Lorsque des architectes vont voir ailleurs

« Cette contribution signe un premier rappel de la dimension éminemment politique de l’architecture, en tant qu’enjeu public confié à une caste de spécialiste. »

paru dans lundimatin#234, le 21 mars 2020

La semaine dernière nous avions publié une tribune dans laquelle il était question de répondre aux discours lénifiants portant sur les chances inouïes que nous offriraient les grands aménagements. Ainsi pour le Grand Paris, combinant greenwashing et « exercice de citoyenneté métropolitaine ». Ou pour le dire avec d’autres mots, articulation du gigantisme de nouvelles formes de valorisation économique du territoire et de métropolisation « par le bas », enrôlant toute sortes « d’acteurs », depuis les inventives start-up écolos jusqu’à la justice environnementale représentée par l’économie sociale et solidaire, toutes et tous dans le même rôle de « figurants utiles » [1].

Dans la tribune qui suit, ce sont des jeunes diplômés en architecture, censés se dévouer à la fabrique urbaine, qui affirment leur défection.

En interrogeant ce qui se joue dans les écoles d’architecture, ils ouvrent d’autres perspectives pour sortir de leur déni de réalité. Ce qui suppose aller voir ce qui se passe dehors, ailleurs que dans le cadre asphyxiant de leur formation.

* * *

L’ENSEIGNEMENT DE L’ARCHITECTURE

N’échappant pas au climat actuel de craintes et de réclamations d’un monde de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche réveillé à l’annonce de sa dernière loi de programmation, les écoles d’architecture, isolats producteurs des meilleurs justificateurs du cadre physique de la domination quotidienne, s’amusent à contester depuis quelques semaines les formalités de cette formation à l’image, au discours et au prestige social. Cette contribution signe un premier rappel de la dimension éminemment politique de l’architecture, en tant qu’enjeu public confié à une caste de spécialiste.

0. MOTIF PRELIMINAIRE

Initié par un appel à contributions de la Société Française des Architectes en décembre 2019, puis habilement détourné par un groupe d’enseignant.e.s-chercheur.e.s en janvier 2020, le débat sur l’enseignement de l’architecture semble s’être noyé dans le mouvement de contestation contre la réforme de 2018 lancé par l’ensemble des ENSA. Aussi inoffensif que confus, ce “mouvement” aura vu s’associer une poignée d’étudiant.e.s, praticien.ne.s, enseignant.e.s, ATOS et syndicats dans une joyeuse cohue bigarrée, très fière de son “action symbolique” sous les fenêtres du ministère le 4 février 2020. Mais que symbolise réellement la dépose des outils de travail devant l’autorité, sinon le renoncement à la lutte ?

Dans un contexte de dérive autoritaire, la réduction d’un mouvement contestataire à une bouillie de revendications corporatives et disparates ne fait que faciliter davantage le travail de sape de la démocratie mené par l’Etat et le capitalisme. Les écoles d’architecture, au lieu d’utiliser leur position privilégiée pour organiser la résistance aux nouvelles formes de destruction de la société et du vivant, se limitent à quémander le minimum : des moyens supplémentaires pour mieux fonctionner. Mais quel fonctionnement ces écoles entendent-elles préserver ? Comme plus personne ne semble s’intéresser à la question, il nous est paru pertinent de livrer un point de vue des étudiant.e.s, ce groupe hétérogène et constamment instrumentalisé par les enseignant.e.s sus-cités, qui n’ont pas peur de parler en leur nom. Contre l’illusion de “la plus grande satisfaction des étudiant.e.s” et l’injonction à la solidarité avec la lutte des enseignant.e.s, ce texte prétend rétablir quelques réalités.

NB : il existe bien dans les ENSA quelques enseignant.e.s faisant exception au sombre tableau qui suit. Iels se reconnaîtront par déduction. Nous les saluons.

CRITIQUES

L’enseignement actuellement dispensé dans les Écoles Nationales Supérieures d’Architecture françaises est dans une impasse. Issu d’un croisement entre les résurgences des pires formes de la pédagogie Beaux-Arts (rendus spectaculaires, mépris du contexte) et des dérives post-soixante-huitardes les plus grotesques (jargonnage permanent, fausse horizontalité, analyses interminables et superficielles), l’enseignement actuel est non seulement complètement périmé et archaïque, mais il est également un lieu d’application et de diffusion de l’idéologie capitaliste et néolibérale.

A. Isolement disciplinaire

Les écoles d’architecture, par leur implantation urbaine, sont physiquement isolées des autres lieux de production et de diffusion de savoir. Le fameux “rattachement à l’Université” est donc un mythe grossier : les écoles d’architecture demeurent des ghettos d’architectes.

Les studios et ateliers, depuis les années 90 au moins, ont effectué un tragique “recentrement sur le projet” et ont totalement liquidé les tentatives de pluridisciplinarité esquissées depuis 68. Aujourd’hui, les intervenant.e.s extérieur.e.s, provenant d’autres disciplines, sont réduit.e.s à de simples consultant.e.s. Les disciplines “annexes”, souvent limitées à des “initiations”, voire à des “sensibilisations”, servent davantage de caution scientifique que d’outils opératoires pour le projet. Les enseignant.e.s-architectes restent donc les seuls maîtres à bord des studios, empêchant ainsi tout recul critique et toute controverse féconde.

Puisque même les collègues des autres disciplines ont été évincé.e.s des studios, songer à des collaborations pédagogiques avec des ingénieur.e.s, des maîtres d’ouvrage, des habitant.e.s ou des constructeur.e.s paraît aujourd’hui totalement fantaisiste et irréalisable. L’art du projet reste un enseignement purement spéculatif, en chambre, éloigné de toute la vulgarité des contingences matérielles. L’hypothèse de projets en partenariat avec d’autres écoles ou d’autres disciplines n’est jamais envisagée. Les étudiant.e.s en architecture ne rencontreront leurs futurs partenaires que le jour où iels débarqueront sur le marché du travail.

Ainsi, l’isolement de l’enseignement reconduit la sinistre division du travail instaurée depuis 1895 par l’élite professionnelle parisienne [2], officialisée en 1940 par Vichy [3], puis renforcée en 1973 par les technocrates de la Ve République [4]. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, cet isolement est jalousement défendu par l’enseignement qui revendique fièrement son “autonomie disciplinaire”, vaste plaisanterie visant à se consoler de la constante déprise professionnelle des architectes depuis plus d’un siècle.

B. Déni du principe de réalité

Conséquence logique de l’autarcie forcenée des écoles, l’autre caractéristique fondamentale de l’enseignement de projet est son déni de tout principe de réalité.

Un exemple parmi d’autres : les enseignant.e.s n’intègrent quasiment jamais la question de la maîtrise d’ouvrage dans le processus de projet. Les étudiant.e.s ne savent donc pas pour qui et pour quoi ils conçoivent, si ce n’est pour leur enseignant.e. Un halo de générosité - aussi providentielle qu’hypocrite - nimbe tous leurs projets. Parmi les enseignant.e.s, on distingue deux attitudes, correspondant à deux générations. D’un côté, confits dans la nostalgie typique de leur génération de baby-boomers, les enseignant.e.s de plus de 50 ans croient encore que la loi de 77 garantira aux futurs architectes une commande publique ouverte et infiniment généreuse, sensible à leurs petites préoccupations théorico-formelles. De l’autre, les enseignant.e.s plus jeunes et plus pragmatiques ont perçu la disparition progressive de toute commande publique, caractéristique des régimes néolibéraux avancés. Malheureusement, les projets qu’ils proposent se réduisent bien souvent à des micro-installations éphémères, plus ou moins dérisoires (fablabs, incubateurs, coworking, recycleries, tiers-lieux, friches transitoires, etc.), autant de programmes “hybrides” (publics-privés) censés adoucir les contradictions urbaines du capitalisme contemporain : ubérisation, flexibilisation, surproduction, gentrification, etc.

Au-delà de l’absence de maîtrise d’ouvrage, ce sont toutes les conditions de production de l’architecture contemporaine (programmatiques, normatives, législatives, techniques, économiques, sociales, etc.) qui sont consciencieusement ignorées. “Ça, ce n’est pas de l’architecture” se défendent les néo-académiques de tout poil, du haut de leur arrogance bourgeoise. “De toute façon, on ne peut rien y faire” se lamentent les plus défaitistes. “Nous les ignorons parce que nous les contestons !” tonnent les plus engagé.e.s, sans comprendre que méconnaître son adversaire est la meilleure façon de le laisser tranquillement perdurer. Rester cloitré dans l’utopie - formaliste ou intellectuelle - n’a jamais constitué une forme de lutte, c’est au contraire une démission égoïste et irresponsable face aux enjeux du monde actuel et une preuve supplémentaire de l’attitude petite-bourgeoise qui règne dans les écoles.

C. Misère étudiante et sélection sociale

Les conditions de travail de certain.e.s jeunes enseignant.e.s sont inadmissibles, nous ne contesterons pas ce point. Néanmoins, leurs difficultés ne doivent pas nous faire oublier que ce sont les étudiant.e.s qui sont les premières victimes de la précarité et que l’enseignement entretient volontairement cette misère en la cautionnant par le même prestige symbolique dans lequel se drape encore la profession. Derrière les discours mystificateurs et lénifiants faisant de l’apprentissage de l’architecture une “vocation” et une “passion”, l’enseignement actuel cache le fait qu’il a été conçu avant tout par et pour les bourgeois, portés par le mythe du génie individuel, démiurge et prophétique.

En encourageant la compétition, l’individualisme et le carriérisme à tous les niveaux, en surchargeant les étudiant.e.s comme des bêtes de trait, l’enseignement actuel empêche toute structure de sociabilité et de politisation étudiante. Seuls sont tolérés les BDE, BDA, BDS qui permettent de prolonger cette mentalité d’écurie dans le sport, les fêtes et les innocentes “productions culturelles” que constituent les fanfares et les fanzines étudiants. Sans organisation collective, sans représentation politique et sans espaces de réflexion autonome, les étudiant.e.s sont réduit.e.s à subir sans broncher la violence de l’enseignement qu’ils reçoivent.

Outre cette misère étudiante, l’enseignement entretient tout aussi consciemment une sélection sociale scandaleuse. D’abord, par les modalités d’accès aux écoles, qui évaluent uniquement l’adaptation du candidat au système scolaire actuel - c’est-à-dire la quantité de capital culturel qu’il possède. Ensuite, en refusant d’expliciter les modalités et les finalités pédagogiques et en cultivant le folklore de la sympathique “charrette”, l’enseignement fragilise les étudiant.e.s les moins favorisé.e.s. Nous ne détaillerons ni les graves conséquences physiques et psychiques, ni le coût exorbitant de cette forme d’exploitation volontaire. Notons simplement que si certain.e.s enseignant.e.s prétendent ne pas cautionner ce système, la majorité d’entre eux préfère tout bonnement rejeter la faute sur les étudiant.e.s et leur manque d’organisation. En individualisant le problème, iels évitent de remettre en question leurs propres méthodes pédagogiques.

La sélection sociale se poursuit après le diplôme. En refusant de donner aux étudiant.e.s la moindre compétence professionnelle, l’enseignement délègue au marché du travail une partie de ses responsabilités. Le complément de formation “professionnalisant” dépend alors du bon vouloir des patrons d’agences, qui ont tout intérêt à maintenir leur main d’œuvre dans un état de dépendance. N’ayant pas la moindre autonomie professionnelle en sortant de l’école, les étudiant.e.s les plus favorisé.e.s vont chercher d’autres titres scolaires (HMO, DSA, DPEA, diplôme d’urbaniste, thèse), ceux ayant acquis un réseau grâce à de longs stages sous-payés trouvent un emploi dans des agences cotées ou formatrices, tandis que les autres doivent se contenter de postes de grouillots dans des agences quelconques, lorsqu’iels ne vont pas simplement grossir les rangs de l’armée des travailleurs de réserve.

D. Néant pédagogique et didactique

Comme le notait la réponse des enseignant.e.s-chercheur.es dans AMC, la pédagogie, en tant qu’objet de recherches théoriques et empiriques, a quasiment disparu des ENSA. L’enseignement magistral en amphi et l’enseignement tutoral en studio se sont, chacun de leur côté, ossifiés dans des routines pédagogiques paresseuses. Les exercices de première année se répètent, les corrections s’enchaînent (en tête à tête ou sous forme de simulacres de jury de concours), mais la substance théorique censée nourrir l’étudiant.e est toujours absente. Essentiellement orale, la pédagogie se croit obligée de repartir de zéro à chaque semestre, au lieu de s’appuyer sur des siècles d’enseignement de l’architecture et des montagnes de littérature sur la pédagogie.

La fétichisation de la représentation architecturale, reflet de la nouvelle condition de l’architecte-faiseur-d’images en régime néolibéral, conduit les enseignant.e.s à exiger sans cesse davantage de dessins, maquettes-concepts, photomontages, transects, frises, diagrammes de morphogénèse, “relevés sensibles” et autres documents marketing permettant de masquer le manque criant de réflexion et de connaissance. La progressivité de l’apprentissage ayant été abandonnée, les nouveaux mots d’ordre de la pédagogie sont désormais “concept”, “brainstorming”, “itération” et “process”. Derrière leurs connotations algorithmiques, ces lieux communs du new management permettent de justifier le recommencement perpétuel du travail de l’étudiant.e, dans le but de l’habituer dès l’école aux exigences instables et contradictoires de ses futurs commanditaires.

Quant à l’idéologie véhiculée par ces images et par les projets qu’elles représentent, il serait bon de la réinterroger. De la pure paraphrase des discours spéculateurs-gentrifieurs (mixité sociale, bien-vivre-ensemble, végétalisation) à la propagande subtile du techno-solutionnisme, du colibrisme ou du white saviorism, l’immense majorité des projets produits en école d’architecture relaient et justifient les idéologies nauséabondes du capitalisme contemporain.

2. PROPOSITIONS

A. Rompre l’isolement

Dans les studios, comme dans les enseignements magistraux, il est maintenant urgent de réintégrer les savoirs qui ont été exclus (construction, économie, droit, urbanisme, géographie, écologie, etc.), car c’est en eux que résident les véritables leviers de projet à prendre en compte avant tout travail de conception formelle.

Il faudra également sortir du ghetto disciplinaire ; travailler en dehors des murs, avec ou sans les ENSA, afin d’exercer les étudiant.e.s à dialoguer avec des acteurs divers dans l’humilité et le respect ; et enfin, prouver en actes l’intérêt public de l’architecture : en collaborant avec des CAUE, en établissant des liaisons avec l’enseignement primaire et secondaire, les Universités populaires, l’enseignement technique (IUT, CFA), en s’impliquant dans les luttes urbaines (création ou participation à des ateliers populaires et à des associations de quartier), etc. Dans une perspective ranciérienne, il s’agira d’ouvrir le domaine réservé de l’intervention sur le cadre bâti, en reconnaissant dans les compétences “sensibles” des architectes des outils à partager.

B. Redéfinir les pédagogies

Dans les ENSA, étudiant.e.s et enseignant.e.s doivent définir ensemble leurs objectifs pédagogiques et leur cadre épistémologique commun. A défaut de consensus, des groupes peuvent être envisagés. Dans tous les cas, les résidus d’académisme doctrinaire, d’universalisme lénifiant et d’enseignements parcellisés - qui contribuent au “flou artistique” général dans lequel baignent les écoles d’architecture aujourd’hui - doivent laisser place à des organisations cohérentes et des articulations pédagogiques pertinentes. Les enseignant.e.s doivent être capables de reconnaître leur propre subjectivité, d’écouter leurs étudiant.e.s et de s’autocritiquer. Enfin, l’enseignement de l’architecture doit dépasser le cours, le studio et la relation descendante qu’ils impliquent. Une vie culturelle intense et ouverte, des séminaires autogérés, des ateliers populaires, des exercices de design/build et d’autres pratiques pédagogiques doivent être expérimentées pour renouveler les sujets et les méthodes d’enseignement.

C. Réintégrer le projet social dans le projet scolaire

Les conditions de travail des étudiant.e.s à l’école préfigurant les conditions de travail des architectes dans leur future vie professionnelle, il semble urgent de briser ces habitudes malsaines que sont la charrette permanente, la compétition généralisée, la docilité revendiquée, l’inertie critique et l’absence totale d’action collective. L’enseignement doit permettre et encourager une plus grande solidarité entre les étudiant.e.s des différentes promotions et des différentes écoles. D’autre part, l’allègement des emplois du temps et des charges de travail ne peut plus être reporté. Cette diminution quantitative permettra une amélioration qualitative et une réduction des inégalités liées aux moyens variables de chaque étudiant.e. Pour compenser cette réduction tout en élevant le niveau de compétence des étudiant.e.s, il faudra à la fois considérer un allongement de la durée des études, une suppression des enseignements bêtement chronophages (recopiage de cartes, maquettes interminables, etc.) et des possibilités de spécialisation avant le diplôme.

Ces quelques propositions ne sauraient être exhaustives. Elles ne forment qu’un point de départ pour prolonger le débat et la réflexion dans les ENSA et (surtout) en dehors.

Des étudiant.e.s diplômé.e.s

[1voir dans cette même livraison les bonnes feuilles de Quartiers vivants, enquêtes réalisées par Rémi Eliçabe, Amandine Guilbert et Yannis Lemery sur des lieux résistant à la métropolisation.

[21895, présentation du Code Guadet, établissant les principes régissant la profession par recentrage sur ses tâches les plus nobles : « L’architecte est à la fois un artiste et un praticien... Il exerce une profession libérale et non commerciale »

[3instauration par la loi de l’Ordre des architectes, véritable police du port du titre délivré par diplôme académique

[4émergence par décret de la notion quantitative de programme en vu d’organiser la concurrence au sein de la profession et distinguer les missions réservés jusqu’alors aux architectes pour commencer à les distribuer aux bureaux d’études et autres remplisseurs de formulaires

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