Les femmes de 1848 et la naissance du féminisme

Yves Noël Labbé

paru dans lundimatin#248, le 23 juin 2020

Je souhaite intimement, Monsieur, que vous partagiez ma conviction profonde selon laquelle aucune réforme sérieuse ne peut être accomplie de manière durable sans l’application de ce grand principe du droit à l’égalité civique et politique des femmes qui est à la base de notre rédemption sociale.
Jeanne Deroin, Lettre à Proudhon, janvier 1849

En exil à Jersey Pierre Leroux compte les morts. Ceux des Trois Glorieuses, ceux de Juin 1848, ceux du coup d’État du 2 décembre 1851. Sa tristesse, il l’exprime dans La Grève de Samarande, un ’poème philosophique’ à la fois Mémoires et chronique. Parmi ces morts figurent deux mortes : femmes et citoyennes, elles luttèrent pour les droits des femmes et pour l’avènement d’une république sociale. Pauline Roland est l’une d’elles. Déportée dans un bagne en Algérie, puis graciée, elle rentre épuisée et décède en chemin à Lyon le 16 décembre 1852. Elle était proche de Leroux qu’elle avait suivi dans sa communauté de Boussac. Le poème que Victor Hugo lui a consacré dans Les Châtiments l’a sauvée de l’oubli. En voici le début et la fin :

Pauline Roland

(Les Châtiments, Victor Hugo)

Elle ne connaissait ni l’orgueil ni la haine ;
Elle aimait ; elle était pauvre, simple et sereine ;
Souvent le pain qui manque abrégeait son repas
[…]
Elle dort sous la terre. Et maintenant, évêques,
Debout, la mitre au front, dans l’ombre du saint lieu,
Crachez vos Te Deum à la face de Dieu !
12 mars 1853. Jersey.

L’autre se nommait Louise Julien. Ouvrière, poétesse, chanteuse, elle clamait sa révolte et l’espoir d’une société meilleure. Infirme, phtisique, elle est pourtant exilée sans ménagements et meurt peu après à Jersey, où elle est inhumée le 16 décembre 1853. Deux exilés ont prononcé un discours sur sa tombe, la sauvant elle aussi de l’oubli : « Encore une fosse qui s’ouvre... Et cette fois, ce n’est pas un homme, c’est une femme que l’exil... que le cirque dévore aux applaudissements de César et de ses cohues prétoriennes » s’exclame Joseph Déjacque, un libertaire anarchiste qui conclut par un « Vive la République démocratique et sociale ». Suivra l’éloge funèbre prononcé par Hugo en personne, qui s’achève ainsi : « la conscience universelle a besoin de ces saintes indignations de la pitié. Exécrer les bourreaux, c’est consoler les victimes. Maudire les tyrans, c’est bénir les nations ! vive la République universelle ». Avant de mourir Louise avait achevé un dernier poème dédié à Jeanne Deroin, une amie engagée comme elle dans la conquête des droits civiques politiques et sociaux des femmes, et pour l’avènement d’une république sociale. La militante du droit des femmes que fut Jeanne Deroin est presqu’oubliée aujourd’hui, comme beaucoup de ses consœurs. Nous reviendrons sur son action. Voici un extrait du poème de Louise Julien :

Si je dois dans l’exil finir mon existence,
Si je dois m’endormir, bien loin de notre France,
Du sommeil régénérateur
Mon âme, revêtant une nouvelle forme,
Reviendra travailler à la grande Réforme
Au revoir, à toujours ! ma sœur.
[...]
Oui, oui, nous renaîtrons, ô bonheur ineffable !
Pour voir la Femme enfin à la céleste table
Du saint Banquet réformateur ;
Oui, nous verrons enfin l’éternelle Justice
De nos droits sociaux construire l’édifice.
Au revoir, à toujours ! ma sœur.

* * *

Ces femmes étaient-elles la relève de celles de la Révolution ? De Théroigne de Méricourt, la Liégeoise ? Ou bien d’Olympe de Gouges qui déjà revendiquait l’égalité sociale et civique dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, qu’elle crut bon de remettre à Marie Antoinette ? Elle proclamait haut et fort que si la femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit avoir celui de monter à la tribune. Ce cri, bien que solitaire, avait fait date. Sans oublier Madame Roland, la girondine, qu’illustrent les propos de Maurice Agulhon : « La Révolution française avait laissé un certain nombre de questions en suspens : parmi elles, celle de la place des femmes dans la cité et dans la vie  [1] ». Ce sont ces questions qui animent les femmes de 48. Hormis George Sand, Flora Tristan, Anaïs Ségalas, elles sont issues de milieux modestes, voire pauvres, et beaucoup durent gagner leur vie comme ouvrières en fabrique ou travailleuses à façon (couturières, lingères, lithographes, etc.) Leurs aspirations et leurs revendications sont donc d’abord celles de tous les travailleurs, hommes et femmes. Mais d’autres leur sont propres, et tout aussi universelles : devenir citoyennes à part entière. En changeant de terrain social leur combat a pris une tournure nouvelle. Venu du peuple, organisé, collectif, persévérant, il est aux origines du féminisme.

Celles qui, entre 1825 et 1855, luttèrent en France pour leurs droits, pour la république, pour une société libre et plus juste, étaient peu ou prou de la même génération et souvent se connaissaient. Ces premières féministes ne demandent pas l’égalité de salon comme certaines bourgeoises de leur temps. Leur combat, qui prend corps avec la Monarchie de Juillet, est ’total’. Elles réclament en premier lieu l’égalité dans la salle de classe, écrit Rebecca Rogers dans From the Salon to the Schoolroom [2]. Et leur ambition ne s’arrête pas là. Il ne s’agit plus d’obtenir des droits pour les femmes, mais d’exiger leurs droits pleins et entiers en tant que femmes et citoyennes : droits dans le mariage, droit d’association et de pétition, droit de vote et droit de se présenter aux élections, droit de militer pour la liberté, la justice sociale, l’extinction de la misère ouvrière, etc. Quelles formes prirent leurs luttes ? L’idée de prendre un pseudonyme masculin comme Amandine Aurore Lucile Dupin baronne Dudevant (George Sand), sensible à l’injustice sociale et engagée auprès de Louis Blanc et Barbès, ou comme Marie Catherine Sophie de Flavigny, comtesse d’Agoult (Daniel Stern), ne leur est pas venue. Elles ont gardé leurs noms en rejoignant massivement les saint-simoniens qui combattent les inégalités sociales et proclament l’égalité hommes-femmes. Beaucoup les quitteront plus tard pour s’emparer de la parole dans les clubs et de l’écrit dans leurs journaux. En devenant journalistes, pamphlétaires, essayistes, pétitionnaires, elles acquièrent un pouvoir médiatique. Firmin Maillard fait état d’un manifeste de femmes lancé, déjà, sous la Restauration, dans une chronique bien documentée mais trop souvent ironique et condescendante : « Chères concitoyennes, notre régénération sociale ne peut s’effectuer que par la résistance active et passive. La résistance active, c’est la presse  [3] ». Ces femmes ne sont plus isolées, et si elles n’engagent pas une lutte commune à proprement parler – « impossible d’identifier leur parcours à un parcours collectif » écrit Michèle Riot-Sarcey, car « leurs idées ne font pas système  [4] » – elles se côtoient et s’entraident. Aujourd’hui presqu’oubliées, elles se nomment Eugénie Niboyet (1796-1883) ; Suzanne Voilquin (1801-1877) ; Flora Tristan (1803-1844) ; Jeanne Deroin (1805-1894) ; Pauline Roland (1805-1852) ; Élisa Lemonnier (1805-1865) ; Désirée Gay (1810-1891) ; Marie-Reine Guindorf (1812-1837) ; Adèle Esquiros (1819-1885). Des bourgeoises les rejoignent comme la poétesse et romancière Anaïs Ségalas (1811-1893). Quelques hommes les soutiennent, comme Jean Macé.

Laure Adler qualifie ces femmes de ’premières journalistes’ [5]. Leur engagement initial dans le mouvement saint-simonien les a dotées d’une formation politique et sociale acquise auprès des adeptes de l’industrialisme et du gouvernement des compétences. Ces intellectuels, artistes, ingénieurs, se proposaient d’évincer les aristocrates du pouvoir, d’instaurer la justice sociale, de développer la fraternité. Ils prenaient la parole dans des assemblées d’ouvriers, leur portaient assistance, défendaient la cause des femmes. Cet engagement leur a donné de l’assurance, mais bon nombre s’éloigneront du mouvement après sa prise en mains par Enfantin, lequel prônait le célibat et la liberté sexuelle. Certaines apprécièrent cette liberté – comme la très passionnée Claire Démar –, mais Enfantin finira par s’égarer dans la recherche de La Femme-Messie, une femme mythique si éloignée des femmes du monde réel qui l’entouraient. Adler a pointé cette dérive : « En 1832, les déclarations d’amour, la confession des secrets étaient les grandes activités du groupe saint-simonien » écrit-elle, tout comme les fêtes incessantes qui étonnaient tout Paris (Adler, p. 31). Enfantin finira par partir pour l’Égypte suivi par un petit nombre de ses fidèles.

Désirée Gay, née Véret, sera la première à fonder en 1832 un journal, La Femme Libre, vite rejointe par Eugénie Niboyet. La première est issue d’une famille ouvrière et travaille comme couturière. La seconde est issue de la petite bourgeoisie de province par son père, un pharmacien gagné aux idées révolutionnaires. Elle épouse un avocat, Paul-Louis Niboyet, et arrive à Paris en 1829 où elle écrit et milite pour la réforme des prisons, l’abolition de l’esclavage. Elle rejoint les saint-simoniens avant de se lancer dans le journalisme après son rapprochement avec Fourier et sa rencontre avec Flora Tristan. Après La Femme Libre, elle fondera Le Conseiller des femmes, puis L’Athénée des femmes, et deviendra rédactrice en chef de l’hebdomadaire La paix des deux mondes. La militante féministe et socialiste s’affirmera avec la Révolution de 1848 par la création de La Voix des Femmes dont le sous-titre est : « Journal socialiste et politique, organe d’intérêt pour toutes les femmes » et par sa fréquentation des clubs, avant que la répression s’en prenne aux journaux et ferme les clubs. Elle s’exilera alors pour un temps à Genève.

Selon Marie-Ève Thérenty [6], des féministes d’aujourd’hui soulignent que les femmes d’alors entraient dans la presse avec des journaux dits ’féminins’. Mais ce qui vaut pour la presse féminine bourgeoise (cf : Adler) ne concerne pas nos ouvrières. Si elles ne rechignent pas à donner des conseils ’domestiques’, elles publient surtout des revendications politiques et sociales qui les mettent parfois en danger, car s’aventurer hors de la sphère privée était difficile et risqué pour les femmes. On les admettait en littérature – leur domaine de prédilection pensait-on –, mais sous contrôle, comme en témoignent les difficultés rencontrées auprès des revues par George Sand et Daniel Stern en dépit de leur position sociale (dans Les Deux Mondes par exemple). Selon Madeleine Rebérioux, Sand, bien que restée à distance des journaux et des combats des ’femmes de 48’, écrivait des romans jugés ’socialistes’ et y développait un ’communisme social’ épargnant la petite propriété, en républicaine résolue proche de Michel de Bourges. Cette position s’adoucira d’un apport d’humanisme, de fraternité et de spiritualité, par la fréquentation des saint-simoniens, de Lamennais, et de Pierre Leroux. [7]

On ne peut aborder cette période sans évoquer l’étoile filante Flora Tristan. Sa trace a illuminé le ciel obscur de la Monarchie de Juillet pendant sa courte vie (née en 1803, elle décèdera à Bordeaux le 14 novembre 1844). Quand on la présente comme la grand-mère de Gauguin, on occulte son importance dans l’histoire du féminisme car, une des premières, elle donna au combat naissant des femmes sa plénitude en associant émancipation sociale et politique et lutte contre la domination masculine au foyer comme à l’usine. Elle était la fille d’un riche aristocrate péruvien qui mourut avant d’avoir épousé sa compagne française. Passant ainsi avec sa mère de l’aisance à la pauvreté Flora devra s’engager comme ouvrière chez un peintre-lithographe qu’elle finira par épouser, et qu’elle quittera. Commence alors pour elle une vie mouvementée qui l’amènera au Pérou où elle échoue à faire reconnaître ses droits à hériter, mais obtient de son oncle un cinquième de la considérable fortune de son père. Revenue à Paris elle entame une vie mondaine, littéraire, politique, qui assure sa notoriété, mais parsemée de démêlés avec son époux, qui tentera de l’assassiner. C’est à partir de 1839 qu’elle devient une militante socialiste active qui appelle à l’union ouvrière dont elle a posé les bases dans un ouvrage [8]. Elle fréquente les associations ouvrières, intervient dans les meetings, allant même jusqu’à rencontrer des ouvriers dans leurs foyers pendant un tour de France qui s’achèvera par sa mort en 1844. Cette femme volontaire, déterminée, au caractère difficile, jugée parfois « hautaine et arrogante » par le ’Maitron’ [9], a cependant gagné sa place dans le combat des ’réformistes’ et s’est révélée une remarquable « enquêtrice de terrain au service des ouvriers et ouvrières [10] ». Dans ses notes rédigées pendant son tour de France [11], elle est pourtant très dure envers ceux qu’elle a entrepris d’organiser et de défendre, et qui la déçoivent :

« Oh ! sans l’amour qu’il y a en moi il me serait impossible de poursuivre cette tâche […] cependant je ne me suis pas illusionnée sur leur compte – je les vois tels qu’ils sont et c’est là justement ce qui m’arrache des larmes […] c’est au principe que je me dévoue, et non aux individus – les individus sont inintelligents, vaniteux, stupides, ignorants, outrecuidants, enfin ils ont tous les défauts et vices de l’ignorance, mais qu’importe la répugnance que provoque les individus, il faut les considérer comme du fumier avec lequel on pourra fumer la jeune génération ouvrière. » (Tour de France, p. 17)

Il est vrai qu’elle découvre à Marseille une organisation de portefaix qui exploite des hommes et des femmes encore plus démunis qu’eux (Tour de France, p. 182). Elle travaille donc clairement pour l’avenir avec son projet d’union universelle ouvrière seule capable, pense-t-elle, de changer la condition ouvrière en allant bien au-delà des multiples sociétés d’assistance et de secours mutuel lancées par le compagnonnage et les socialistes. Il suffit que chacun des sept millions de travailleurs donne deux francs… mais c’est beaucoup, semble-t-il, pour un grand nombre. Son assurance laisse pourtant percer de la naïveté : « si les ouvriers voulaient s’unir, ils pourraient être certains de trouver dans la bourgeoisie une coopération active et puissante », écrit-elle (Union ouvrière, pp. 89-90). Ce qui ne l’empêche pas de fustiger cette dernière :

Cette classe bourgeoise-propriétaire se représente elle-même à la Chambre et devant la nation, non pour y défendre ses intérêts, car personne ne les menace, mais pour imposer aux 25 millions de prolétaires, ses subordonnés, ses conditions. En un mot, elle se fait juge et partie, absolument comme agissaient les seigneurs féodaux qu’elle a renversés […]

Vous le voyez, à la classe noble a succédé la classe bourgeoise, déjà plus nombreuse et plus utile ; reste maintenant à constituer la classe ouvrière. » (p. 73)

Ces propos, au parfum marxiste avant l’heure, témoignent de l’entrée de Flora Tristan dans les luttes sociales. Elle n’oublie pas pour autant les revendications des femmes, allant jusqu’à faire un parallèle entre leur condition et celle des manants de jadis (p. 92), pour conclure : « je soutiens que l’émancipation des ouvriers est impossible tant que les femmes resteront dans cet état d’abrutissement » (p. 113). Cet état engendré, selon elle, par leur misère morale et matérielle, fait que les femmes du peuple sont en général « brutales, méchantes, parfois dures » ce qui est « si peu conforme à la nature douce, bonne, sensible, généreuse, de la femme » (p. 98). Ces propos, à la fois abrupts et manichéens, l’amènent en revanche à introduire de légitimes revendications pour l’éducation et des salaires décents.

Son projet d’union universelle, activement soutenu par une Pauline Roland pourtant restée dans l’ombre, se veut réaliste, pratique et généreux : « Les ouvriers doivent commencer par former dans leurs sociétés respectives de compagnonnage, de l’union, de secours mutuels, etc., un ou plusieurs comités (selon le nombre de sociétaires, composés de 7 membres (5 hommes et 2 femmes), choisis parmi les plus capables » (pp. 118-125). Ils doivent se cotiser pour assurer leur liberté d’action et traiter les étrangers à égalité avec les nationaux. Flora ayant des affinités avec Fourier, le projet prend des allures de phalanstère avec ses « palais du peuple » où on pourrait aussi bien se divertir que se soigner, occuper et instruire les enfants, assister les vieux travailleurs, etc. Au-delà de l’assistance mutuelle elle affirme que le progrès, le bien-être, l’espérance même, ne doivent plus être l’apanage des possédants, car « soulager la misère n’est pas la détruire » (p. 60). Mais l’appel aux dons, aux subsides, qu’elle adresse au roi, au clergé, aux nobles, aux patrons (pp. 126-132), n’a pas dû recevoir un accueil chaleureux…

Cette femme a porté courageusement son projet d’union devant les ouvriers des villes industrielles qu’elle juge pourtant incultes et peu aptes à conquérir leurs droits. Il fallait donc les éduquer, ce qu’elle tenta avec passion au point que son messianisme saint-simonien finira par provoquer l’hostilité des possédants et la défiance de certains leaders ouvriers. Peu avant sa mort elle écrivait à Victor Considerant : « J’ai presque tout le monde contre moi. Les hommes parce que je demande l’émancipation de la femme, les propriétaires parce que je réclame l’émancipation des salariés  [12] ». Rangée dans la rubrique mouvement social, écrit Agulhon, son féminisme est passé en second. Maillard, selon son habitude, l’a critiquée : « elle était un peu phalanstérienne, un peu saint-simonienne, un peu ceci, un peu cela, mais surtout très exaltée, au point de passer pour un mythe à ses propres yeux ». Mais il a reconnu son influence et son charisme puisque quatre ans après sa mort « Elle n’était pas oubliée. Quinze cents ouvriers appartenant à diverses corporations […] se rendirent au cimetière des Chartreux, précédés d’un drapeau tricolore voilé d’un crêpe et portant cette inscription : ASSOCIATION, DROIT AU TRAVAIL ; en chemin le cortège se grossit et il y avait au cimetière de 7 à 8000 personnes. » (Maillard, pp. 140-141, 154-170)

Après la mort de Flora c’est une femme du peuple, Jeanne Deroin, qui reprendra le flambeau pour le porter plus haut. Éloignée des salons et des élites, elle accèdera pourtant à la notoriété. Aujourd’hui elle est curieusement méconnue [13]. Elle naît le 31 décembre 1805 à Paris dans une famille d’ouvriers pauvre, cinquième enfant d’un couple qui en aura sept [14]. Elle n’apprendra à lire, et surtout écrire, que tardivement nous indique Adrien Ranvier qui l’a rencontrée à Londres en 1892, et à qui elle a remis ses manuscrits sur les évènements de 1848. Il est l’auteur d’une biographie : Une féministe de 48 : Jeanne Deroin [15], qui distingue trois époques : 1830-1848 - le saint-simonisme, le mariage, la maternité ; 1848-1852 - l’engagement révolutionnaire, le journalisme, l’action publique ; de 1852 à sa mort - l’exil et le retour à la vie privée.

Les journées de juillet 1830 l’ont remplie d’espoir, et grande est la déception qui suivra pour cette ouvrière lingère comme pour les républicains et les socialistes. Sa rencontre avec Olinde Rodrigues lui ouvre les portes d’un saint-simonisme qui rejoint ses aspirations en luttant contre les privilèges, pour l’éducation de tous, pour l’égalité hommes-femmes. Elle y fera la connaissance de Desroches qu’elle épousera civilement car, pénétrée de religiosité, elle est opposée aux dogmes de l’Église. Ranvier la qualifie de déiste quand Adler la voit plutôt mystique : « Jeanne invoque Marie. D’autres invoquent le Christ et toutes exaltent religieusement le principe de la famille » (Adler, p. 139). Ses dispositions spirituelles n’ont d’ailleurs rien d’exceptionnel puisque Leroux, Cabet, Lamennais l’ancien prêtre, considèrent que le message du christ a été dévoyé, et qu’il convient de revenir aux sources des évangiles. Jeanne milite, lit les penseurs socialistes et communistes Fourier et Cabet, fait la connaissance de Leroux, Proudhon, Auguste Blanqui. « Il faut reconstruire à neuf l’édifice social, écrit-elle dans le journal saint-simonien Le Globe, produire un système capable de satisfaire aux vœux et aux besoins de tous, c’est-à-dire qui ait une tendance directe et réelle au bonheur de l’humanité dans le présent et pour l’avenir.  [16] » Elle se lie avec les saint-simoniennes Eugénie Niboyet, Pauline Roland, Désirée Gay, Adèle Esquiros. Hostile à la dérive d’Enfantin, éprise à la fois d’égalité sociale et d’égalité hommes-femmes, elle critiquera « les nouveaux pontifes » saint-simoniens et restera alors en retrait, se consacrant à l’éducation de ses trois enfants. Pour eux et d’autres enfants d’ouvriers elle fondera une école après avoir obtenu avec difficulté les brevets universitaires requis du fait de ses opinions et, dit-on, de sa mauvaise écriture (cf : Ranvier, pp. 320-321, et aussi notice du Maitron). L’école fonctionnera jusqu’à la révolution de 1848 qui lancera Jeanne dans l’action.

Elle passe sans transition de la vie de famille à l’activisme révolutionnaire, et Ranvier pointe cet engagement inspiré : « Elle la vit arriver [la Révolution] avec autant de joie que d’appréhensions. Car, ainsi qu’un grand nombre de novateurs, elle se croyait prédestinée, elle pensait qu’elle avait une mission à remplir, une tâche à accomplir. Selon la promesse qu’il lui avait faite au moment de leur mariage, son mari la laissa complètement libre de ses actes. Après avoir recommandé ses enfants et son mari à la bienveillance de ses amis, Jeanne Desroches, convaincue et pleine d’ardeur et de foi dans ses idées de rénovation sociale reprit son nom de jeune fille, et se lança dans la tourmente révolutionnaire » (Ranvier I, p. 321). Michèle Riot-Sarcey éclaire son engagement par cette formule : « elle entre en république comme on entre en religion  [17] ».

Elle fréquente les réunions et les clubs, y prend la parole, défend ses idées avec calme en dépit des objections et des attaques. Bientôt elle fonde son propre club, le Club de l’Émancipation des femmes, avec Désirée Gay, Eugénie Niboyet, Adèle Esquiros et d’autres, et des hommes comme le docteur Malatier. Il changera de nom pour devenir la Société de la Voix des femmes. Elle collabore aussi au quotidien La voix des femmes que vient de fonder Eugénie Niboyet, dont le premier numéro paraît le 20 mars 1848. Elle y publie des articles et y lance des pétitions. Dès le 26 mars on parle d’elle : « L’individu social, dit Mme Deroin, c’est l’homme et la femme, sans leur union rien de complet, de moral, de durable, n’est possible » (Ranvier I, p. 322). Le 27 mars, c’est un appel au peuple que Jeanne lance dans le journal :

« […] les motifs qui ont porté nos pères à exclure les femmes de toute participation au gouvernement de l’État n’ont plus aujourd’hui aucune valeur […] Les femmes doivent être appelées à prendre part au grand œuvre de régénération sociale qui se prépare. Pourquoi la patrie serait-elle privée des services de ses filles ?

On a proclamé la liberté, l’égalité et la fraternité pour tous. Pourquoi ne laisserait-on aux femmes que des devoirs à remplir sans leur donner les droits de citoyennes ?

Voulez-vous qu’elles soient les ilotes de votre nouvelle République ? Non, citoyens, vous ne le voulez-pas […] ce n’est plus au Gouvernement provisoire, qui ne peut décider seul une question qui intéresse toute la nation, que nous adressons cette juste réclamation, mais nous venons plaider notre cause si sainte, si légitime, devant l’assemblée des citoyens ; notre cause, c’est la leur. » (Ranvier I, pp. 322-3232).

Suivra son programme féministe, que nous reproduisons dans son intégralité :

« À ceux qui nous méconnaissent.

On nous nuit par excès de zèle, on nous accuse parce qu’on nous méconnait, et de toutes parts ce ne sont que clameurs, comme si nous voulions renverser le monde et détruire tout ce qui est.

Nous l’avons dit pourtant et nos intentions sont assez généreuses pour que nous n’ayons point à les cacher : nous voulons l’égalité sans désordre, la justice sans récriminations, et ce n’est pas, comme l’affirme un Bulletin de la République, le privilège de l’intelligence que nous réclamons ; nous qui les premières avons eu le courage d’élever la voix, ce que nous voulons, c’est le même droit pour tous et toutes, la même part dans l’éducation publique et la réciprocité de droits dans le mariage. Les femmes savent bien qu’elles ne peuvent obtenir ces importantes améliorations que lorsque la loi ne sera plus formulée par l’homme seul.

Selon nous, l’individu social, l’être complet, c’est l’homme et la femme ; donc, à chacun selon sa capacité ; à chaque capacité selon ses œuvres. Ce n’est point l’intérêt de secte qui nous fait agir. Pour nous il n’y a plus de riches ni de pauvres, de distinction de croyances, d’âge, de rang, de profession ; nous sommes toutes sœurs et nous devons nous tendre la main, nous aider mutuellement. Ce n’est pas l’esprit de la femme libre, comme l’entendait Enfantin, qui vit en nous. En proclamant devant tous que nous ne répudions pas les saints devoirs de la famille, nous saurons prouver au monde qu’il est possible de les concilier avec l’exercice de nos droits.

Non, ce n’est pas dans un intérêt personnel que les femmes réclament leur part légitime dans la vie sociale ; celles qui se dévouent à cette noble tâche savent bien que le seul moyen de sauver leurs sœurs de toutes les misères morales et matérielles est de revendiquer leurs droits de citoyennes. Celles qui ont un cœur généreux et un esprit élevé sentent la nécessité de protester contre une exclusion opposée aux principes sacrés de notre glorieuse Révolution ; pour celles-là, c’est plus qu’un droit, c’est un devoir.

Jeanne Deroin »

L’engagement politique et social des femmes y est clairement exprimé. On note aussi l’influence du saint-simonisme et de l’Icarie de Cabet (« à chacun selon sa capacité ; à chaque capacité selon ses œuvres ») ; et le rejet d’Enfantin et de sa « femme libre ». L’exaltation de la famille écarte en effet l’idée d’une liberté sexuelle très éloignée de l’univers intime de Jeanne Deroin, et évite de donner des armes aux nombreux opposants, à commencer par les journaux de la réaction et ceux de la bourgeoisie républicaine conservatrice. Pour Jeanne cette profession de foi vaut pour toutes les femmes – riches ou pauvres – qui doivent s’y reconnaître pour s’unir, quel que soit leur statut social. « C’est que, pour Jeanne, le sexe prime la classe sociale » écrit Laure Adler, qui ajoute que ce principe généreux a des inconvénients : « Mais cette volonté d’homogénéiser les femmes tendait aussi à les dépolitiser. La litanie est connue : la femme est justice, paix et dévouement. Le répéter, n’est-ce pas retomber dans les pièges qu’on avait soi-même tant de fois dénoncés : la résignation et la passivité ? » (Adler, p. 173). Pour Jeanne le problème ne se pose pas de cette façon affirme l’historienne américaine Joan W. Scott :

« Le féminisme de Jeanne Deroin qui met l’accent sur les devoirs de la citoyenne, se veut une alternative à l’individualisme. C’est le couple qui est “l’individu social”, dans une dualité féconde, celle de l’homme et de la femme, qui amène à une valorisation de la maternité comme travail social, productif (la question du travail est centrale en 1848). L’image des femmes “mères de l’humanité” revient souvent sous la plume de Jeanne Deroin ; elle pose par exemple la question de l’impossible transmission du nom des femmes à leurs enfants […] Mais à l’inverse des discours dominants du XIXe siècle, pour qui la fonction maternelle est incompatible avec la citoyenneté politique, Jeanne Deroin voit dans la maternité un argument fort pour la reconnaissance des femmes comme individus porteurs de droits et de devoirs.  [18] »

Jeanne dénonce aussi, dans La Voix des femmes, la misère sociale créée par « la rapacité des capitalistes et des classes privilégiées » qui frappe tous les travailleurs, mais en premier les ouvrières (et les enfants), dominées plus encore que les hommes par le capitalisme. Elle proteste aussi contre la dureté du traitement des ’convicts’ (les condamnés aux travaux forcés), et l’absence de tout projet de réinsertion sociale (Ranvier I, p. 329-331).

Mais comment faire converger et harmoniser justice sociale et égalité des sexes ? Pour ce faire, Jeanne est pénétrée d’une intime conviction, d’un principe supérieur : les hommes et les femmes sont égaux en vertu de la loi divine. Pour elle, les hommes sont coupables d’avoir rompu le pacte divin à leur profit : « l’homme ne sait établir l’ordre que par le despotisme ; la femme ne sait organiser que la puissance de son amour de mère ; tous deux réunis sauront concilier l’ordre et la liberté  [19] ». L’égalité divine dans la différence physique et psychique des sexes ne retrouvera son accomplissement que dans ce que Jeanne appelle « l’individu social ». Mais elle voit qu’un obstacle se dresse. Dans le sentiment religieux des femmes persiste quelque chose qui les pousse à l’angélisme ; une conséquence, selon elle, de leur exclusion de la vie politique et sociale qui les incite à ressembler à ce qu’on veut qu’elles soient :

« S’il faut en effet que ce titre d’épouse et de mère soit un motif d’exclusion et de stigmate d’indignité civile et politique, l’on ne peut trouver étrange que la femme se réfugie dans le sentiment chrétien et que, voyant la dignité humaine outragée en elle, elle veuille dépouiller la nature humaine et se revêtir de la nature angélique, pour s’affranchir de la brutale domination de l’homme et d’une humiliante servitude.  [20] »

Consciemment ou non, Jeanne Deroin introduit dans la lutte le dualisme nature/culture familier aux anthropologues, qui dévoile que le statut des femmes est aussi le produit d’une culture, d’une société. Ce thème sera repris plus tard, loi divine en moins, par Simone de Beauvoir qui affirme qu’on ne naît pas femme, mais qu’on le devient, puis par les gender studies (études sur le genre), un important axe de recherche (et non pas une ’théorie du genre’, au parfum idéologique). On trouvera aussi chez Jeanne les prémisses des courants féministes antagonistes contemporains : ’universalistes’ versus ’différentialistes’.

Alors qu’on s’approche des élections pour la Constituante, prévues pour le 23 avril, Jeanne Deroin souhaite y présenter une femme. Sollicitée, Pauline Roland refuse. On décide alors de proposer George Sand, laquelle refuse également, disant qu’on lui a forcé la main sans la consulter. Le journal y voyait un honneur mais pas l’intéressée qui écrira assez durement dans le journal La Réforme : « je ne prétends pas protester d’avance contre les idées que ces dames, ou toutes autres dames, voudront discuter entre elles […] mais je ne puis permettre que, sans mon aveu, on me prenne pour l’enseigne d’un cénacle féminin avec lequel je n’ai jamais eu la moindre relation agréable ou fâcheuse. » Sand affichait sa liberté mais n’était pas à proprement parler une militante féministe et, familière du monde paysan, elle ne l’était pas des ouvrières socialistes. Portée par un romantisme révolutionnaire, elle écrivait : « Peuple de Paris, si bon, si indulgent, si confiant […] nous allons nous connaître, nous allons nous aimer ». Elle offrit sa plume au Gouvernement provisoire et obtint pour son fils un fauteuil de maire (Adler, p. 148). Elle ne voulait pas ’forcer la vapeur’ dans le combat des femmes, écrit Michelle Perrot, pour qui « Sand est au fond plus républicaine, voire plus socialiste, que féministe ». Il leur faut d’abord obtenir les droits civils que le mariage leur enlève [21]. Mais n’était-ce pas précisément l’objectif des femmes de 48 !

En juin Jeanne est sur les barricades. Elle veut que cesse le bain de sang. En vain. La Voix des femmes ayant cessé de paraître le 18 juin, elle décide de lancer en collaboration avec Niboyet et Gay un nouvel hebdomadaire, La Politique des femmes, dont le premier numéro sortira en janvier 1849. Jeanne y développe sa pensée féministe, et le journal sera le vecteur de la polémique qui s’installe entre elle et un Proudhon hostile à l’entrée des femmes dans la sphère citoyenne et politique. Il deviendra L’Opinion des femmes, un mensuel qui aborde des sujets de science sociale. Mais l’évènement marquant de la période sera la candidature de Jeanne Deroin aux élections législatives des 13 et 14 mai 1849.

Échaudée par l’épisode George Sand, elle décide de se présenter, consciente que sa candidature – qu’elle sait inconstitutionnelle – déchainera immanquablement des polémiques ; sans compter les moqueries des journaux pour ces femmes ’saucialistes’ (!) et les pièces de théâtre qui les tournent en dérision. Seul point positif, cet évènement, repris inlassablement par une presse hostile mais avide de sensationnel, va permettre à Jeanne de diffuser largement ses idées. Elle lance aux clubs démocratiques et socialistes :

« En 1848, une femme qui avait pris au sérieux la révolution de février et les principes de fraternité, d’égalité et de liberté, Mme Pauline Roland, a réclamé à Boussac [lieu de la communauté de Pierre Leroux]le droit des femmes au suffrage universel […]

En 1849, une femme vient encore frapper à la porte de la cité, réclamer pour les femmes le droit de participer aux travaux de l’Assemblée législative. Ce n’est pas au vieux monde qu’elle s’adresse ; on ne parle pas aux morts, mais aux vivants ; c’est à ses frères, aux démocrates-socialistes, à ceux qui ont accepté toutes les conséquences des principes de liberté, d’égalité, de fraternité.  [22] »

La campagne sera rude car dans un premier temps la plupart des meetings lui refuseront tribune et parole. Mais elle tiendra bon, des salles s’ouvriront et elle finira par accéder à la tribune, comme aux Acacias, quartier Saint-Antoine, où elle développera ses idées et obtiendra un vote de sympathie pour l’émancipation des femmes et leurs droits (cf : Maillard, pp. 219-248 ; Ranvier I, pp. 335-339). Par ce coup d’éclat, pour s’être immiscée puis affirmée dans le jeu législatif, elle contraint le corps politique, les élites économiques et sociales, et même les couches populaires, à faire face au dilemme inhérent au système démocratique, toujours d’actualité : légitimité versus légalité.

Dans L’Opinion des femmes elle avait écrit le 10 mars 1849 : « La politique a été jusqu’à présent non pas l’art de gouverner les peuples, mais de les opprimer. » Mais sa pugnacité et sa notoriété elle va les payer cher car, en août 1849, l’Opinion des femmes cessera de paraître après son sixième numéro, victime d’un cautionnement de 5000 francs que le parti de l’Ordre, grand vainqueur des élections, lui a infligé et que le journal ne peut payer. La répression a suivi l’insurrection de juin 48. On procède à des arrestations, des déportations, à l’interdiction des clubs de femmes et de douze journaux ; et une loi sur la presse rétablit le cautionnement. Jeanne se lance alors dans un projet de fédération des nombreuses associations de métiers  [23]. L’idée était défendue par Flora Tristan, on l’a vu, mais aussi par Louis Blanc et Proudhon. Dispersées, ces associations se délitaient par manque de capitaux et par individualisme corporatiste, au grand soulagement du pouvoir qui voyait d’un mauvais œil l’auto-organisation des ouvriers. La réactivation du mutualisme et l’esquisse du syndicalisme, au parfum anarchiste, l’inquiètent. Pour Jeanne c’est la condition même de la liberté des ouvriers et des ouvrières. Pour elle « le bonheur de tous dépend de la responsabilité de chacun. La liberté des opprimés ne peut s’obtenir sans leur concours […] c’est pourquoi toute idée de représentation, de délégation, de tutelle est suspecte à ses yeux  [24] ».

Le « Projet de l’Association solidaire et fraternelle de toutes les associations réunies » avait eu le temps de paraître en août 1849 dans L’Opinion des femmes. C’est un projet élaboré de 52 articles (cf : Ranvier I, pp. 343-351, et site Gallica de la BNF), dont nous reprenons les principes et les grandes lignes. Il se définit comme émancipateur par la propriété des moyens de production et la souveraineté des producteurs qui s’exerce dans la délibération et le vote, sans distinction de sexe. Il rejette la violence insurrectionnelle dont on vient de mesurer les effets dévastateurs. Il met en avant le droit au travail et à la consommation. Sa mise en œuvre, issue de discussions avec les mouvements socialistes et communistes, reprend le principe ’Tous pour chacun, chacun pour tous’ commun aux saint-simoniens et aux icariens. Elle se ferait sur la base de l’équilibre entre production et consommation et de la répartition équitable des produits du travail des nombreuses associations participantes à l’aide de bons d’échange, procédé déjà utilisé par Owen et envisagé par Proudhon. Si l’idée n’est pas neuve, elle prend corps grâce à l’autorité, l’habileté et l’énergie de Jeanne Deroin qui « sous son air souffreteux […] cachait une grande énergie » (Maitron). Le projet prévoit la scolarisation des enfants, l’assistance mutuelle aux ouvriers accidentés et aux anciens, des dispensaires, etc. Et Jeanne va réussir : le 23 août 1849, amendé, le projet est accepté par 83 associations, puis voté par 104. Les statuts de l’Union des associations de travailleurs sont enregistrés le 22 novembre, à la grande joie de Louis Blanc qu’on a informé dans son exil. Mais l’aube de cette avancée va vite s’obscurcir car patrons et gouvernement vont mettre un coup d’arrêt à l’entreprise (cf : Ranvier II et III).

Des agents s’emploient à infiltrer l’Union pour la désorganiser et préparer le déclenchement de la répression. Le 29 mai 1851 la police investit une réunion des dirigeants et les arrête. Parmi eux neuf femmes dont Jeanne et Pauline Roland sa fidèle sœur de combat. Les enquêteurs diront avoir trouvé des armes et de la poudre chez certains… et un portrait de Robespierre. La police n’a rien trouvé chez Jeanne et Pauline. Elles seront pourtant condamnées à six mois de prison pour conspiration, association politique en lutte contre le gouvernement, avec des circonstances aggravantes pour Jeanne : considérer le socialisme comme une religion… et avoir quitté son mari. Elle continuera son travail d’organisation en prison et rédigera nombre de pétitions et de lettres aux députés. Libérée, elle découvre : que son mari a perdu son travail ; qu’il a subit un accès de folie ; que ses enfants ont été confiés à des amis et des familles. Il en est de même pour Pauline qui, elle, avait refusé de se marier. Au plan politique, ça ne va pas mieux : le droit de pétition vient d’être restreint pour les hommes, et supprimé pour les femmes. Pour vivre elle doit donner des leçons, ce qui ne l’empêche pas de lancer un Almanach centré sur l’émancipation des femmes pour lequel ses amies écrivent des articles. En décembre Louis Napoléon a perpétué son coup d’État et la répression s’intensifie. Jeanne aide ses amis, procure des passeports à des prisonniers, et se met en danger. Sur le point d’être arrêtée, alertée par des amis, elle part se réfugier à Londres en août 1852. Commence alors pour elle une vie d’exilée.

Bien qu’épaulée par des féministes anglaises elle gagne sa vie difficilement en donnant des leçons et en réalisant des travaux de broderie. En décembre 1852 elle apprend la mort de son amie Pauline, puis celle de son mari. Elle voulait que ce dernier, guéri, la rejoigne à Londres, mais il meurt, emporté par la typhoïde. Elle aura cependant la joie de retrouver ses enfants en 1853. Son Almanach continuera un temps à paraître en anglais, puis elle rédigera ses souvenirs de 48 (Le testament d’une féministe de 1848, in : Ranvier IV) et des textes sur le féminisme, la morale, la religion sociale, où elle élève sa pensée socialiste à plus de hauteur sur les combats qu’elle a menés naguère, et « s’identifie aux plus démunis » (Riot-Sarcey, Trois figures critiques, p. 276). Elle se retirera ensuite de la vie publique pour se consacrer à son fils hydrocéphale. Ayant refusé de revenir en France, son souvenir s’estompe alors que la notoriété de Pauline Roland, morte à son retour de déportation, se renforce. Mais ses amis français n’ont pas oublié Jeanne. Ils lui obtiendront en 1882 une petite pension de 600 francs. Elle s’éteindra à Londres le 2 avril 1894.

Ainsi disparaissait une figure majeure du féminisme et du socialisme des années 1830-1850. « Elle fut, écrit le ’Maitron’, à la fois théoricienne, philosophe, politique et constatait, amère, que ’de grands événements politiques se sont succédés, des révolutions ont bouleversé l’Europe, des chants de gloire et de triomphe ont retenti dans tout l’univers ; on a proclamé la liberté, l’égalité pour tous et la femme est encore l’esclave de l’homme et les prolétaires sont encore sous le joug de la misère et de l’ignorance. Le droit des femmes à la vie sociale était, pour elle, non seulement une nécessité, mais la seule voie possible vers le socialisme.’ »

L’exil de Jeanne et la mort de Pauline ont figé pour des années l’essor d’un féminisme porté par ces femmes de la ’génération de 48’. Michèle Riot-Sarcey, pour sa part, en a retenu trois. « Ces trois femmes, écrit-elle, ont tout simplement accompagné un mouvement suffisamment large pour que le gouvernement provisoire envisage des mesures en sa faveur, et suffisamment déstabilisateur […] pour que les députés, républicains ou élus comme tels, légifèrent contre la liberté des femmes » (Riot-Sarcey, Trois figures critiques, p. 263). Il s’agit de Niboyet, Deroin et Gay, plongées dans ce contexte difficile. Quand les luttes reprendront, ce sera dans une société changée où les nouvelles féministes, peu sensibles aux intentions divines, porteront une attention modérée à la morale sociale et personnelle, à l’inverse de leurs devancières pour qui, selon Geneviève Fraisse [25], ces thèmes jouaient un rôle essentiel. Et les ’nouvelles’ ne mettront plus en avant le couple et la famille ; encore moins l’amour, la douceur, la compassion, ces dispositions féminines tenues pour si naturelles qu’on les avait ’naturalisées’ en essence divine pour les croyants, en aptitudes innées pour les athées. Et la lutte, qui s’internationalisera, envahira non seulement la presse, mais aussi la rue et les meetings.

Le souvenir des femmes de 48 s’est estompé. Elles ne sont que rarement citées aujourd’hui, comme on peut le constater [26]. Leur grand mérite fut pourtant de tracer le chemin avec pour seules armes leur courage, leur engagement, et leurs plumes.

Yves Noël Labbé

[1Maurice Agulhon, in : Stéphane Michaud et al., Flora Tristan, George Sand, Pauline Roland, Les femmes et l’invention d’une nouvelle morale, 1830-1848, Éd. Greaplis, Coll. Pierres de mémoire, Paris, 1994, Avant-propos

[2Rebecca Rogers, From the Salon to the Schoolroom. Educating Bourgeois Girls in Nineteenth-Century France, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2005

[3Firmin Maillard, La légende de la femme émancipée : histoires de femmes, pour servir à l’histoire contemporaine, source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, p. 51, référencé dans la suite : Maillard, suivi du n° de page

[4Michèle Riot-Sarcey, La démocratie à l’épreuve des femmes. Trois figures critiques du pouvoir 1830-1848, Éd. Albin Michel, Coll. Histoire, Paris, 1994, p. 24, désigné dans la suite par Riot-Sarcey, Trois figures critiques, suivi du n° de page

[5Laure Adler, À l’aube du féminisme : Les premières journalistes (1830-1850), Ed. Payot, Paris, 1979, édition électronique, site ’Place des libraires’, désigné dans la suite par Adler, suivi du n° de page

[6Cf article : Marie-Ève Thérenty, Femmes, journalisme et pensée sous la Monarchie de Juillet

[7Madeleine Rebérioux, in : Stéphane Michaud et al., op. cit., pp. 89-90

[8Flora Tristan, Union ouvrière (2e édition, contenant un chant : La Marseillaise de l’atelier), 1844, source : gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France

[9Le ’Maitron’ est le nom d’usage du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, ouvrage créé et dirigé à l’origine par l’historien Jean Maitron.

[10Edwy Plenel, Voyage en terres d’espoir, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, Ivry-sur-Seine, 2016, p. 198

[11Flora Tristan, Le tour de France : état actuel de la classe ouvrière sous l’aspect moral, intellectuel, matériel, [notes de Jules L. Puech, 1973], 1843-1844, source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, désigné par Tour de France dans la suite

[12In : Édith Thomas, Les Femmes de 1848, Paris, 1948, p. 29

[13On trouve parfois écrit ’Derouin’, à tort selon le ’Maitron’

[14Informations provenant d’un site de généalogie : https://gw.geneanet.org

[15Biographie publiée dans les quatre bulletins ci-après :

Adrien Ranvier, Une féministe de 1848 : Jeanne Deroin, in : La Révolution de 1848, Bulletin de la Société d’histoire de la Révolution de 1848, Tome 4, n° 24, janvier-février 1908, pp. 317-355 ; Tome 5, n° 25, Mars-avril 1908. pp. 421-430 ; Tome 5, n° 26, Mai-juin 1908. pp. 480-498 ; Tome 5, n° 30, Janvier-février 1909. pp. 816-825 ; consultables sur le site :

https://www.persee.fr. Dans la suite, ils sont référencés : Ranvier I à IV, suivi du n° de page

[16Jeanne Deroin, Profession de foi, BNF-Arsenal, fonds Enfantin, Lettres de dames au Globe, (1831-1832), in : Michèle Riot-Sarcey, L’utopie de Jeanne Deroin, in : 1848. Révolutions et mutations au XIXe siècle, n° 9, 1993, Utopies au XIXe siècle, pp. 29-36, consultable sur le site : www.persee.fr

[17Michèle Riot-Sarcey, L’utopie de Jeanne Deroin, op. cit.

[18Mathilde Dubesset, Joan W. SCOTT, La citoyenne paradoxale, les féministes françaises et les droits de l’homme, Albin Michel, Paris, 1998, in : revue Travail, genre et sociétés 1999/2 (N° 2), pages 193 à 197, accessible sur internet

[19Jeanne Deroin, Cours de droit social pour les femmes, première livraison, source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

[20Jeanne Deroin, Du célibat, mai 1851, p. 13, source : gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France

[21Michelle Perrot, in : Stéphane Michaud et al., op. cit., p. 105

[22Alexandre Zévaès, Une candidature féministe en 1849, in : La Révolution de 1848 et les révolutions du XIXe siècle, tome 28, n° 138, pp. 127-134, consultable sur site www.persee.fr

[23J. Deroin venait d’ailleurs de participer avec Gustave Lefrançais et Pauline Roland à la création d’une association des enseignants. Se reporter à : Programme d’éducation de l’Association fraternelle des Instituteurs, Institutrices et Professeurs socialistes, source : gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France.

[24Michèle Riot-Sarcey, L’utopie de Jeanne Deroin, op. cit.

[25Geneviève Fraisse, La raison des femmes, Plon, Paris, 1992, pp. 114-165

[26En témoigne, par exemple, l’article La guerre des féminismes paru dans la revue Sciences Humaines, n° spécial 310S de janvier 2019, qui ne cite aucune des femmes que nous évoquons ici dans son rappel historique.

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