Télétravail, Covid19 et après…

Patrick Cingolani

paru dans lundimatin#240, le 1er mai 2020

Dans le contexte du confinement, le télétravail a été mis à l’honneur. Selon la ministre du Travail, Muriel Penicaud, « un emploi sur trois peut être en télétravail ». Eu égard aux conditions d’aménagement du temps, aux disponibilités des membres de chaque famille, aux possibilités d’échapper à l’enfermement du bureau, le mot a une tonalité plaisante. À son propos d’aucuns parlent au demeurant de « travail agile » ou de « smart work », deux belles qualités juvéniles. Derrière les promesses heureuses, il y a un horizon plus dystopique qui mérite d’être interrogé.

Par définition une crise est un moment où doit se prendre une orientation décisive et rien n’assure, compte tenu de l’asymétrie et la configuration des forces en présence, que celle-ci soit favorable aux travailleurs.

Le télétravail a sa source dans l’histoire récente de la dématérialisation des entreprises. Depuis un demi-siècle elles sont en transformation et perdent de plus en plus l’ancrage temporel et territorial qui les ont caractérisées au XXe siècle : le travail intérimaire relativisait déjà cet ancrage, le travail détaché, depuis quelques années, illustre encore cette dimension, puisqu’il s’agit d’un contrat envoyant un salarié dans un pays distinct de celui de son employeur. La montée en puissance tout aussi récente du travail indépendant, que ce soit dans le secteur de la culture ou de la logistique, avec les plates-formes, est une autre dimension de cet effacement progressif de l’entreprise et de ses frontières sans même évoquer l’externalisation et la sous-traitance, qui concernent un très grand nombre d’entreprises dans le monde et en France. Là encore, la distance entre ceux qui exécutent le travail et ceux qui le vendent peut être étendue sur plusieurs dizaines de milliers de kilomètres. Tout cet ensemble s’inscrit dans un processus de numérisation tant au niveau des process des grandes firmes qu’au niveau de la miniaturisation des conditions de travail à travers le micro-ordinateur. Cela peut paraitre une évidence, mais il faut comprendre qu’une bonne partie de ces mécanismes, notamment les plus tertiaires, sont subordonnées aux puissances du numérique.

Le télétravail n’est donc pas un fait isolé, il s’inscrit dans une reconfiguration d’ensemble de l’entreprise. Il est un aspect du processus plus général de dématérialisation de l’entreprise. Il pourrait finalement en accomplir le mouvement. Certes, une législation encadre aujourd’hui le télétravail des salariés, quant aux horaires, aux diverses pauses. Il n’empêche, la puissance intrusive des NTIC permet au travail de pénétrer presqu’à l’insu du travailleur à travers courriels, sms et appels téléphoniques. Autour du noyau dur de l’entreprise, lorsqu’il existe encore, gravite une multiplicité de travailleurs segmentés, fragmentaires. Il y a l’auto-entreprenariat et l’ensemble des statuts intermédiaires entre indépendants et précaires. Ce sont aussi ces professionnels qui travaillent souvent à distance dans le secteur de la culture : pigistes, graphistes, designer ou ces travailleurs par intermittence qui passent du domicile aux scènes ou aux expos (plasticiens ou métiers du spectacle), etc. Plus ils sont jeunes, précaires, plus leur bureau s’identifie avec leur chambre ou leur studio. Cette situation concerne plus largement la constellation des petits boulots plus ou moins déqualifiés voire amateurs que la numérisation a promu à travers les plates-formes. Cette fois, la dématérialisation confine à l’extrême : tâcheronnat au domicile, travail interstitiel sur un portable, dans un bus, un café, etc. Les plates-formes sont les médiatrices entre des clients et des personnels de ménage et d’entretien, des artisans et des bricoleurs, etc., voire des coursiers ou des chauffeurs. Toutes et tous sont monitoré.e.s à travers une subordination rapprochée au moyen d’un algorithme.

Il faut aussi penser que ce mouvement de reconfiguration ne s’arrêtera pas là. Le souci de la rentabilisation de l’espace et d’optimisation de l’occupation des bureaux incite à ce déplacement et à ce nouveau partage entre domicile et lieu de travail. Déjà, certains enthousiastes font des plans. Le télétravail ne permettrait-il pas des horaires plus flexibles, plus décalés voire une présence écourtée dans l’entreprise ? Cela pourraient aider à réduire la taille des bureaux et à réduire les heures de trajet. Les pratiques de collaboration en ligne optimiseraient les cycles de travail pour compenser ces heures de présence plus courtes ! Les nouvelles technologies peuvent devenir intrusives au sein des temporalités de l’employé. L’algorithme peut gérer de mieux en mieux la présence de ce dernier en fonction des affluences, des variations climatiques, le dispatcher au gré des affluences, etc. Cela existe déjà dans certains commerces aux États-Unis. Dans l’économie de la promesse, du projet et de la réputation, les indépendants sont même prêts à faire des entorses à leurs heures de sommeil et à leur loisir. Le danger de ce travail à distance c’est de faire du quotidien le back office du travail : moins le moment où il s’arrête et se répare que le moment où il se prépare. Le temps de repos endosserait les faux-frais de l’activité de service ou de l’activité de production de manière à rendre l’employé, le professionnel totalement disponible, ajusté au temps de sa tâche ou de sa fonction. Car la sphère domestique n’a pas été qu’un lieu d’oppression, notamment des femmes, il a été aussi un lieu de refuge, d’alternatives. Dans Révolutions précaires, j’ai cherché à montrer le potentiel utopique de cet espace-temps domestique et de cette quotidienneté au sens où ils faisaient apparaître une pratique d’évitement de l’hétéronomie du travail. Mais nous étions déjà sur la ligne de crête, voilà que les forces de domination tentent d’encercler ces formes de vie émergeantes. Il se pourrait qu’advienne un renferment monitoré du travailleur ou sinon son accompagnement digital à travers ses coopérations professionnelles urbaines. Ce serait là le retournement dystopique de ce qu’a pu représenter le domestique et, à travers l’allégement extrême de la forme entreprise, l’avènement d’un domestic system numérique.

Jeunes gens qui après nous venez, ne vous laissez pas abuser par le discours de l’agilité numérique. Le capitalisme n’aspire qu’à dévoyer celle-ci. Prenez exemple sur l’ouvrier d’hier, qui refusait l’exténuation de sa dextérité sous l’aiguillon de la passion industrialiste des ingénieurs. Il lambinait, il lanternait, désœuvrait le travail de ce désœuvrement dont le mot grève reste le symbole. Le virus n’est pas chinois, il est capitaliste. C’est lui qui harasse jusqu’à l’épuisement et le suicide les jeunes travailleurs et surtout les jeunes travailleuses de usines dortoirs qui, à Shenzhen ou Shanghai, sont accablé.e.s de labeur, jour et nuit, pour les grandes entreprises électroniques et numériques du monde entier. C’est à ces travailleurs et ces travailleuses que va d’abord notre solidarité internationaliste. Et c’est de la révolte contre ce capitalisme qui a poussé à l’extrême la distanciation productive et qui rumine dans ses rêves les plus fou un esclavage wireless que l’agilité et l’intelligence doivent être mises en œuvre.

Patrick Cingolani 15/04/2020

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