Terrassés ou terrassiers

De quoi les terrasses sont-elles le nom ?

paru dans lundimatin#289, le 24 mai 2021

De quoi les terrasses sont-elles le nom ? Quelle idée de la vie servent-elles ? Un contributeur et serveur anonyme nous livre ici une dérive critique sur ces espaces semi-publics particuliers symboles de la libération du covid mais aussi de l’ordre bourgeois.

La terrasse est le seul plaisir bourgeois que je m’accorde.

Née à la belle époque Parisienne, la terrasse est contemporaine de l’essor de l’industrie, du progrès et des loisirs. Bien sûr que c’est un plaisir bourgeois.

Alors que les prolétaires s’entassent au comptoirs des cafés où ça chante, ça rigole et ça se tient chaud, les messieurs élégants que la révolution a portés au pouvoir et que le capitalisme a enrichi sortent s’installer en terrasse pour observer le monde en silence.

La terrasse comme poste d’observation fut inventée par une classe soucieuse d’avoir un espace de contemplation pour apprécier sa réussite matérielle se déployant dans l’espace urbain.

Aujourd’hui, la pratique est sécularisée et s’impose comme une réalité culturelle pour la classe moyenne qui ne contemple plus que son désastre, mais le plaisir lui, reste profondément bourgeois.

Assis à une terrasse de café on regarde le monde depuis sa table, et le monde nous regarde. De nombreuses règles tacites régissent cette pratique sociale et trahissent la théâtralité du pouvoir.

J’observe les passants et les passants m’observent. D’un seul regard j’appelle le serveur. Une seule posture et un seul objet (la table) me sépare du SDF assis sur une chaise devant le métro. Pas de trêve entre agresseurs et agressés. La trivialité quotidienne de l’humiliation dénonce l’organisation économique où la production et la consommation de l’offense s’équilibrent.

« Nous ne faisons que fermer sur nous-mêmes d’embarrassantes parenthèses » dit Raoul Vaneigem en parlant de ces doigts à la terrasse d’un café qui « repoussent la monnaie du pourboire et les doigts du garçon qui l’agrippent, tandis que les visages des deux hommes en présence, comme soucieux du masque de l’infamie consentie, revêt les marques de la plus parfaite indifférence » (Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Raoul Vaneigem)

Si la terrasse se développe si bien dans la société du spectacle c’est qu’on se retrouve pris dans une zone tampon entre le monde actif de la rue et l’arrêt, entre le mouvement vers la vie et l’inertie de la mort. Entre l’authenticité du vécu et l’aliénation de la marchandise, maintenu vivant dans la tension du spectacle.

Dans cet intérieur ouvert sur l’extérieur on peut regarder en consommateur du réel le monde se dérouler comme une histoire, ou pire encore, comme un inventaire :

« Esquisse d’un inventaire de quelques-unes des choses strictement visibles » (tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Georges Perec)

Mis à part le va-et-vient du serveur entre les tables et le turn over des clients, rien ne doit venir perturber le retrait poli du spectateur de la vie quotidienne.

On ne parle pas n’importe comment à quelqu’un en terrasse, c’est à peine si les passages des pauvres à la recherche de pièces sont tolérés et les demandes de briquets autorisées.

La terrasse est un espace protégé des rapports sociaux imprévisibles : une barrière invisible sépare les personnes debout des personnes assises (ce qui a permis l’absurdité d’une norme comme l’obligation du port du masque en station debout dans un bar) ; une frontière psychogéographique divise des tables pourtant si proches.

Chaque table est un monde clos, un environnement privé, une parcelle de tranquillité loué à une entreprise, une mini société atomisée.

Pourtant tout ne tient qu’à rien, les séparations n’existent pas, l’air circule entre les tables et si je tends mon bras, je touche mon voisin.

Quel scandale d’intervenir sur une terrasse si ce n’est pour prodiguer un spectacle divertissant. Quoi de plus sacrilège que d’être sur une terrasse sans rien consommer, de jouer avec les chaises, de saccager les tables ou de manger dans l’assiette de quelqu’un d’autre.

Rien ne semble pouvoir déranger cette petite société disciplinée.

Quoi de plus réjouissant qu’une manifestation entrant dans la terrasse du fouquet’s pour la détruire ? Quoi de plus surprenant que des touristes déjeunant avec une vue sur les chars de la gendarmerie ? Quoi de plus amusant que des palets lacrymogènes entrant dans cette même terrasse et semant la panique ? Quoi de plus criant qu’une terrasse rentrée à la va vite au passage d’une émeute ?

Rien ne semble pouvoir perturber cette petite société impassible.

Rien, sauf une rafale de mitraillette.

Celle des résistants sur des collabos dans les films d’après-guerre – pendant que le héros est appelé au téléphone à l’intérieur – ou celle aveugle et fasciste des derniers attentats.

Les grappes de tables m’apparaissent parfois comme les doigts de monstres privés grignotant l’espace public. Plus l’urbanisme néo-libéral transforme l’espace social, plus l’ogre inassouvi étend sa mainmise sur les places, les rues, les trottoirs.

Il ne restera bientôt plus qu’une multitude d’espaces privés, découpés selon les principes de la spécialisation et de la distinction sociale, entrecoupés de couloirs publics où l’on circule et où surtout on ne s’arrête pas : voilà le rêve de la petite bourgeoisie, un espace entièrement normalisé et pacifié.

La terrasse est l’endroit de la police où « chacun est bien à sa place » (La Mésentente, Rancière) et où chacun veut sa place, en terrasse, au soleil, à la vue de tous, quitte à attendre debout qu’une table se libère.

J’aime cette petite société peut-être autant que j’aime la déranger.

Au lendemain des crises comme au lendemain des guerres (les grands cafés de Montparnasse et des champs-Elysées se développent en 1920-1930 faisant profit de l’allégresse des survivants) les terrasses se remplissent à nouveau, elles allongent leurs emprises toujours plus loin dans notre environnement et disciplinent les corps.

Quand je vois les terrasses se remplir à nouveau et gagner la place, je pense « la prochaine fois le feu » (James Baldwin).

Bien sûr, la réouverture des terrasses ne veut pas dire la même chose pour tout le monde : avant de me réjouir à l’idée de m’y installer pour écrire ou d’y foutre le bordel, j’ai pensé à la possibilité de me faire réembaucher au café où je travaillais avant la fermeture pour gagner un peu d’argent au black et compléter mon RSA.

Mais avec les mesures sanitaires, le métier perd le peu d’intérêt qu’il pouvait avoir : la part de travail disciplinaire devient trop importante par rapport à la part de rencontres. Tenir un bar consiste de plus en plus à séparer ces corps soumis qui savent prendre le pli des décisions verticales et contradictoires en s’adaptant en permanence aux nouvelles mesures de contrôle, et la masse des corps ingouvernables, hors-normes, marginaux, inadaptés.

Avec Marx on peut penser que le travail de serveur est un exemple évident du lien entre l’exploitation capitaliste du travail salarié et le concept d’aliénation de Hegel (la dialectique maitre/serviteur). En effet l’exploitation du serveur consiste à être mis au service du consommateur.

Quand je commande un café, j’aime secrètement être attendu, écouté, obéi. Mais bien souvent je pense avec tristesse à mes collègues, à ceux qui boivent leur salaire le soir même dans le bar où ils ont travaillé toute la journée.

Bien que je sois parfois de l’autre côté du rôle, j’aime la contemplation que permet une terrasse, j’aime cet espace de sociabilité intermédiaire.

J’aime ce petit espace rond ou carré sur lequel s’organise la vie, où s’entassent carnets, stylos, livres, téléphone, paquet de cigarette, cendrier, verre d’eau, tasse et soucoupe.

Je ne prend toujours qu’un seul café mais j’aime y rester des heures. Au bout d’un moment je guette, anxieux, le regard du serveur espérant ne pas y déceler la menace d’une tentative d’expulsion de mon îlot. Quand je suis serveur je mets un point d’honneur à ne jamais virer quelqu’un, qu’il reste une journée entière s’il le souhaite, qu’il paye ou qu’il s’enfuit, je m’en fiche.

Si je suis dans une ville étrangère, je peut mettre des journées à choisir un café, je suis incapable de m’installer n’importe où. Il y a toute une psychogéographie du café. A Paris et dans quelques autres villes j’ai mes habitudes et n’en démords jamais, sous aucun prétexte.

Locataire d’un 10m2, toute une partie de ma vie se fabrique en terrasse, les rendez-vous, les discussions importantes, les séparations, les réunions d’organisation, une partie de mon travail, l’écriture, la lecture, la réflexion, la méditation, le téléphone, l’attente.

La terrasse est mon salon, une antichambre, un bureau, une véranda, une salle de réunion et de bal.

En voyage, le café est un repère, dans la mémoire, un souvenir. En même temps qu’il y a une discipline bourgeoise et policière de la terrasse, il existe une pratique populaire du café.

Loin des usines à bobos il existe des lieux où ce n’est pas trop pénible de travailler, des lieux de survie matérielle, de conspiration et d’illégalisme.

Des cafés de quartier sans managers où les employés s’auto-gèrent. Des cafés de quartier qui servent de lieu d’organisation.

Loin des terrasses branchées il existe des lieux où il n’est pas trop pénible de consommer, des lieux de rencontres, de mixité, de calme ou de fête.

Des cafés de quartier où dans l’arrière boutique le patron tient des discours anti-colonialiste aux éboueurs en service de la ville de Paris.

Des cafés de quartier où se mélangent dans un même fracas des artistes, des militants et des précaires.

Défendons nos bars populaires, renversons les terrasses bourgeoises.

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