Sous son nom

Paola de Luca In Memoriam

paru dans lundimatin#261, le 3 novembre 2020

Paola De Luca est morte dimanche 18 octobre. Paola était une de ces rebelles italiens non repentis qui s’étaient réfugiées en France a la fin de la décennie 70. C’était une femme magnifique dans tous les sens du terme, qui savait vivre et penser. Traductrice, auteure, danseuse de tango, elle avait fait évader son homme et connu l’exil en Afrique avant de venir en France s’abriter sous cette doctrine Mitterrand bafouée par la suite aux dépens de Paolo Persichetti et Cesare Battisti. Elle était de tous les combats pour libérer les années 70 des mystifications de l’Italie officielle, et restituer sous la chape des « années de plomb » l’or de la révolte. Dans mon anthologie Bel Paese parue chez Métailié en 2013, j’avais inséré cette nouvelle d’elle qui évoque les incertitudes identitaires de l’exil. Nous la republions ici, avec l’aimable autorisation des Editions Métailié. SQ

Sous son nom

Paola De Luca

Ecoutez-moi.
J’ai porté son nom pendant vingt ans. Au début, en Afrique, je frissonnais à chaque fois qu’on m’appelait.
« Marcella ! ». Je détestais le son de ce nom.
Giulio m’avait demandé si j’aurais pu m’accommoder d’un autre.
Je m’en souviens, nous étions attablés pour le petit déjeuner, du mauvais café dans les tasses et le soleil déjà accablant, le papayer face à la maison exhibait ses mamelles vertes et obscènes et tout me semblait hostile, pas une couleur, pas un bruit ou une odeur ne m’étaient familiers. J’étais en surimpression sur le paysage.
Un autre nom ?

J’y ai réfléchi pendant quelque temps et je n’ai jamais trouvé une réponse.
Le fait est que je n’avais pas le choix.
Au moment de la fuite, un camarade m’avait déniché le passeport « c’est une sympathisante du mouvement, elle veut bien, elle n’ira pas déclarer le vol avant six mois, tu seras pas embêtée aux frontières ».
Tu parles. Un douanier au Niger avait longuement étudié la photo, collée fraîchement, avec un tampon fait maison qu’il fallait chauffer pour qu’il prenne du relief, je le plaçais sous mon cul pendant la traversée des pays, me souviens de ce contact, pas désagréable, au demeurant.

« Vous avez vingt deux ans ? » m’avait-il demandé en me dévisageant les yeux plissés.
Dix de plus, oui, et quelques cheveux blancs déjà aux tempes.
Fallait jouer, je jouai, montrai un peu le décolleté, me sentais minable.
« Vous faites plus vieille » assena-t-il, serein. Et me laissa passer.

Marcella. Comment peut-on s’appeler ainsi ?
Giulio se moquait de moi, bien sur, avec les problèmes qu’on avait à résoudre tous les jours, tels que survivre, trouver à boire et à manger, un endroit pour dormir, une raison d’être là, en donner aux autres, toujours curieux et indiscrets, avec tout ça, je faisais une fixation sur un nom qui me semblait disgracieux.
Je finis par en rire avec lui, mais au fond de moi restait une révolte sombre.
Vingt ans de révolte contre un nom. Alors que la révolte qui m’avait amenée là où j’étais se dissolvait en moi comme de la brume au soleil, je n’y pouvais rien, la distance n’était plus seulement géographique, je me détachais inexorablement de mon passé combattant, j’en voyais les failles et les dérives.
Fallait porter toute cette douleur compliquée. Et il fallait la porter sous cette identité aliène.

« Elle s’appelle comment ta maman ? » demanda une fillette à la mienne, jardins de la cathédrale, deux lépreux sans nez et sans doigts qui louaient les vélos, les gosses des rues n’osaient même pas franchir la grille, restaient collés aux barreaux en fer noir regardant les blancs s’amuser.
« Elle s’appelle Marcella, mais elle aime pas ça »
« On y va, maintenant », disais-je en lançant des monnaies aux lépreux qui les capturaient dans leurs poignets.
« Tu n’aimes pas ça, vrai ? »
« C’est vrai, oui, et toi, tu aimes ton nom ? »
« Oh oui ! Mais je peux le changer, si j’en trouve un autre meilleur ? »
« On y va, maintenant »

Ma fille grandit, l’Afrique m’ouvrit une petite porte miséricordieuse où je trouvai un abri, un travail, un temps pour survivre. Les gens n’étaient pas si curieux que ça, finalement. Ou plutôt c’était moi qui n’étais pas si intéressante.
Marcella se fondit dans le décor somptueux, le papayer continua à montrer ses seins lourds, le basilic poussait en une nuit et était mangé par les fourmis pendant la journée suivante, j’enseignais ma langue à des jeunes universitaires enthousiastes et lavais les draps à la fontaine, les autres femmes se foutaient de ma gueule, je ne savais pas bien faire, mais ce n’était pas méchant, je riais avec elles.

Je pensais souvent à la vraie Marcella, je revoyais sa tête de gamine sur la photo arrachée, j’essayais d’évaluer ce que le temps avait fait de son sourire, me demandais comment était sa vie. J’avais décidé qu’elle était médecin, qu’elle s’était mariée tard et n’avait pas d’enfants. Je la voyais rieuse, courageuse, démonstrative.
Parfois je lui écrivais de longues lettres, lui racontant ma vie à moi, sous son nom. Une fois je voulus la remercier pour le risque qu’elle avait pris, mais je ne trouvai pas les mots. Tout sortait grandiloquent ou fade. En tous cas je déchirais toutes les lettres et j’allais jeter les morceaux de papier à la mer. Je me souviens d’infinies cérémonies de ce genre.
Je n’étais qu’une vielle prof excentrique, parmi les autres excentriques qui vivaient sur cette terre tolérante et indifférente.

Enfin je me sentis vraiment chez moi, Giulio travaillait comme électricien dans les grands hôtels des blancs et la Marcella que j’étais ne s’énervait plus pour le rythme paresseux du jour ou pour l’absence des saisons, avait appris à flâner et même, de temps en temps, à se soulager du poids de la responsabilité du monde et de l’univers.
Juste à ce moment là, on écopa d’une amnistie, on pouvait rentrer dans notre pays sans se faire arrêter.
On se le répétait, Giulio et moi, en souriant bêtement, tout en sachant que le pays en question n’était plus le nôtre, vingt ans avaient passé sur nos corps et nos esprits, loin de ce territoire devenu forcément exotique.
Notre fille, qui y avait passé ses vacances pendant toutes ces années, en ramenait des visions qui nous auraient fait peur, sans le haut barrage de notre mémoire.
Bref, nous rentrions comme tout émigré, modelé par sa propre extranéité et par la fantasmagorie du passé.

Le trentième jour après notre retour, perdue dans ma ville, dans le quartier où j’étais née, étourdie de sons nouveaux et avec tous mes souvenirs en berne, je me mis en tête de chercher Marcella.
Elle n’était pas dans l’annuaire, du moins pas à notre nom. Normal, pensais-je, elle a pris le nom du mari.
Je me posai calmement devant le téléphone, décidée à appeler tous les homonymes, jusqu’à trouver un parent qui me renseigne. J’allumai une cigarette et composai quatre numéros avant de tomber sur un silence.
« Qui est à l’appareil ? » demanda enfin une voix d’homme.
« Je l’ai connue quand on était très jeunes, je voulais avoir de ses nouvelles… »
Nouveau silence, puis l’homme me demanda de passer chez lui, « même ce soir, si vous voulez ».
Adresse, indications de parcours, la voix était un peu cassée, presque aphone.

Pendant le trajet, je réalisai combien elle était austère, aussi, cette voix. Et que je n’avais pas cessé de promener mon excentricité africaine dans cette ville désormais inconnue, que j’allais m’imposer à des gens que je n’avais jamais vu, que le malaise nous prendra tous à la gorge, moi et mes divagations, eux et leur réalité étrangère. Je me figurais des personnes autour d’une table basse, j’entendis distinctement le bruit assourdissant que peuvent faire des tasses et des soucoupes entre des gens qui n’ont rien à se dire, je faillis faire demi-tour, mais finalement je sonnai à la porte indiquée.
L’homme qui m’ouvrit était vieux et chauve.
« Vous êtes … ? »
Avant de pouvoir me retenir, je répondis « Marcella »
Puis j’ajoutais en balbutiant, « c’est-à-dire, je voulais voir Marcella ... » et j’énonçai mon vrai nom, qui sonna faux à mes propres oreilles.
Rien n’allait comme je l’avais imaginé.
Il me fit entrer dans un intérieur propre et triste, m’indiqua un fauteuil et s’assit devant moi.
« Marcella est morte il y a vingt ans »

Le silence se dressa entre nous. Mon cœur avait cessé de battre, je restais en suspens en fixant la peau grise du vieux devant moi, il avait prononcé des mots qui me glissaient dessus et ne trouvaient pas l’accès à mon esprit, comment ça, Marcella, morte ?
L’homme caressait l’accoudoir de son siège et fixait le sol. Des mains d’ouvrier, les ongles déformés.
« Vous ne saviez pas » dit-il calmement.
« Non. C’est impossible »
« C’est ce que je me répétais à l’époque. C’est impossible. Vingt deux ans, vous vous rendez compte ? »
« On ne meurt pas à vingt deux ans » dis-je, avec toute la bêtise dont je suis capable.
« Ca arrive… c’est arrivé. A ma fille »
Un vieux sanglot tinta dans l’air entre nous.

Quand j’étais partie, on mourait facile, dans ma patrie, on mourait jeune et on tuait pas mal.
« Une sympathisante du mouvement », l’avait définie notre copain. Une manifestation qui avait mal tourné, un barrage routier ? Les flics en avaient descendu par dizaines…Avaient-ils tiré sur Marcella ? Sur cette fille généreuse qui m’avait cédé son passeport ? Non, je ne pouvais le croire.
« Mais comment elle est… ? » Impossible de dire le mot. Un jeune sanglot s’enlaça à l’ancien.
« Personne n’a jamais compris »

Il se leva, alla chercher une carafe d’eau, nous remplit deux verres, se rassit et me regarda dans les yeux. Je pleurais.
« Tout allait bien, elle étudiait le droit, elle était si solide, si sûre d’elle, elle voulait se consacrer à la politique… »
Je levais la tête. « La politique ? »
« Elle voulait changer le monde. A l’époque tous les jeunes voulaient changer le monde. »
Aucun jugement, aucune critique ne perçait son ton sobre.
« Elle parlait de ma condition ouvrière… elle voulait le bonheur de tous »
Son sourire me fit plus mal que son sanglot.
« Et qu’est-ce qui s’est passé ? »
« Elle a commencé à dépérir… Je peux vous dire exactement quand ça a commencé »
Je le savais. Je ne voulais pas le savoir. Il le dit.

Ils avaient appelé tous les médecins possibles. Même un spécialiste hongrois, qui était venu exprès pour la visiter. Elle n’avait aucune maladie répertoriée, elle avait subi toutes les analyses, tous les soins, pris des drogues de tout type, mais elle avait continué à mourir jusqu’à la mort.

« C’est ma faute » Je croyais l’avoir seulement pensé, mais j’avais parlé à voix haute.
« Bien sûr que non » répondit le vieux, avec un autre sourire.
Je lui ai pris sa vie. La voix, ma voix hurlait contre mon front.

« Et maintenant vous êtes seul ? »
« Marcella était mon unique fille. Ma femme n’a pas tenu le coup. Elle est partie aussi, quelques années après. Je suis resté. »
Je ne pouvais plus le regarder ni l’écouter, je m’enfuis précipitamment, dégringolant l’escalier, trébuchant sur le seuil, courant dans la rue et criant comme une démente.
Les gens mes regardaient mi-amusés mi-indignés. Entre temps, cette ville était devenue prude, occupée au négoce, chacun avait son business quelque part, ou le feignait, pour faire comme les autres. Plus de place pour Marcella et pour moi.

C’est pourquoi je suis venue ici, docteur.

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