StopCovid : cybernétique, éthique et colégram

Spinoza vs Le contact tracing

paru dans lundimatin#242, le 12 mai 2020

Cet article revient sur les différentes critiques morales du traçage numériques : critiques de la technique, critiques depuis la cybernétique ou depuis l’humanisme. Et propose d’adopter une autre attitude à l’égard de StopCovid and co : une réflexion fondée sur l’Ethique.

Dans le cadre de la pandémie de Covid-19, les articles, prises de position et analyses quant aux outils numériques de traçage – potentiels ou déjà mis en œuvre de par le monde – sont nombreux, tant qu’il ne semble même plus y avoir besoin de rappeler en quoi consistent ces dispositifs.

Vraiment ? Il y a certes une très grande disparité entre les simples opinions – positives ou négatives –, les expertises scientifiques – quel que soit le domaine considéré dans la division des « Sciences » – et les tribunes – argumentées plus ou moins rigoureusement. On peut schématiquement classer tous ces textes en trois catégories, selon qu’ils appellent au rejet, à l’acceptation ou à la méfiance vis-à-vis de ce qui en France a été baptisé StopCovid et qui se décline dans différentes variantes selon les latitudes.

Cependant, rares – pour ne pas dire inexistants — sont les propos qui en définitive ne se réduisent pas à ce qu’on peut qualifier de jugement moral, au sens large. C’est-à-dire qu’il s’agit presque toujours de se référer à des valeurs permettant à chacun, dans la souveraineté de son libre arbitre, de trancher si ces solutions numériques de traçage sont à considérer comme bonnes ou mauvaises, selon qu’elles respectent ou non lesdites valeurs, assorties éventuellement d’exigences permettant de s’y conformer.

Tout autre est la mise en pratique d’une réflexion basée sur l’Éthique, telle qu’elle a été exposée par la philosophie de Spinoza. Pour le dire succinctement, elle consiste à tenter de connaître le mieux possible les choses en ce qu’elles sont, de façon à pouvoir sélectionner les manières d’interagir avec elles permettant d’accroître sa propre puissance d’agir et de penser. Il n’est plus question de juger, mais de sélectionner. Et ceci, non en fonction de valeurs en surplomb, mais par une connaissance adéquate de l’essence des choses, c’est-à-dire des rapports qui constituent celles-ci.

On ne trouvera évidemment pas dans une philosophie du XVIIe siècle d’indications sur une application numérique pour smartphone susceptible d’être mise en œuvre pour limiter la propagation d’un virus inconnu. Mais suivre la démarche éthique spinozienne offre une perception du problème indubitablement éclairante. En mettant en lumière son essence, nous pourrons en déduire directement les effets. Nous retrouverons ainsi de nombreux points déjà soulevés par les analyses morales et nous serons à même de sélectionner ceux que nous pouvons éthiquement reprendre à notre compte et écarter les autres. Surtout, nous pourrons clairement dégager la nature profonde de ces dispositifs numériques et voir si elle entraîne un accroissement ou une diminution de notre puissance – pour le dire autrement : StopCovid et ses semblables sont-ils un remède fortifiant ou un poison ?

Micro Tractatus Logico-Digitus

Alors qu’est-ce qu’un outil numérique de traçage ? De nombreux articles décrivent d’ores et déjà comment pourrait fonctionner cette application. Qu’on en ait connaissance ou pas, cela importe peu. Car, s’il est toujours très informatif de savoir comment fonctionne ce dispositif, ce qui nous intéresse ici est plutôt de comprendre ce qu’il est, de quoi il se compose.

C’est en fait assez simple : il s’agit d’un logiciel destiné à être installé sur un téléphone portable. Comme tout logiciel, il est constitué de lignes de code, écrites dans un langage informatique. Et comme toute suite d’instructions informatiques, ce code permet d’enchaîner des règles logiques manipulant des objets mathématiques – des nombres –, de manière à en déduire d’autres nombres. Ainsi, en tant qu’informatique, numérique, un tel outil est une modélisation mathématique de la réalité sensible. Appelons « Nature » cette réalité sensible, pour rester dans le lexique de Spinoza, c’est-à-dire l’ensemble de toutes les choses existantes, y compris les pensées. Nous pouvons donc dire de ces dispositifs qu‘ils consistent à extraire de la Nature une représentation mathématisable, permettant d’appliquer des opérations sur cette représentation, afin d’agir en retour sur cette même Nature.

Rien de bien compliqué jusqu’ici, mais rien de spécifique non plus aux logiciels particuliers que sont les applications de traçage dans le cadre de la pandémie de Covid-19. Toute la question est de savoir ce qui est abstrait de la Nature, quelles sont les manipulations appliquées à cette abstraction et quels résultats sont ensuite concrètement restitués.

Les dents bleues de Spinoza

Il faut ici revenir brièvement sur l’objectif affiché des outils numériques de traçage dans le cadre de la « guerre » déclarée présidentiellement contre la pandémie de Covid-19. De telles applications, disruptivement qualifiées de « contact tracing », sont destinées à enregistrer les contacts au sein d’une population, de manière à ce que, lorsqu’un individu est infecté, l’on puisse retracer les individus avec lesquels il a été en contact durant la période d’incubation et ainsi tester et isoler ces individus potentiellement contaminés afin de limiter la propagation du virus.

Dès lors, on comprend aisément que la modélisation opérée par dispositifs numériques porte sur les liens entre êtres humains, ce qui peut mathématiquement être simplement représenté par des arcs reliant des points. On conçoit sans plus de difficulté que tout le calcul effectué sur ce modèle se réduit à identifier tous les points reliés à un point particulier. Et l’on saisit tout aussi facilement que ce résultat se traduit par des actions sanitaires sur les personnes correspondant aux points.

La seule subtilité réside dans le moyen employé pour traduire les liens de la Nature entre êtres humains en arcs reliant des points dans le modèle numérique. C’est sur cette pierre d’achoppement que les applications de contact tracing viennent tailler leurs différentes strates d’abstractions. Il faut entendre ici « abstraction » au sens d’une opération soustrayant quelque chose de la Nature pour l’isoler. En effet, dans les multiples liens entre êtres humains, on prendra tout d’abord soin d’isoler chaque lien. Puis on ne retiendra de chaque lien que ses extrémités, c’est-à-dire deux entités humaines ayant un rapport entre elles. Chaque rapport sera ensuite réduit au seul rapport de distance dans une durée déterminée. De même que chaque entité humaine se résumera à son smartphone. De ce smartphone, on ne conservera que l’émission d’un signal – selon la norme technologique dite Bluetooth. De ce signal, on pourra enfin dégager la puissance d’émission, ce qui constitue une grandeur mesurable, que l’on peut représenter mathématiquement dans une dernière opération d’abstraction.

Le modèle mathématique ainsi abstrait de la Nature pourra dès lors fonctionner en posant un rapport entre deux grandeurs dépassant un certain seuil – qui n’est qu’une autre grandeur mathématique – pendant un certain temps — la durée étant également une grandeur mathématique. Et le fait qu’une personne soit infectée subira la même série d’abstractions conduisant finalement à ce que cela soit traduit par une mesure chiffrée de la probabilité d’infection qualifiant un émetteur d’ondes.

Voilà l’essence d’une application de contact tracing : un modèle prédictif, constitué par abstraction informatique des liens entre êtres humains, consistant à enregistrer les rapports quantifiés entre des paires de signaux, chaque émetteur de signal étant associé à une grandeur mesurant la probabilité qu’il soit porteur du virus.

Rêves cybernétiques, cauchemars éthiques

Il est temps de voir maintenant quelles conséquences nous pouvons tirer de l’essence que nous venons de dégager. Cela nous permettra de rejoindre, réfuter, tempérer et compléter les différentes analyses qui ont pu être publiées à propos des outils numériques de traçage. Mais toute la différence réside en ce que la démarche éthique nous conduit à déduire ces effets par des raisonnements, au lieu de porter dessus un jugement moral, pesant le pour et le contre, en fonction du poids accordé à telle ou telle valeur. Il n’est donc pas question ici d’opposer diverses opinions – que Spinoza qualifiait de connaissances inadéquates – avec des arguments contradictoires, mais de comprendre ce qu’un tel dispositif détermine par essence.

Première catégorie : les Technocritiques

En premier lieu, l’enregistrement de rapports entre des signaux selon leur puissance a pour effet de mettre sérieusement en doute l’efficacité de ces outils à briser les chaînes de contagion virale. L’abstraction numérique reflète de manière trop infidèle la Nature qu’elle est censée modéliser. Les liens entre êtres humains susceptibles d’être empruntés par le virus ne peuvent se réduire aux signaux échangés avec suffisamment de puissance par les smartphones.

Cela a déjà été expliqué par une première catégorie de critiques morales : cette imperfection engendre d’une part trop de faux positifs, c’est-à-dire de cas susceptibles d’être infectés alors qu’ils ne le sont pas. Par exemple, en détectant de manière erronée un contact entre personnes portant un masque. D’autre part et à l’inverse, ce modèle imparfait est incapable de détecter des liens par lesquels l’infection s’est pourtant bel et bien propagée, ce que l’on nomme faux négatifs. Par exemple, une transmission indirecte, par le biais d’un objet contaminé. Sans compter toutes les contagions entre personnes ne portant pas sur elles de smartphone, n’ayant pas installé l’application ou activé le Bluetooth, qui représentent un nombre statistiquement significatif, qui passeraient entre les mailles du filet numérique. Celles-ci s’avèrent ainsi bien trop grosses pour que le logiciel de contact tracing ait à lui seul une quelconque efficacité.

Cette imperfection du modèle numérique entraîne également des conséquences néfastes quant à la sécurité du dispositif. Elle autorise en effet les intrusions mal intentionnées de données dans ce modèle. Il suffit par exemple, si l’on veut connaître l’état infectieux ou non d’une personne précise, de provoquer un échange de signaux entre un téléphone dédié et celui d’une cible pour que le dispositif fasse son office et donne des renseignements. Il est tout aussi simple de provoquer la mise en quarantaine d’une cible en enregistrant une connexion avec son smartphone puis en se déclarant faussement infecté. On se reportera pour plus d’exemples aux scénarios illustratifs élaborés par des chercheurs en cryptographie, sécurité ou droit des technologies sur https://risques-tracage.fr/.

Cette insécurité dans la constitution fragile du modèle, se double d’une dangerosité du fait de l’existence même de ce modèle. Car à partir du moment où l’on dispose d’une représentation numérisée des liens entre êtres humains – tout aussi imparfaite qu’elle soit, ainsi que nous venons de le voir – rien n’interdit de l’enrichir ou de la croiser avec d’autres modélisations et de traiter les informations agrégées dans un tout autre objectif que le traçage du virus SARS-CoV-2. On voit ainsi tout l’intérêt pour les sociétés d’assurance de disposer d’un tel modèle. Mais l’on conçoit tout aussi bien comment un gouvernement répressif pourrait trouver dans un tel modèle une opportunité de fichage, donnant lieu à toutes sortes de restrictions pour les personnes fichées. Ici encore, on pourra se référer aux nombreux exemples qui ont été détaillés par ailleurs.

Tous ces défauts ont été soulevés par les analyses que l’on peut ranger dans la catégorie des technocritiques, qui s’opposent au déploiement d’applications de contact tracing. Mais ce qui reste hors du champ de vision moral, c’est que ces déficiences ont en commun de pouvoir déjà être déduites de l’essence informatique de ces dispositifs. En effet, dès les fondements de la science informatique, on sait que le champ d’application de cette dernière se limite au domaine du calculable. Or le problème ici est que le traçage épidémiologique comporte de multiples exigences et bien des aspects qui le font sortir de ce domaine. C’est pour cette raison qu’il est inenvisageable de conduire une politique de pistage sans recourir à un essaim d’enquêteurs humains, seuls à même d’appréhender les singularités des événements de la Nature.

Deuxième catégorie : les Capitalistes cybernétisés

La deuxième catégorie d’analyses sur les outils numériques de traçage est peut-être un peu moins simple à appréhender éthiquement. Il s’agit de celles embrassant sans réserve la mise en place d’une application de contact tracing. Les partisans appartenant à cette catégorie sont si béatement enthousiastes qu’ils présentent souvent comme une évidence la nécessité de déployer ces dispositifs numériques. On cède facilement aux jugements moraux pour contrer de telles opinions. Il suffit d’entendre Cédric O, le secrétaire d’État chargé du Numérique, responsable de l’éventuel déploiement de StopCovid en France, pour se figurer qu’il doit certainement avoir un aïeul prénommé Charles : chacune de ses interventions tient tellement du burlesque qu’il gagnerait à se convertir au muet !

Mais si nous revenons à l’essence d’une application de contact tracing, il est une conséquence que nous n’avons pas encore évoquée : c’est que le modèle abstrait boucle sur lui-même. Chaque résultante de ce modèle, c’est-à-dire chaque détermination de la probabilité d’infection d’un émetteur de signal, est ensuite réinjectée en entrée du modèle afin de recalculer la probabilité d’infection des autres émetteurs avec lesquels le premier est en rapport. Ce type de fonctionnement d’un système où les sorties sont réintroduites en entrée afin d’affiner le calcul opéré par ce système est appelé « boucle de rétroaction », ou feedback. C’est l’un des principes clefs de la cybernétique.

Suivons l’enchaînement des conséquences déterminées par cet aspect cybernétique… En définissant sommairement la cybernétique comme discipline reposant sur la gouvernance des conduites grâce à des systèmes automatisés de commande et contrôle via la communication d’informations, force est de constater que la nature essentielle des applications numériques de traçage est qu’il s’agit de dispositifs cybernétiques.

Mais la cybernétique, comme toute science ou technologie – si tant est qu’on puisse la considérer ainsi –, n’est pas neutre et doit être comprise « dans un système de relations de pouvoir vis-à-vis desquels elle n’est pas autonome ; elle retranscrit des pratiques et des rationalités qui en conditionnent les effets » [1]. En l’occurrence, les effets des pratiques et rationalités cybernétiques se font de plus en plus manifestes dans quasiment tous les aspects de la vie économique et sociale : trading à haute fréquence, système de retraite, smart cities, gestion des flux de marchandises, d’étrangers, de déchets, de lits d’hôpitaux, etc. Elle s’inscrit ainsi dans le projet capitaliste et en constitue la phase avancée que nous traversons depuis quelques décennies.

La cybernétique est le projet d’une recréation du monde par la mise en boucle infinie de ces deux moments, la représentation séparant, la communication reliant, la première donnant la mort, la seconde mimant la vie. [2]

Il a suffisamment été démontré que la pandémie de Covid-19 pouvait être attribuée à des facteurs provoqués par les dernières évolutions du capitalisme. Un problème ne peut être résolu en répétant ce qui l’a causé. Nous pouvons ainsi rejeter sans hésitation cette catégorie d’opinions érigeant les dispositifs numériques de traçage comme indispensables à la résorption de la contagion virale.

Il n’y a donc plus aucune difficulté à reconnaître dans les plus fervents zélateurs des applications de contact tracing, ceux qui vouent une foi aveugle dans ce système de domination sociale et s’attachent coûte que coûte à sa préservation et son amplification, pour la simple raison qu’ils estiment – à tort ou à raison – en tirer un profit personnel : les champions auto-proclamés de la start-up nation.

Troisième catégorie : les Humanistes

La dernière catégorie de propos publiés sur les applications de contact tracing est sans nul doute celle qui nécessite le plus une démarche éthique. Y sont regroupées les opinions qui trouvent que, si l’on respecte certaines exigences, ces dispositifs, semblant inéluctables pour contenir la pandémie, peuvent donc être acceptables. Le point de vue moral se résume ici à ce qui semble évident : si ça peut sauver des vies, il ne faut pas s’en priver. Les dangers énoncés par la catégorie d’analyses technocritiques ne sont pas niés. Mais, en les limitant par des mesures techniques appropriées, ils sont contrebalancés par l’urgence prédominante des préoccupations sanitaires. Nous appellerons « humanistes » les membres de cette catégorie.

Ce que nous venons de voir, à propos du caractère essentiellement cybernétique et capitaliste des outils numériques de traçage, devrait suffire à réfuter ces positions d’un point de vue éthique.

Nous pouvons toutefois déjà ajouter que l’entreprise cybernétique elle-même, loin d’avoir été fomentée par un complot visant à la domination du monde, trouve sa motivation dans une visée non moins humaniste. La cybernétique est en effet née au sortir de la seconde guerre mondiale, en réaction à l’horreur des camps nazis et à son dénouement au goût apocalyptique laissé par les explosions atomiques d’Hiroshima et Nagasaki. Face à cela, il parut évident aux fondateurs de la cybernétique que le gouvernement des sociétés ne pouvait plus être laissé à des êtres aussi faillibles et prompts à accomplir les pires atrocités. Les êtres humains, en proie à leurs passions dévastatrices, étaient devenus trop incertains. Seuls des systèmes automatisés de commande et de contrôle, régis par les seules lois objectives des sciences de l’ingénieur, pouvaient offrir une réponse optimisée à ce problème de gouvernance.

N’est-ce pas une motivation semblable qui pousse nos humanistes du traçage numérisé à y voir une solution incontournable ?

Il n’en reste pas moins que la réponse éthique aux argumentations morales des humanistes se doit de partir de l’essence des applications de contact tracing. Revenons donc à l’Éthique de Spinoza. Car celle-ci est tout à la fois une Éthique et une Ontologie, c’est-à-dire une explication de comment ce qui est – tout ce qui est, tous les Étants : telle femme, tel homme, tel animal, telle fleur, tel caillou, telle étoile, tel système solaire, tel gluon de tel trou, telle pensée, etc. – parvient justement à être. Mais c’est une ontologie purement immanente, c’est-à-dire que les Étants ne peuvent être expliqués par autre chose que les Étants eux-mêmes.

Et il faut suivre ici toute une lignée philosophique, partant de Spinoza, se poursuivant à travers Nietzsche, Bergson, Simondon, Deleuze – énumération non exhaustive – et continuant avec Tiqqun ou le Comité invisible, qui, pour expliquer les Étants, ne suppose pas qu’ils viennent de quelque chose qui serait de l’ordre de l’idéal – les Êtres qui peuplent le Ciel platonicien des Idées – mais plutôt des Devenirs, soit – pour le dire vite – de multiples agencements virtuels, en perpétuel mouvement dans un milieu métastable, qui s’actualisent – c’est-à-dire passent à la réalité — quand se produit un Événement.

En réalité, le capitalisme cybernétisé pratique une ontologie, et donc une anthropologie […]. Pour la cybernétique la plus avancée, il n’y a déjà plus l’homme et son environnement, mais un être-système inscrit lui-même dans un ensemble de systèmes complexes d’informations, sièges de processus d’auto-organisation. [3]

Les liens entre les êtres ne s’établissent pas d’entité à entité. Tout lien va de fragment d’être à fragment d’être, de fragment d’être à fragment de monde, de fragment de monde à fragment de monde. Il s’établit en deçà et au-delà de l’échelle individuelle. Il agence immédiatement entre elles des portions d’êtres qui d’un coup se découvrent de plain-pied, s’éprouvent comme continues. [4]

Même si nous avons tenté de résumer grossièrement ici toute une lignée philosophique qui demanderait des pages et des pages pour être développée, cela permet de comprendre l’inacceptabilité éthique que posent les applications de contact tracing. En tant qu’abstractions numérisées des liens entre êtres humains, ces dispositifs s’attaquent directement au cœur de l’ontologie immanente des devenirs. Ce que ces outils numériques proposent, c’est ni plus ni moins de soustraire de la Nature l’essentiel de ce qui constitue les êtres humains – l’intensité des liens entre eux – pour n’en garder qu’une représentation mathématisée mesurable. C’est, au sens propre, une perversion. D’un point de vue éthique, on ne peut que rejeter une telle corruption : StopCovid et ses semblables se révèlent être des poisons pour les êtres humains.

Et l’ignominie des applications de contact tracing ne s’arrête pas là. Car la grande force du capitalisme cybernétisé est de faire que la réalité dépravée qu’il modélise éclipse tout ce que n’englobe pas ses modèles. Dit autrement : la carte devient le seul territoire réel. Si l’on n’y prend garde, il est à craindre que les liens entre êtres humains – et, par extension, ceux des êtres humains avec toute chose – ne finissent réellement par se résumer à des rapports entre signaux.

[1Félix TRÉGUER, Le solutionnisme technologique restreint complètement nos imaginaires politiques, Lundi matin #239, 20 avril 2020.

[2TIQQUN, Tout a failli, vive le communisme !, Paris, La Fabrique Éditions, 2003, p. 242.

[3COMITÉ INVISIBLE, À nos amis, Paris, La Fabrique Éditions, 2014, p. 111-112.

[4COMITÉ INVISIBLE, Maintenant, Paris, La Fabrique Éditions, 2017, p. 137-138.

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