La soupe et le pétrole

André Scala

paru dans lundimatin#358, le 7 novembre 2022

Une nouvelle mode agite les couloirs des galeries de musées depuis le mois de juillet. Des visiteurs s’en prennent, sans grand scrupule apparent, à la décoration : des tableaux de Botticelli, Van Gogh, Picasso... se retrouvent tantôt couverts de potage, tantôt de colle forte, tantôt de colle forte et de jeunes militants écolos.
Ce texte propose de considérer ces nouvelles pratiques comme une invitation à questionner notre rapport à l’art et à la nature.

Parmi d’autres, Just stop oil. On les appelle activistes. Le dispositif semble le même, un musée, un tableau célèbre, « protégé » par une vitre, aspergée de liquide alimentaire, soupe, sauce ou purée, on se colle une main à la cimaise, on s’agenouille au bas de l’œuvre (Tournesols, Meules de foin, Jeune fille à la perle...), un discours accompagne le geste, on attend l’arrestation, physiquement une délivrance.

Ces activistes, dont le geste est à la fois immédiatement artistique et politique, viennent-ils d’une école d’art ? Peu importe. Leur dispositif (installation et performance) coule du même flot surgi des sources de Warhol, Duchamp, Dubuffet et de ces artistes sans œuvre chers à Jouannais [1].

Warhol, la soupe jetée sur la vitre des tournesols de marque Campbell fait signe vers la série. Avec L.H.O.O.Q. Duchamp mettait des moustaches à une image de la Joconde, pas à la Joconde. La soupe n’est pas jetée sur l’œuvre, mais sur sa condition d’exposition, l’écran vitré qui transforme le tableau en image, nous sépare de sa texture, de sa matérialité, de sa pâte. La soupe ne vise pas l’art mais sa protection et s’il y a iconoclasme (comme certains le disent), il casse non le tableau, mais une image de l’art, l’asphyxiante culture dont l’art ne cesse de souper. Quant au dispositif, il est sans trace durable, un cri dans le désert, des corps répondent de ce qu’ils font, corps bien plus solidement attachés aux cimaises que les œuvres accrochées. Pas de fuite. Dans la grande tradition de la désobéissance civile (Thoreau), il fait partie du dispositif que les conséquences soient acceptées. Eux au moins ne sont pas irresponsables, ils ne font pas de la politique en douce.

Passons sur les jugements : vandalisme, iconoclasme  ; ces jeunes se trompent de cible (des écolos) ; facile de s’attaquer à l’art qui ne peut se défendre [2] (le monde de l’art et de la culture) [3].

Aucun de ces jugements ne voit dans ces actions politiques une performance artistique. Les remarques de Michel Foucault sur le côté cynique [4] de l’art moderne et contemporain éclairent le mode d’intervention esthétique et politique de ces activistes [5], pratique de l’art, depuis Baudelaire, Flaubert et Manet, comme mise à nu et réduction à l’élémentaire de l’existence, comme mise en rapport du style de vie et de la manifestation de la vérité  ; lien entre le courage de dire vrai et la violence de l’art comme irruption du vrai. [6]

A la façon de Diogène le cynique, un discours accompagne la performance, en apparence il pose la question : l’art est-il plus important que la vie ? En réalité il en pose une autre : comment protéger sans corrompre ni séparer ? Le geste, en s’attaquant à l’écran protecteur, est plus clair que le discours. L’art ne peut-il être exposé sans être défendu, protégé, séparé des spectateurs ? La dernière action d’Ultima generazione à Rome visant la vitre du Semeur au soleil couchant de Van Gogh est plus explicite : quel sens y a-t-il à protéger l’art si on ne protège pas la nature ? Quelle nature aurons-nous si nous la protégeons comme l’art, par un mur transparent ?

L’alternative actuelle est ou bien nous protégeons la nature ou bien nous nous en protégeons. Une alerte est lancée. A la différence de leurs actions sur une autoroute ou dans une station-service, celle des musées n’est pas littérale. Elle est symbolique ou conceptuelle, la simplicité impérative du slogan just stop oil ne suffit pas, l’imagination et la pensée doivent être alertées.

Ces actions donnent à penser une relation. Tout se tient, notre souci protecteur de l’art et la non protection de la nature ont une même raison. Par leur geste inédit, symbolique ou conceptuel, ces jeunes activistes appellent à penser, en vue de l’action et d’un nouveau style de vie, cette même raison et son problème : comment protéger la nature sans que ne lui arrive ce qui arrive à l’art protégé, sans que nous en soyons séparés ; en vue d’une autre possibilité de vie que celle de survivants.

André Scala

[1Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres, Paris, Hazan, 1997

[2Ironiquement, on apprenait au même moment que le « monde de l’art » laissait exposer à l’envers un Mondrian depuis 77 ans !

[3Rares sont ceux pour qui ce mode d’action est intéressant parce que dérangeant, Sandrine Rousseau par exemple.

[4Cynique au sens philosophique antique.

[5Michel Foucault, Le Courage de la vérité, cours au Collège de France 1984, leçon du 29 février 1984, p. 172-175, Paris, Hautes études, Gallimard Seuil, 2009.

[6D’où la conséquence que les activistes de just stop oil manifestent : « L’art établit à la culture (…) un rapport polémique de réduction, de refus et d’agression » p. 174

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