a été nécessaire, et je pense ici à la manière dont Dénètem Touam Bona parle du marronnage (Fugitif, où cours-tu ?) et Fred Moten de la fugitivité. Resterait bien entendu à développer cette différence et cette articulation, entre fuite réelle et fuite transcendantale, et comparer le terme de fuite avec d’autres termes, comme celui d’échappée (cf. Mina Taratuta, Lumpenbalzac : Trompe-la-Mort ou l’échappée infernale). Mais l’on pourrait d’ores et déjà compléter la « consigne politique » précédente ainsi :

0) On fuit transcendentalement,
1) On prend tout sur soi ;
2) On fait fuir la totalité sociale vers un point éloigné (le point d’attraction, irradiant).

Je ne sais pas précisément qui est ce « on », quel visage il peut avoir, quel sujet peut en émerger ou l’intégrer comme part désistante ; mais se profile ici une tentative pour éviter ou bien l’acceptation du monde tel qu’il est, ou bien son rejet stérile. Comme si se cherchaient ici les prolégomènes à toute révolution possible.

Notule relative au cas Giorgio A.

Ces prolégomènes ne pourront faire l’impasse sur le rapport à mener avec le basculement désormais tectonique des sociétés vers les droites extrêmes à peu près partout dans le monde, ce qui fait qu’on se retrouve avec deux fronts : néo-libéralisme et droite extrême (suprématisme blanc, position anti-avortement, etc.). Mais quand on parle de cette dernière, une précaution doit être prise. Il n’est en effet pas bien difficile d’identifier un discours ouvertement fasciste, nommément raciste, manifestement sexiste, résolument anti-LGBTQ+. Mais il peut être éminemment contre-productif d’employer le terme fasciste, ou apparenté (antisémite, etc.), contre celles et ceux qui sont plutôt de notre côté, je veux dire celles et ceux dont l’histoire et le désir sont clairement antifascistes, non antisémites, etc. Épistémologiquement, le problème est qu’user de tels termes rend impossible de comprendre ce qui, dans le discours que l’on critique, est susceptible de laisser ouverte la possibilité d’une tolérance – ou d’une alliance, aussi brève et tactique soit-elle - vis-à-vis de ce qui semble pourtant loin des ultimes intentions de ce discours. Une étude sérieuse de la philosophie de Giorgio Agamben devrait nous permettre d’éviter les raccourcis intellectuels, afin de comprendre comment il peut se retrouver en compagnie d’individus que sa philosophie aurait semblé devoir révoquer (pensons, par exemple, à la réunion du 29 janvier 2022 à laquelle il participa). La question, plus intéressante, et plus inquiétante, devient non pas : qu’est-ce qui est fasciste dans sa pensée ? mais : qu’est-ce qui manque dans sa pensée pour qu’elle rende impossible une communication avec les forces abjectes de notre temps ? C’est en répondant à cette question qu’on évitera qu’un spécialiste du design planétaire (Benjamin Bratton) en profite – l’occasion était trop bonne – pour écrire un texte contre Agamben avec l’ambition avouée de liquider les penseurs des années 1960.

Parmi les pistes à explorer, on pensera à la surestimation, dans la philosophie d’Agamben, de la question de l’exception là où règne pourtant aujourd’hui son exact contraire : l’inception ; parier dès lors sur une « zone d’indistinction » risque de conduire tout droit vers de douteuses fraternisations.

Ne sombrons pas dans l’indistinct.

Le bonheur comme orientation (consignes, 3)

À la différence des auteurs d’Héritage et fermeture, je crois que la « projection » est non seulement nécessaire, mais inévitable ; inévitable parce que tout être fini existe en se projetant là où il est (être là où je suis n’est pas un fait inerte mais la trajectoire d’un désir qui ne se réduit pas à ma localisation transitoire) ; nécessaire parce que si nous ne projetons rien, le libéral-fascisme et le fascisme libéral s’en chargeront.

Or la question que je veux poser dans ce texte est la suivante : quelle image fondamentale, et quel affect associé à celle-ci, pourrait supporter au mieux cette projection de l’avenir immédiate grâce à laquelle je ne laisse pas tout tomber ? Cela ne peut pas être le seul esprit de vengeance si celle-ci ne concerne que moi, que l’injustice à mon égard comme à l’égard de celles et ceux qui sont du même temps que moi ; sur ce point je crois qu’il faut suivre la Thèse XII de Sur le concept d’histoire de Walter Benjamin : c’est la vengeance des « ancêtres asservis » qui doit être honorée, pas notre ressentiment – certes bien compréhensible, mais dramatiquement trompeur – contre un banquier-président, aussi haïssable soit-il, ou n’importe quel élu. Je voudrais alors introduire ici ma dernière hypothèse : la justice absente, que la vengeance cherche à suppléer, doit être orientée par l’image du bonheur.

Voilà bien une idée folle.

Alors que la Terre souffre, que le vivant dépérit, que la survie semble l’enjeu fondamental, que le racisme prospère, que la liberté est usurpée, que l’égalité agonise, que le futur s’est absenté, on parlerait du bonheur. Plus encore, on ferait du bonheur ce qui doit orienter la politique. Je crois en effet que le bonheur est aujourd’hui le nom de l’impossible majeur en politique : il est ce qui ne s’inscrit dans aucun slogan. Et c’est bien pour cette raison qu’il nous faut lui donner une place.

Cette place, il l’a pourtant, sporadiquement. On pensera à la fascinante série télévisée Euphoria (Sam Levinson, 2019) – euphorie signifiant certes bien-être général (y compris sous le coup de drogues menant aussi au mal-être), mais renvoyant au grec euphoria et euphoros signifiants « force pour supporter » et « supportant facilement », autrement dit exactement ce que la fuite transcendantale a en vue ; on pensera aussi au projet interrompu (par un suicide) de Mark Fisher, Acid Communism et son analyse de la rencontre manquée entre psychédélisme et politique ; à la phrase de Saint-Just sur le bonheur comme « idée neuve en Europe » ; aux analyses de Arendt consacrées aux significations de l’expression « pursuit of happiness » dans la Déclaration d’Indépendance des USA ; et à l’idéal d’ataraxie (impassibilité de l’âme) dans la philosophie grecque de l’antiquité. Il n’est bien entendu pas question de développer ici ce qui se présente, comme tout ce texte, à la manière d’un programme de recherche, qui devrait d’ailleurs être collectif. Mais un fil relie la fuite transcendantale et la désistance psychique, le non-gouvernable et le « nirvana de la déliaison », la « force pour supporter » et le bonheur. Orientées par le bonheur, voilà comment les consignes politiques se déclineraient :

0) On fuit transcendentalement ;
1) On prend tout sur soi ;
2) On fait fuir la totalité sociale vers un point éloigné ;
3) On est heureux.

Un bonheur de forcené

Composé de la préposition fors (à part, en dehors de) et du substantif sen (raison, intelligence), forsener eut le signification d’« être hors de sens, rendre fou » - le « c » qui désormais remplace le « s » venant d’un rapprochement erroné avec force. Le forcené est une personne qui semble folle, en proie à la folie furieuse ; enragée. De la violence du forcené, on ne comprend pas les motivations. Il me semble assez clair que l’état du monde risque d’engendrer de plus en plus de forcenés, d’enragés, et il s’agira bien pour nous de comprendre leurs motivations, de ne pas faire semblant d’être étonnés. Ce que tout ce texte cependant a tenté de comprendre est ce qui pourrait faire en sorte que le ressentiment n’ait pas le dernier mot. Je propose donc d’être enragé par le bonheur, c’est-à-dire de le faire exister contre ce qui s’y oppose.

Le bonheur du forcené est hors du sens parce qu’il en jouit (c’est sa jouis-sens) ; il transporte un nirvana qui n’est pas plus du Jardin que de la Cité, c’est sa force, mais c’est une force dérivée, qui lui vient comme par erreur ; une force née dans une désistance au monde ; et la désistance partagée régénèrera le communisme.

Mieux vaut la schizophrénie (du bonheur) que la paranoïa (du savoir).

Frédéric Neyrat
Madison, 9-13 février 2022

[1Ce texte porte en lui les conversations que j’ai eues avec Emmanuel Moreira, à Paris et par la voie numérique.

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