Terminus Levallois

Bernard Chevalier

paru dans lundimatin#404, le 26 novembre 2023

Aujourd’hui, lundi 3 avril 2023, il est 14H30 et j’arrive au terminus de la ligne 3 du métro, station Pont de Levallois Bécon. Je n’ai strictement rien à y faire excepté d’explorer les alentours immédiats de ce terminus en prenant des notes et des photos. J’avais en tête ce projet depuis longtemps mais une amie, samedi, à la fin d’un dîner, l’a relancé : Alors ? Tu en es où de ton tour des terminus de métro ? J’ai pris cette question comme une commande, et me voilà à pied d’œuvre.

J’ai confié au hasard le choix de cette première incursion. Le mot me vient spontanément et je le préfère à celui d’excursion pour son sens premier d’irruption guerrière en territoire étranger. Au hasard, donc, ce matin, j’ai ouvert L’Indispensable, le guide de Paris et de la proche banlieue (édition : Police nationale, la meilleure !) sur la double page du plan de métro et du RER, je l’ai tournée en fermant les yeux, j’ai appuyé l’index et je suis parti au plus proche de là où il s’était posé, au métro pont de Levallois, terminus de la ligne 3. Ça tombait bien : la 3 passe à République où j’habite.

Pas grand-chose à dire du voyage en métro, excepté peut être cette recommandation de la RATP que je découvre inscrite en rouge sur le verre d’une fenêtre du compartiment : Rien ne sert de courir il faut partir avec son sac. Inutile conseil pour moi que rien ne presse si ce n’est d’échapper à ce qui pourrait me presser. J’éprouve tout de même une certaine impatience d’aller voir ce qu’il y à voir dans ce petit coin de métropole.

Avant de sortir, je m’attarde sur le plan de la commune affiché près des distributeurs de tickets. A partir de la position du métro signalée par un point rouge, un cercle délimite une zone n’excédant pas 5 minutes de marche et qui intègre la partie Nord de l’île de la Jatte. C’est parfait et je remercie la RATP de me fixer ainsi mon périmètre d’exploration furtive.

Dans l’escalator de sortie, je me tiens derrière un homme d’une soixantaine d’années vêtu d’un pantalon noir, d’une veste trois quart et portant des chaussures en cuir à semelle épaisse de genre orthopédique. Il tient un livre à la main dont malheureusement je ne parviens pas à déchiffrer le titre. Il m’a tout l’air d’un cadre retraité se rendant probablement sur l’île. L’idée de le suivre me traverse un instant mais j’y renonce car je ne sens pas trop le mystère. Et puis mon objectif n’est pas de filer des gens (bien qu’il ne faille rien exclure) mais d’enregistrer l’humeur du lieu, sa couleur, ce qu’il me dit ou pas, ce qui s’y passe même (surtout ?) si rien ne s’y passe.

Dehors, je suis happé par le bleu du ciel et la lumière dure et fraiche de ce début de printemps qui frappent ce croisement des avenues Georges Pompidou et Anatole France et se difractent à travers la monumentalité de l’espace entièrement occupé par des immeubles de bureaux. Étourdi par la luminosité, je peine à reprendre mes repères. Où suis-je ? Une vague réminiscence de Manhattan me traverse un instant. Mais une voix dérange mon dépaysement, celle, timide, d’un vieux monsieur vêtu de noir, un maghrébin au visage marqué par des rides profondes et dont la bouche, toute plissée, s’affaisse faute de dentier. Comme je ne comprends pas ce qu’il me dit, il me tend une enveloppe au dos de laquelle figure l’adresse tamponnée d’un organisme d’aide sociale rue Carnot. Je m’en débarrasse par le classique : Désolé, je ne suis pas d’ici, je ne peux pas vous renseigner. L’homme s’excuse et se dirige vers un faux vieux kiosque à journaux qui abrite en fait une sandwicherie. J’aurais pu au moins faire l’effort de chercher l’adresse sur mon portable mais non : je n’y ai même pas pensé. Trop nul, mais c’est trop tard. De loin, je vois que l’employé du kiosque aidé d’une cliente prennent à cœur de renseigner le vieil homme. Je pousse un Ouf ! de soulagement honteux.

Après réflexion, je décide de commencer ma balade en tournant le dos au Pont de Levallois et à l’île de Jatte et de remonter l’avenue Anatole France : la ville d’abord, la nature ensuite ! L’avenue est bordée de façon continue par des sièges de société dont les immenses façades surplombent des larges trottoirs comme des murailles infranchissables, menaçantes. Le premier qui m’apparaît occupe l’angle au croisement avec l’avenue Georges Pompidou. De larges baies vitrées au verre teinté alternent avec des bandes de béton clair. Dans le vaste hall d’accueil je distingue le comptoir derrière lequel se dresse les têtes immobiles des hôtesses, les portiques d’accès et un jeune vigile, très classe en costard, impeccable avec ses oreillettes blanches qui contrastent avec le noir de sa peau. Dans ce hall désert, il est le seul élément mobile mais si peu : il se déplace à pas très lent le long des baies comme si sa ronde lui était silencieusement dictée via ses oreillettes. Cet espace abstrait au temps quasi suspendu me fait penser aux tableaux d’Edouard Hopper peignant la solitude propre à la non-vie des grandes villes. J’aimerais le photographier mais je crains que le gardien ne s’en aperçoive et qu’il sorte pour demander des explications. Je m’éloigne et, longeant un peu plus loin l’entrée majestueuse du siège, je le shoote furtivement comme s’il s’agissait d’un site militaire protégé. Mais, de toute façon ne suis-je pas filmé par l’une des quatre caméras de vidéosurveillance que je repère ? C’est sûr. Parano street ! Par pure (et dérisoire) provocation, je photographie l’une des caméras.

Les trottoirs sont vides, je ne croise personne. Sur la gauche, j’aperçois un square avec une aire de jeux pour enfants. Alors que je traverse l’avenue pour m’y rendre, hors les clous selon ma mauvaise habitude, une grosse bagnole noire genre SUV me fonce dessus , je l’évite par un mouvement chaloupé de bassin. Trop tard pour balancer un coup de pied sur la tôle ou de gueuler en brandissant un doigt. Je laisse tomber bien qu’il m’aurait été facile de rattraper le chauffard arrêté un peu plus loin par un feu rouge. Peut-être bien un chauffeur esclavagisé par Uber. Mais à quoi bon. Et puis je ne tiens pas à me faire remarquer.

Le long du square une jeune femme habillée classiquement marche à pas lents devant moi. Via ses écouteurs, elle échange avec une personne qu’elle coupe à trois reprises en répétant la même phrase : je ne veux pas travailler. Le ton est ferme mais elle n’est pas en colère, tout juste un peu agacé d’avoir à redire ce que l’autre visiblement ne veut pas entendre. Sa parole m’interroge : dit-elle qu’elle ne veut plus travailler, sous-entendu pour un bullshit job avec des horaires foutraques, un salaire de merde, un management vraiment trop con, choses sur lesquelles elle a pu s’expliquer au préalable, sa phrase répétée n’étant alors qu’une conclusion ? Non, sinon elle le dirait comme ça, qu’elle ne veut plus travailler. Dit-elle alors qu’elle ne peut pas travailler, compte tenu d’empêchements objectifs, matériel ? Non plus, ou alors elle en dirait plus pour se justifier, du moins j’imagine. Serait-ce alors quelque chose comme le I would prefer not to de Bartelby ? Une sorte d’indifférence ou de résistance polie mais obstinée à la prescription sociale du travail ? Non plus, l’expression est trop volontaire, trop carrée. Pour moi elle dit bien ce qu’elle dit, pas moins, pas plus : elle ne veut pas travailler et ce n’est pas négociable, point barre. Elle pose ça comme un absolu , une évidence qui lui serait tombé dessus comme ça sans prévenir, peut-être même tout à l’heure, juste après la pause déjeuner : un ras-le-bol qui la submerge et dont elle sait qu’elle ne sortira plus ; à moins qu’elle ne réaffirme, d’une voix un peu fatiguée pour l’avoir déjà trop répété, un refus du travail plus ancien et sa volonté de s’y tenir malgré les pressions : un refus qui pourrait à voir avec le fameux « Ne travaillez jamais » de Debord et qu’elle décline en cinq mots clairs et nets Je-ne-veux-pas-travailler porteurs de tout un programme d’existence antisociale. J’aime qu’elle exprime ce refus au cœur de ce quartier d’affaires, au pied même d’un de ces immeubles de bureaux où elle travaillait peut-être ce matin encore et qu’elle s’apprête à déserter. Quitte à se marginaliser, à se fâcher avec ses proches, à perdre son mec ou sa nana qui rêve derrière son écran au milieu du nulle part de l’open space d’accéder un jour à la propriété en accumulant les heures supplémentaires et les formations. Mais je m’égare… Tout de même, elle, j’aurais aimé la suivre pour en savoir plus : où va-t-on, que fait-on à Levallois un jour de semaine en début d’après-midi quand on ne veut pas travailler ? Mais je n’en fais rien car je suis en mission d’exploration urbaine top secrète et, avec un peu regret, je la laisse s’éloigner.

Je fais un tour rapide dans le square où semble s’être réfugié quelques échantillons de l’humanité pas encore directement piégés dans les rets de l’économie (couple de lycéens flirtant sur un banc, enfants courant dans l’aire de jeux, jeunes mères à landaus en conversation) , juste le temps de prendre une photo d’ensemble avec au centre la masse rose des cerisiers en fleurs , et je ressors. Je retraverse de nouveau l’avenue attiré par les façades de ces sièges d’entreprise qui rutilent au soleil et qui semblent être tout juste sortis de terre. En particulier par celle de BNP Paribas Personnal Finance Unity avec pour logo un grotesque schtroumpf tout vert, symbole grossièrement putassier de l’engagement responsable d’une entreprise qui est le premier financeur mondial des huit majors de pétrole et gaz américaines et européennes. Je photographie de loin la façade vitrée de l’entrée de l’immeuble dominée par l’image géante et horrible du schtroumpf et je m’éclipse avant que la sécurité n’intervienne pour me confondre comme éco-terroriste venu en repérage d’une prochaine action d’éclat. Une crainte ridicule mais qui s’explique par mon excessive visibilité. Impossible ici de se cacher dans la foule : les rues paraissent presque abandonnées à croire que les habitant.e.s ont bifurqué et pris le maquis, à moins qu’iels ne travaillent tous.tes dans ces immeubles aussi silencieux que des ruches l’hiver. Je ne vois personne mais eux, pas de doute, m’observent derrière les fenêtres teintées de leurs bureaux. L’un d’eux a peut-être même téléphoné à la sécurité pour l’alerter qu’un type photographiait l’entrée du siège. Si je ne bouge pas rapidement, je risque de voir débouler les keufs qui me demanderont mes papiers et ce que je fais là exactement. Exactement ? Pas sûr du tout que mes explications foireuses sur mon projet les rassurent en quoi que ce soit. Je bouge.

A quelques pas de ces temples flamboyants du capital, je tombe, surpris, coup sur coup sur un kebab, un restaurant pakistanais et un japonais qui annoncent le centre historique aux rues plus étroites et aux nombreux petits commerces. Je l’aperçois de loin mais je ne m’y aventure pas car je m’en tiens au périmètre que m’a assigné la RATP. Je reviens sur mes pas, enfin pas tout à fait puisque je prends une perpendiculaire, l’avenue Paul Vaillant Couturier qui me fait découvrir l’Office public départemental de l’Habitat des Hauts de Seine curieusement situé dans ce qui me semble être une ancienne église ou ancien temple. Plutôt chic pour un office d’HLM. Me revient en mémoire l’affaire politico-judiciaire des années 90 dans laquelle le directeur de l’office avec la complicité du maire, Patrice Balkany, faisait financer par les entreprises sa campagne politique à Clichy en échange de marchés publics. C’était la grande époque des affaires de détournements, de corruption et d’emploi fictif propres à la chiraquie. L’inénarrable Patrice Balkany ! Qui malgré sa floppée de casseroles a pu conserver son mandat de député-maire de Levallois pendant vingt ans avant de faire de la prison et d’être reconnu inéligible ! Voilà le type à qui on doit ce centre d’affaires dans lequel je déambule. Je me rappelle Jean Ziegler racontant dans Une Suisse au-dessus de tout soupçon que lorsqu’il marche dans les rues des quartiers d’affaire de Genève ou de Lausanne il ne peut s’empêcher de penser qu’il marche sur les monceaux d’or des banques volés aux juifs pendant la dernière guerre, extorqués aux pays du Sud ou planqués par les corrompus et les évadés fiscaux du monde entier. Les chaussées de l’Empire sont pavées d’extorsions réussies. Tout cela me revient et dégoutté j’en suis à virer complotiste et à considérer ce quartier de Levallois comme le centre stratégique de la corruption mondialisée et de l’écocide planétaire. On se calme. Il est temps de retourner sur mes pas vers la Seine.

Au croisement exact de l’avenue Anatole France avec la rue Baudin, j’aperçois un homme arrêté à l’angle de l’immeuble, immobile dans une flaque de soleil. Intrigué, je m’arrête pour l’observer de l’autre côté du carrefour. L’homme, d’une cinquantaine d’années, n’a rien d’un SDF. Un cadre qui aurait pété un plomb et qui resterait là planté en pleine rue dans le pur plaisir de s’abandonner au soleil comme un gosse ? Je l’imagine radicalisant son héliotropisme et finissant un jour en string comme l’homme extatique collant son corps au mur de la forteresse de Leningrad photographié par Henri Cartier Bresson. Mais le type a bougé et je découvre qu’il tient à l’oreille son portable. Je ne vois pas qu’il parle, il écoute plutôt : le message doit être très long ou la personne très bavarde : son boss, un client, un fournisseur ? Sa femme qui lui règle son compte ? Qui lui dit qu’elle ne veut pas travailler ? Son fils qui lui explique pourquoi il n’en peut plus de son école de commerce et de sa vie de merde dans cette ville de merde et qu’il a décidé de partir travailler dans une ferme en Nouvelle-Zélande ? Je le photographie et j’attends, un peu, pour voir, mais rien. Il ne bouge pas, collé à son portable, figé dans l’oubli du monde, comme un papillon épinglé dans sa solitude. Je l’y laisse.

Après être passé Square des Justes devant une barre d’habitation de dix étages à la façade blanche qui étonne dans ce quartier d’entreprises, je me retrouve à remonter une avenue à double voie qui longe la Seine. Cherchant à ma repérer je découvre qu’il s ’agit du quai Charles Pasqua, le mentor et parrain de Balkany, l’incarnation de la pourriture du régime de la Ve République, l’inventeur des voltigeurs (ancêtres de la BAC honnie) responsables en 1986 de la mort du jeune Malik Oussekine dont la plaque commémorative rue Monsieur le Prince à Paris ne précise même pas qui l’a frappé à mort. Fuck ! Et longue vie aux déboulonneurs de statue et aux cancellers de tout poil !

Je suis désorienté, je n’arrive pas à trouver le pont menant à l’île et les indications de mon portable m’embrouillent. J’avise un type d’une quarantaine d’années qui marche à ma rencontre l’air un peu paumé comme moi. Il a tout l’air du cadre ou du technicien à la recherche disons de son lieu de stage de formation ou de l’adresse de son rendez-vous de recrutement. En tout cas il n’est pas d’ici. Il me confirme que le Pont est derrière moi mais entreprend à tout prix de me montrer la direction sur son portable. « Ça bugge ! », s’énerve-t-il, mais il insiste je ne sais pas trop pourquoi. Un couple de vieux bourgeois typiques je pense de Levallois, nous tire d’affaire en confirmant la direction d’un mot et d’un geste aussi précis qu’évident. Je les remercie ainsi que le quidam stressé avec lequel je partage la même déploration sur les limites des applications géolocalisées. En le quittant je m’entends lui souhaiter bonne chance. Je sens qu’il en a besoin. L’idée de prolonger l’échange, voire de lui proposer un verre dans le premier rade venu (je n’en ai vu aucun jusqu’ici) me traverse mais ne me retient pas. Le type, qui a l’air aussi malheureux que pressé, est trop dans son truc. Je l’y laisse lui aussi.

Je rebrousse chemin et en peu de temps je parviens à rejoindre enfin l’île de la Jatte par un escalier qui part du Pont. L’extrémité Nord m’attire. Avec sa construction circulaire maçonnée et, à défaut d’un phare, son drapeau aux armes de la Ville , on se croirait au bout d’une jetée. Je retrouve là le vent , l’eau , le soleil et presque la fraicheur du large mais manque l’horizon bien sûr. Je repasse ensuite sous le pont et peu avant le musée Pêche et nature, je longe un canniparc et une aire de jeux pour enfants car outre les retraités l’ile paraît surtout fréquenté par les jeunes mères et les propriétaires de chiens. Je croise l’un deux, un trentenaire en chaussures de cuir et veste de sport chic, tenant en laisse un chien de race à sale gueule, genre Pitbull, les mains gantés de noir et le visage barré par une paire de lunettes de soleil : un type tout droit sorti d’un film de Jean-Pierre Melville des années soixante, un fasciste sans doute. Qui est-il pour promener son chien à cette heure-là ? Un patron cool d’une startup spécialisée disons dans la reconnaissance faciale ? Un cadre récupérant des heures de RTT ? En congé de paternité ? J’opte finalement pour l’hypothèse d’un type qui ne travaille pas simplement parce qu’il n’en pas besoin, un rentier quoi. Ça existe. Et sans doute plus à Levallois qu’à Bagnolet, par exemple, l’autre terminus de la ligne 3.

Plus loin, une boite à livres attire mon intérêt. En édition brochée ou cartonnée genre album d’art, je trouve : Vivre la pensée Montessori à la maison ; Venise au 18ème siècle ; Cocktails en toute saison ; Recettes des provinces de France sélectionnées par Curnonsky ; Un amour de Swann de Proust. Seul livre dissonant, un vieux poche tout jauni : Bon pied, bon œil du libertin devenu communiste Roger Vailland . Le titre me va bien : j’embarque le bouquin.

Après le parc succède une allée pas très engageante bordée de petits immeubles d’habitation identiques. Je préfère rejoindre le bord de la Seine en descendant par la gauche mais très vite le passage est bloqué et je dois remonter. Là, je tombe sur le restaurant Le petit Poucet. Le souvenir lumineux que j’en ai pour y avoir déjeuné un jour d’été il y a bien longtemps s’écrase sur la triste réalité du jour : le restaurant, fermé depuis le début de l’année pour cause de sinistre, ressemble à un chantier arrêté voire abandonné faute de moyens. A travers les larges baies et portes vitrées poussiéreuses, je contemple l’empilement des chaises et des tables à côté de sacs de ciment et de quelques matériaux de construction. A l’extérieur, sur le plan de travail de l’écailler, subsiste quelques coquilles d’huitre et de saint-jacques, vestiges de l’activité de ce restaurant classieux de déjeuners d’affaires. Le décalage entre la modernité rayonnante du quartier d’affaires de l’autre côté de la Seine et l’état d’abandon de ce qui fut la cantine très chic de dirigeants d’entreprise et de cadres supérieurs ne m’inspire qu’une vague pensée sur la vanité des choses : tout passe, tout lasse même les glaces… Après ce sont de nouveau des rues bordées d’habitation. La pancarte Neuilly m’indique que je suis parvenu à la limite de mon périmètre d’exploration et je reviens sur mes pas en empruntant le chemin qui longe la Seine.

Au niveau du parc, je traverse un square où des vieux couples assis sur des bancs regardent s’ébattre des chiens d’appartement. Avant de remonter sur le Pont, je lis l’un des panneaux d’information qui jalonnent l’île pour rappeler aux promeneurs combien elle fut l’un des hauts lieux de la peinture néo-impressionniste. Commentant la toile de Seurat « Un dimanche après-midi à l’île de la grande Jatte », le panneau précise qu’elle « montre combien l’ile était fréquentée le dimanche par une foule bigarrée de promeneurs de tous les milieux sociaux. Cythère pour les uns, Arcadie de banlieue pour les autres…  » Une mixité sociale qui aura bien régressé depuis le siècle dernier. Sur ce constat que je pense indiscutable malgré la brièveté de mon exploration, je quitte l’île et reprends l’avenue Antatole France qui me ramène vers la station de métro. Sur les portes vitrées des immeubles d’entreprises s‘inscrivent des noms des sociétés générés par des algorithmes moulinant les items du capital mondialisé : Atravision, Ikos, Orcy technologies, Innocean Worldwide, Knauf Insulation, Hopps Group, Keyrus management, CloudJungle, Kadris, Opsky, Younicorns, C17 Engineering … Sur la façade de l’un de ces immeubles, je repère sous une caméra de surveillance quelques traces noires et désordonnées comme si l’on avait voulu à l’aide d’un bâton ou d’un instrument quelconque péter l’œil de big brother sans y parvenir. Je photographie ces traces pour documenter ce qui constitue peut-être l’unique signe de rébellion contre l’ordre bétonné de la métropole. Car jusqu’ici je n’ai rencontré aucun tag, sur les murs de la cité : rien de rien, comme si à peine tagués les murs étaient aussitôt nettoyés ; ou bien comme si aucun tagueur ne s’aventurait sur ce territoire de peur d’être aussitôt interpellé.

En faisant un léger crochet par la rue George Pompidou, je croise quelques jeunes devant l’entrée du Lycée Léonard Vinci dont l’architecture à base de larges baies vitrées est parfaitement à l’unisson de celle de l’environnement. Ils fument, s’interpellent, chahutent, se parlent par petits groupes : la vie, quoi. Enfin ! Un peu plus loin, de l’autre côté de la rue, j’aperçois un autre groupe devant l’entrée d’un immeuble d’habitation. Statique, plus compact, plus nombreux, fermé sur lui-même et fomentant peut-être quelque émeute. Rêvons. J’aimerais les photographier pour avoir une preuve que Levallois est une ville habitée par des bandes, des réseaux, des communautés pas seulement par des monades mais les regards qu’ils me jettent quand je passe près d’eux avec ma dégaine de vieux photographe amateur me dissuade. Je vole alors des images de deux trois types sortis de leur bureau pour fumer en solitaire ou téléphoner comme. Des blooms qui s’échappent un moment de leur open space pour s’assurer qu’un dehors existe comme des prisonniers faisant du sport dans leur cour grillagée. Mais j’exagère. Pour avoir été l’un d’eux dans une autre vie, j’ai pitié.

Alors qu’à nouveau un peu perdu je cherche à me repérer, je tombe sur une stèle commémorative à la gloire de la 2Cv fabriquée par l’usine de Citroën de Levallois-Perret de 1948 à 1988. Elle rend hommage aux « hommes de la 2Cv » par ce texte sibyllin, limite abscons : « Sous un pavé des pistes d’essais Citroën de la Ferté-Vidame, où la 2CV a été testée, mise au point et éprouvée, est placée un parchemin avec les noms de principaux acteurs qui ont imaginé et produit ce minimum automobile ». Voilà et c’est tout. Gloire aux ingénieurs, aux concepteurs de la mythique bagnole, fleuron des trente glorieuses, mais pour les sans grade qui ont usé leur vie sur les chaines de production, queudalle. Les esclaves n’ont pas d’histoire, c’est bien connu. Rien du passé ouvrier de Levallois ne subsiste. Pas un mot des trois mille cinq cent travailleurs qui au plus fort de l’activité faisaient tourner l’usine. Volatilisée la classe ouvrière, fini le collectif, les corps au travail et les formes de vie en rapport : les bistrots, petits restaurants ouvriers, locaux associatifs, syndicaux, les commerces, les rues animées. Reste une ville tertiarisée à mort aux trottoirs déserts où l’on ne croise rasant les murs que des êtres coupés du monde et parlant dans le vide à des êtres absents.

Et puis j’en ai assez de cet espace saturé de bureaux aux parois réfléchissantes, de ces trottoirs vides, de ces enseignes et logos de sociétés désincarnés et je file reprendre le métro. Une fois installé, je regarde les images que j’ai prise. La dernière est sûrement celle que je conserverai : elle représente un homme strictement vêtu de noir avec à la main sa mallette qui marche d’un pas volontaire, les jambes formant un angle bien ouvert, devant un immeuble de société sans nom dont la façade entièrement barrée de vitrages bleutés cadrés par des dalles blanches forme un fond géométrique et abstrait à l’image de cette silhouette urbaine marchant comme un métronome. Une image de notre inhumaine modernité urbaine que j’aurais pu capter dans à peu près n’importe quel autre centre d’affaires de n’importe quelle autre métropole mais voyager c’est aussi vérifier, non ?

Bernard Chevalier

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