« Un ailleurs immédiat »

Ecrase-mémoire de Justin Delareux

paru dans lundimatin#394, le 11 septembre 2023

Poème en quatre sections paru cet hiver aux éditions Pariah, Ecrase-mémoire (signé Justin Delareux, et à qui l’on doit l’excellente revue PLI [1] ) a suscité de rares commentaires dans le petit milieu autorisé de la poésie contemporaine. Et pour cause : une prose littérale et volontiers assertive prône le retrait et la sédition, dénonce l’enfumage (cette asphyxie sous les gaz lacrymogènes et sous les paroles qui accompagnent l’horreur économique.) Pour qui verrait avant tout dans le poème une célébration de l’Ardeur, de la Beauté, de l’Éphémère ou de la Grâce (on reprend ici quelques thèmes du « Printemps de Poètes ») il n’est pas certain que telles assertions d’Ecrase-mémoire puissent cadrer avec son horizon d’attente.

Nous sommes résolus à tout, prêts à tout engager de nous-mêmes pour, selon les occasions, saccager, détériorer, déprécier ou faire sauter tout édifice social, fracasser toute cage morale, pour ruiner toute confiance en soi, et pour abattre ce colosse à tête de crétin qui représente la science occidentale accumulée par trente siècles d’expérience dans le vide.

Parce que nous vous haïssons, vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce, de la folie flambante, du cannibalisme tenace.

Voici la première ébauche d’un communisme littéraire. [2] 

Exception notable : une recension de Nathalie Quintane [3] salue la parution du livre. De cette prose incendiaire, elle en souligne à la fois la filiation (« Rimbaud-Ducasse via Gleize ») et un de ces effets les plus saillants : « Il met du jeu (non joueur cependant) dans les doxas autonomes. » C’est cette dernière remarque de Nathalie Quintane que nous aimerions ici développer, en entendant bien « doxa autonome » dans son double sens, à la fois grammatical et politique : « doxa autonome » pouvant désigner une phrase autonome, une phrase qui se suffit à elle-seule en énonçant un présupposé (sens grammatical), mais aussi bien un avis ou un jugement largement répandu parmi les militants autonomes (sens politique.) Et de fait, la prose d’Ecrase-mémoire fonctionne par petits paragraphes qui accumulent « doxas autonomes » dans les deux sens du terme :

Tu quittes l’organisation dite logique de ce monde, ses rituels et ses reconnaissances, ses petites mises à mort journalières, tenir une offensive critique, faire consister, faire tenir, obtenir une vérité par le fait, donner à voir, déserter partout, redistribuer, improviser. [4] 

Ou bien tel paragraphe, qui évoque les effets de ce pouvoir qu’on nomme biopolitique :

De tout l’air autour dont on nous prive. Tout est dit depuis quinze ans. C’est comme patienter la chute probable qui prend des formes d’affrontements. J’ai appris à respirer sous un coussin, nous-autres-riens. Chercher les planques. Ou tailler les armes. Ce qu’il nous reste à faire. Nulle part le fond. A perte de sens. La fermeture des lieux, par voie de recours et recours d’exception. Se faire piller de toutes parts. [5] 

Ce qui frappe à la lecture de ces petits paragraphes qui s’enchaînent les uns les autres, c’est l’extrême condensation des formules qui provoquent comme des raccourcis –, trous, ellipses ou appels d’air dans l’ordre du discours. Une forme de « jeu » qui nous invite à voir, dans les deux phrases suivantes d’Ecrase-mémoire, un geste à la fois politique et poétique : « Un ailleurs immédiat. Un langage, des glissements ». La formule, aussi elliptique soit-elle, porte un sens politique manifeste : soit un langage (celui de l’ordre, qu’on nous impose, etc.) des glissements (des refus, des séditions) et puis un « ailleurs immédiat » (le retrait, qui résulte de ces mouvements destituants.) Mais, et cela n’exclut nullement la portée politique, la formule peut aussi s’entendre en un sens poétique : soit un langage (une prose, qui avance par assertions, qui accumule les doxas) et des glissements (du « jeu » dans la prose, entre chaque phrase.) Un texte qui avance par glissements pour, le temps d’une lecture, « tenir ici, construire des portes de sortie ».

C’est qu’en dépit de ses énoncés volontiers assertifs, Ecrase-mémoire n’est pas un poème à thèses, un poème pensant (et pesant) : ce serait plutôt une prose d’essai, mais qui adopterait une « allure poétique ». Le « à sauts et à gambades » de Montaigne [6] étant ici remplacés par les fameux glissements qui s’opèrent au niveau de la phrase (les syntagmes s’enchaînent de façon rapide, nerveuse, ils énumèrent parfois, s’inversent, s’opposent, créant par là des effets d’accélération), mais aussi au niveau du paragraphe où d’infimes coqs à l’âne s’y opèrent parfois, où des énoncés autonomes s’y enchaînent avec de légers décalés, y glissent par ellipse ou condensation logique :

On exhume les vieux poncifs démocratie et république pour justifier l’attelage et le déploiement léger de 25 tonnes de blindés là où l’on ne veut plus voter. Lorsque j’ai essuyé mon pinceau pour le reposer, il était 3H30. L’économie tombe depuis toujours, c’est sa logique.  [7]

Enfin, des glissements provoquent du « jeu » à l’échelle du livre : la reprise des mêmes syntagmes, des mêmes énoncés si assertifs, mais ré-agencés différemment au fil des pages, attelés à d’autres syntagmes, déployés en d’autres contextes, opère non pas des refrains dans la prose mais des tremblés dans le sens, du différent, quelque chose qui approcherait de ce que le poème peut provoquer selon Gleize : « la suspension du sens, la désorientation, la déroute, le sans lien réitéré, le « de nouveau sans lien », les liens toujours rompus à mesure qu’ils se refont. » [8]

Ce mouvement contradictoire de la prose, ce ressac « des liens toujours rompus à mesure qu’ils se refont », se condense dans cet impératif qui revient à plusieurs reprises dans Ecrase-mémoire : « Commencer par continuer ». C’est le mouvement d’une prose qui s’essaie (et non d’une prose d’essai), le mouvement d’une « prose en prose », c’est-à-dire (pour reprendre encore Gleize) d’une prose qui « noue et dénoue, lie et délie, de façon « in-cohérente », une arythmie particulière » [9]. Et être à l’écoute de cette arythmie, c’est aussi tisser des liens, ne serait-ce que le temps d’une lecture, avec un nous qui « n’est pas lyrique » et qui prend la parole à l’ouverture de la deuxième section. C’est former au fil des pages une communauté, aussi ténue soit-elle, avec ce nous « d’avant la séparation », « le nous constellé, celui des mondes et des formes perdues » [10], et c’est peut-être faire l’expérience, dans cet acte si singulier qu’est la lecture, de cette « noue de solitudes » évoquée quelques pages plus loin : du lecteur à cette voix qui procède par glissements, errances et reprises, quelque chose se noue malgré la distance. (« La première ébauche d’un communisme littéraire » peut-être.)

« Arythmie particulière » et/ou « jeu dans les doxas autonomes », « allure poétique » d’une prose qui s’essaie d’errances en reprises : Ecrase-mémoire accumule des phrases en « petits textes de vers pilés » [11], prose incendiaire et littérale, phrases qui s’avancent dans la destruction du « poétique » officiel et de ses ronrons (« ce vacarme soft de l’affairement généralisé » [12] ), paragraphes à contre-pied du poème mesuré-versifié qui tourne en boucle.

Pris depuis ces intérieurs. Frayée frêle foutue rue. Boucler chaque jour mes tours de piste, dans une prison sans clos. Dispositif santé, formule bien-être, assignation, prise en charge, pain de plastic, arts-plastrite. [13]

Face au grand enfermement, aux multiples confinements au-dedans-dehors orchestrés par le capitalisme tardif, ses logiques biopolitiques et sa nov-langue (« Faites usage des gaz, au nom de la liberté »), la lecture d’Ecrase-mémoire nous invite à une expérience qui prolonge celle du vagabond rimbaldien « pressé de trouver le lieu et la formule ». L’expérience d’une prose qui construit, dans le jeu des doxas autonomes, un « ailleurs immédiat ». Pour ne pas étouffer démocratiquement :

Je pense aux cloportes, tout se frotte et passe. On étouffe démocratiquement, on répète que ça va, comme les 268 contaminés enfermés dans le Diamond princess. Quelque chose de l’air du temps, d’une rencontre fortuite, dit qu’il n’est pas toujours aisé de dissimuler la poussière des ruines. Fond de teint, fin de règne. [14]


Benjamin Fouché

[1Pour consulter en ligne et/ou découvrir cette revue d’une rare qualité plastique et littéraire : https://revuepli.fr/la-revue/

[2Ecrase-mémoire, page 77.

[3Pour lire la recension de Nathalie Quintane sur Sitaudis : https://www.sitaudis.fr/Parutions/ecrase-memoire-justin-delareux-1672412824.php

[4Ecrase-mémoire, page 35.

[5Ecrase-mémoire, page 40.

[6C’est la fameuse formule de Montaigne (Essais, III, 9). Il faudrait ici entendre « allure » en son sens plein, qui touche à celui de rythme, puisque la prose d’Ecrase-mémoire joue sur des effets de reprise et d’accélération. Enfin, pour dissiper tout malentendu, rappelons que la formule ne désigne pas tant la prose effective des Essais que celle enviée, visée, mais jamais vraiment atteinte par Montaigne.

[7Ecrase-mémoire, page 50.

[8Jean-Marie Gleize, Sorties, éd. Questions théoriques, p. 301.

[9Jean-Marie Gleize, Sorties, éd. Questions théoriques, p. 318.

[10Ecrase-mémoire, p. 29.

[11Voir Ecrase-mémoire page 47 : « On répartit les espaces, on prend les terres (…) on attire on soustrait on enferme ouvertement. Comme un poème en pieds. Je ne sais que produire de petits textes en vers pilés. »

[12Ecrase-mémoire, page 34.

[13Ecrase-mémoire, page 53.

[14Ecrase-mémoire, page 39.

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