« Traverser l’invisible »

Nature d’une certaine photographie au féminin

paru dans lundimatin#361, le 28 novembre 2022

Comme l’envers intimiste d’une époque arrogante à en crever, ce livre sagace et passionnant que publie l’Atelier contemporain : Traverser l’invisible. L’anonymat existentiel constitue cet invisible, par le biais de deux photographes américaines remarquables à la fois par les autoportraits qu’elles se sont appliquées à réaliser et pour l’extrême discrétion qui était la leur. Une discrétion douloureuse quand elle débouche sur le suicide à 22 ans de Francesca Woodman, une discrétion principielle quand Vivian Maier choisit de ne pas développer une bonne partie des rouleaux de pellicule qu’elle impressionne, sachant qu’elle travaille comme nourrice et ne cherche à aucun moment à exposer ses photos, des milliers de clichés retrouvés après sa mort dans une vente à l’encan par un jeune homme curieux et vite enthousiaste.  [1]

C’est l’historienne de l’art Marion Grébert qui saisit pour nous ces deux trajectoires et les inscrit aussi bien dans l’histoire récente du féminisme et de la disparition de l’espèce humaine que dans une problématique renouvelée de la photographie considérée comme instance du réel et de l’irréel à la fois.

« Il n’existe pas de tranquillité plus grande que celle que l’on éprouve soudain lorsque l’on s’imagine renoncer en soi-même à tout désir de laisser la moindre trace. »  [2]


La première phrase du texte pose d’emblée le questionnement même qui entraîne tout le développement de la réflexion, où se mêlera le sensible des apparences à l’impossible reproduction des mêmes conditions d’existence, jusqu’à anticiper la finalité de l’histoire par l’effacement de soi, le geste convulsif de l’instantané photographique.

Par un mouvement qui sonne juste, Marion Grébert rapproche de ces deux artistes femmes une troisième personnalité, Emily Dickinson, poétesse fertile et taiseuse dont l’œuvre et la vie nous sont peut-être davantage familiers.

« Je ne sais pas d’où me vient que je m’intéresse surtout à des êtres dont l’énigme de leur vie stimule l’écriture tout en semblant se dérober constamment à la biographie. »  [3]

Que l’artiste s’attache à ce point, comme ce fut souvent le cas de Vivian Maier, à ne pas voir ce qu’elle réalise, puisqu’elle gardait si souvent secret le résultat de la prise de vue, choisissant non seulement de ne pas montrer, mais de ne pas elle-même vérifier le miracle positif qu’elle avait pourtant recherché, c’est là aussi toute la soumission et l’enfermement de la femme qui se révèlent dans un paroxysme accusatoire, peut-être sacrificiel – Marion Grébert parle d’effacement actif.

Mais elle interroge plus largement le geste photographique, en quoi, à partir d’une visibilité restituée, sa vocation serait-elle, oui, ou non, l’accès au réalisme ? Elle soupçonne qu’à travers les divers écueils techniques, aléas chimiques ou autres, c’est l’identité elle-même qu’on hésite à dévoiler, et elle parle d’un doute du nom propre qui est alors engendré. [4] Occasion de convoquer à nouveau Emily Dickinson pour un poème dont elle dit qu’«  il résume à lui seul la deuxième moitié du XIXe siècle, où la naissance du réalisme dans les arts et le roman et l’avènement de la photographie, entre autres événements de cette sorte, sont l’occasion d’expériences de franchissement ou d’effacement des limites entre réalité et fiction.  »  [5]

Le Charme investit un visage
Qu’on voit imparfaitement –
La Dame n’ose lever sa Voilette
De peur qu’il s’évanouisse –
Mais elle scrute derrière sa résille –
Elle désire – elle dénie –
De peur que la Rencontre – annule un besoin
Que l’Image – satisfait  [6]

Chacune à sa façon, les deux photographes « ont mené leur existence en échappant à la moindre possibilité d’être saisies. » Et s’il n’y avait qu’une distinction (parmi bien d’autres) à noter entre l’une et l’autre, elle concernerait l’expression du genre et du désirable, la nudité même des corps. Tandis que Francesca Woodman se montre comme étant « hyper-érotisée »  [7], Vivian Maier gomme au contraire toute sexualisation, elle s’habille de vêtements amples et couvrants, neutres, et n’apparaît jamais ne serait-ce que décolletée, c’est dans son visage seul que se découvre l’entièreté de son être.

Concernant Vivian Maier, dont l’œuvre est désormais divulguée de par le monde entier, Marion Grébert relève un fait biographique déjà observé chez Marcel Proust. Dans les deux cas, c’est après la mort de la mère et une certaine période de ressaisissement que les deux artistes se mettent à véritablement œuvrer, Marcel (qui a derrière lui une œuvre insatisfaisante) commence alors à écrire La Recherche à laquelle il va consacrer les quinze années restantes de sa vie, et Vivian acquiert son premier appareil avec l’argent de l’héritage, et entame une intense carrière de photographe semi-clandestine.

*

Comme chaque chambre noire a son obturateur, chaque chambre à coucher a sa fenêtre, et c’est souvent là, au bord de cette ouverture, que la femme prisonnière est représentée. La littérature féminine (Jane Austen, George Sand, George Eliot, Virginia Woolf…) regorge de ces scènes d’évasions relatives et dans les tableaux de Caspar David Friedrich la femme placée près de la fenêtre signifie « le secret d’un passage »  [8]

« … j’ouvre en moi toutes les portes de ces chambres de femmes, et je regarde comment elles s’y prennent, à l’intérieur, pour ne jamais désespérer. »  [9]

Plus généralement, Marion Grébert observe que le cadre de la fenêtre est souvent présent en photographie, comme signature ou équivalent d’un point de vue. Celui ou celle qui prend l’image se montre de la sorte, depuis quelque part, en train de regarder, et il y a comme un emboîtement des regards, ou une équivalence entre l’objet qui est fixé et celui qui attrape l’instant, pas moins fixé lui-même.

« Un jour, je me suis retrouvée nue à la fenêtre du dernier étage d’un hôtel qui surplombe un boulevard très passant de Paris. Je riais que personne ne lève les yeux vers moi. Depuis, quand il m’arrive de revenir dans le quartier, je regarde cette fenêtre du dernier étage. Je ne peux m’empêcher de vérifier si je m’y aperçois, et si je m’y souris.

J’imagine : de quoi aurait eu l’air une photographie de cette scène prise avec un retardateur depuis la rue ? Ou depuis mes yeux ? Depuis le lit, dans mon dos ? »  [10]

Les intrications qui les caractérisent ou le flou des bougés qu’ils génèrent font que ces autoportraits expriment aussi « l’affection de l’intégrité corporelle au moyen de reflets, d’accessoires, de maquillages, la nudité ou les vêtements anachroniques, l’inadéquation entre soi et son environnement direct  », une sorte de « devenir-fantôme », en écho préalable à la mort. Marion Grébert parle d’une empathie spéciale décelable dans les autoportraits de l’une et de l’autre. Francesca Woodman et Vivian Maier se révèlent comme des êtres suspendus qui captent et redonnent les changements de fond, les mutations en cours – des sortes de sentinelles.

Sentinelles ou veilleuses. Dans la page finale de Traverser l’invisible, c’est une photographie de Francesca Woodman qui est décrite, où la photographe apparaît au premier plan, de profil, portant un regard tranquille, bienveillant, sur le corps d’une femme dénudée allongée sur un lit. Marion Grébert a en tête ce tableau de Georges de la Tour, La Madeleine aux deux flammes, où le profil semble le même, en effet, profil d’une femme protectrice, gardienne d’enfants ou gardienne des morts. Veilleuse.

Le jour de son suicide, Francesca Woodman écrit dans son journal :

« Cet acte que je prévois n’est en rien mélodramatique. C’est que la vie que je vis maintenant est une série d’exceptions… J’étais (je suis ?) non pas unique, mais spéciale. C’est la raison pour laquelle j’ai été une artiste… J’inventais un langage pour que les gens voient les choses que je vois tous les jours… et leur montrer quelque chose de différent. […] Rien à voir avec l’incapacité à ‘‘supporter’’ la grande ville ou avec le doute ou parce que mon cœur est parti. Pas non plus pour donner une leçon aux autres. Simplement l’autre côté. »  [11]

Jean-Claude Leroy

Marion Grébert, Traverser l’invisible, L’Atelier contemporain, 240 pages, 2022, 25 €

[1Au total, plus de 120 000 clichés seront retrouvés. Voir le documentaire À la recherche de Vivian Maier, par John Maloof et Charlie Siskel (2013), diffusé sur Arte jusqu’à fin décembre 2022 : https://www.arte.tv/fr/videos/055961-000-A/a-la-recherche-de-vivian-maier/

[2Traverser l’invisible, p. 7.

[3Op. cit. p. 11.

[4Op. cit. p. 91.

[5Op. cit. p. 93.

[6Trad. Françoise Delphy, in Emily Dickinson, Poésie complète, Flammarion, 2020, cité p. 92.

[7Traverser l’invisible, p. 85.

[8Op. cit., p. 35.

[9Op. cit., p. 34.

[10Op. cit. p. 40-41.

[11Op. cit. p. 89-90.

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