Sortir de l’antagonisme d’État

Quelques réflexions stratégiques sur le mouvement en cours

paru dans lundimatin#378, le 11 avril 2023

Que faire face l’obstination idéologique et répressive d’un gouvernement qui ne veut pas plier ? Que nous reste-il quand l’autoritarisme d’État engage son appareil répressif à une échelle de masse ? Quelles perspectives politiques accorder à un mouvement qui, à l’évidence, déborde l’agenda de la contre-réforme des retraites ? Bref, comment aller de l’avant sans se prendre les pieds dans les plis piégeux du pouvoir ?

Il n’existe pas de réponses définitives à ces questions. Il n’existe jamais de réponses définitives aux questions stratégiques, car opter pour une stratégie relève toujours en partie d’un pari. Et si tout pari engage son lot d’incertitudes et de surprises, il ne relève pas pour autant du coup de dé jeté au hasard, mais bien plutôt d’une analyse de la situation conjuguée au futur antérieur : à la jonction du déjà-là et du pas-encore, de l’hypothèse et du conditionnel. Poser la possibilité révolutionnaire du mouvement en cours revient donc à poser dans un même geste ce pourquoi la situation n’est pas encore révolutionnaire et ce par quoi elle peut encore le devenir.

Quelle prise sur le mouvement ?

Il existe plusieurs manières de comprendre ce qui se joue dans un mouvement. Or, toutes ne sont pas équivalentes et ne mènent pas aux mêmes conséquences. Analyser un mouvement, c’est toujours prendre le risque d’une lecture engageante. C’est définir ce à partir de quoi nos capacités d’intervention pourront se déployer, dans quels lieux, selon quels modes, avec quelle temporalité. Vielle leçon de la praxis  : penser le mouvement et agir sur lui ne sont pas deux moments distincts. L’un est rapport de l’autre, et vice versa.

D’un point de vue dialectique, la bataille des retraites active toute une série de termes qui scandent le nouveau conflit entre travail et capital : otium/negotium, actif/passif, public/privé, répartition/capitalisation… autant d’oppositions, dont le point de dépassement, selon l’issue prise par le mouvement, serait à situer ou bien du côté d’une extension de l’épargne capitalisée ou bien de celui d’une plus grande socialisation du travail, voire de sa diminution. En cas de victoire du gouvernement, l’unité ainsi reformée scellerait encore un peu plus la co-appartenance de l’État bourgeois et du patronat.

Sur fond de ce conflit idéologique, il est tentant de vouloir saisir ce mouvement en mettant en regard des causes (externes, internes) indexées à des effets (médiats, immédiats). Selon cette perspective, on pourrait alors identifier trois moments du mouvement contre les retraites : a) la construction unitaire d’une mobilisation de masse par l’intersyndicale, b) la combinaison grève-blocage dans les secteurs clefs de l’économie, c) les émeutes nocturnes et l’autonomisation des blocages de flux. Ces moments constituent alors les pendants exacts des manœuvres gouvernementales : temps du débat parlementaire, précipitation du délibéré (art. 47-1), passage en force (art. 49-3).

La fuite en avant autoritaire du gouvernement est pour l’instant le vecteur principal des mutations du mouvement : elle met à mal la logique comptable de l’intersyndicale – 3 millions de personnes dans la rue, et puis rien-, les formes ritualisées de la contestation sociale (l’encadrement d’une manif d’un point A à un point B), et annonce la faillite d’un certain modèle du capitalisme participatif fondé sur la négociation avec des partenaires sociaux. Si Macron, alors même que son parti est partout minoritaire, n’a plus besoin d’entretenir l’apparence d’une posture consultative, ni de théâtraliser les gestes de la compréhension depuis le balcon présidentiel (à l’image du fameux « je vous ai compris » gaulliste), c’est qu’il a l’assurance (et non pas seulement l’arrogance) de pouvoir aller jusqu’au bout. D’un côté, les forces de coercition policières n’en finissent plus de démontrer qu’elles ne céderont pas à la rue : elles protégeront coûte que coûte les banques et l’Élysée. De l’autre, le patronat, conscient de sa position de force et de son degré d’organisation, a choisi de faire du président son cheval de Troie. C’est dire que Macron ne peut pas ne pas aller au bout : ce serait interrompre à l’aune de son second mandat le fil de l’outrance néolibérale tissé depuis la loi Travail, et donc prendre le risque de perdre la face pour les années à venir.

Ainsi, les étapes franchies par le mouvement sont encore largement réactives et étroitement liées à l’agenda et aux provocations du pouvoir. Et pourtant, la crise politique ouverte depuis l’usage du 49-3, symptôme d’une désillusion plus large vis-à-vis de la démocratie parlementaire et des institutions sclérosées de la Ve République, laisse entrevoir des configurations et des opportunités inédites d’où émergent des situations dont il s’agit désormais de se saisir.

Figures de l’antagonisme

Cadences

La forme initiale de l’antagonisme est toujours posé par l’État. Mais si l’antagonisme est d’abord dirigé par l’État contre les vies jugées superflues ou épuisables, les formes de la riposte ne sont pas symétriquement opposées à lui : bien que soumise à la répression et au pouvoir d’État, la conflictualité propre du mouvement s’expérimente d’abord dans un rejet de l’État, et non plus dans les possibilités de son alternative.

La réforme des retraites, débutée en 2018, puis interrompue par la crise du Covid, et finalement relancée depuis mars, coïncide avec une volonté étatique de pousser l’antagonisme de classe d’un cran. Toutes ses décisions prises ces dernières années vont dans ce sens (cadeaux fiscaux aux multinationales, baisse des APL, refus de taxer les méga-profits, refus d’indexer les salaires sur l’inflation…). Face à ces annonces, l’antagonisme, sous la houlette des organisations syndicales, a pris la forme d’une opposition unitaire formée au rythme poussif de journées éparpillées. Les fameuses « conditions objectives » du mouvement social étaient alors réunies dès le 7 mars : une opinion publique largement opposée à la réforme, un chiffre de mobilisation record, des grèves reconductibles dans des secteurs stratégiques (raffinerie, énergie, transport, éboueur). Et pourtant, le gouvernement n’a rien lâché et est passé en force.

A partir du 49-3, la cadence du mouvement s’est nettement accélérée : l’alternance entre temps forts (journées nationales) et temps faibles (les intervalles) s’est en partie inversée, cédant la place à deux tendances parallèles et partiellement connectées. L’une suit le tempo des blocages de plus en plus déterminés à l’initiative de bases syndicales ou d’assemblées auto-organisées d’une part ; l’autre, encore plus spontanée et éclatée, est scandée par des émeutes nocturnes investies par la jeunesse, le précariat et des syndicalistes combatifs. Le mouvement s’est peu à peu réapproprié les formes du conflit au-delà des manifestations posées par l’intersyndicale pour atteindre un niveau de densité non-négligeable.

Alors que dans la phase préparatoire du mouvement, les formes du conflit étaient limitées à quelques grèves suives et des journées intersyndicales, une seconde phase a su développer une gamme de degré plus soutenue et plus subtile, alternant des journées toniques (blocage + grève + manif intersyndicale + manif nocturne), des journées dominantes (blocages + piquets + manif nocturne) et des journées médiantes (blocages ou manif).

Force est de constater que cette cadence accélérée s’est imposée face à l’inactualité effective de la grève générale. C’est que celle-ci , malgré les effets d’annonce répétés, ne correspond pas à la réalité des forces mobilisées, ni à la composition du mouvement aujourd’hui. En vue du 7 mars, le mot d’ordre de la CGT elle-même n’est pas, comme en mai 68, « grève générale », mais bien « on bloque tout ». Si certains secteurs clefs réussissent à maintenir une grève reconductible ou à déclencher quelques grèves sauvages -et il faut tout faire pour les encourager- le nombre de grévistes reste relativement bas. Face à une conscience de classe atomisée et peu organisée, les formes d’expression de la conflictualité ne peuvent donc plus être seulement celles qui exigent une composition de classe homogène et un niveau élevé de structuration inter-sectorielle. Prendre acte de ces données ne signifie pas renoncer à la perspective d’un élargissement de la conscience de classe, ni minimiser l’importance économique des grèves reconductibles, mais suppose d’en accepter les limites, et d’approfondir les formes présentes de la conflictualité.

Block Bloc

Le blocage apparaît aujourd’hui comme le motif régulateur du mouvement. La grève en constitue en réalité l’une des modalités, aux côtés d’autres formes d’interruption de flux- barrages plus ou moins filtrants ou barricades enflammées. Dès lors qu’il n’y a pas assez de grévistes pour bloquer l’économie dans la durée ou que le pouvoir brandit la carte de la réquisition, il faut faire autrement : empêcher la circulation des marchandises, entraver les allers-retours dans les dépôts, ralentir les livraisons, retarder les embauches, neutraliser le trafic, engorger les plateformes logistiques...Et ceci, dans la mesure du possible, avec la complicité interne des travailleur.euses qui, depuis leur lieu de travail, ont à disposition tout un arsenal d’outils pour bordéliser, désorganiser, saboter la production. C’est ce qu’on a vu à l’œuvre autour de Paris dans la bataille des poubelles devant les incinérateurs d’Ivry, d’Issy et de Saint-Ouen ou devant les garages des camions-bennes à Aubervilliers. Alors que les poubelles en feu sont devenues l’emblème du mouvement, les piquets de grève et les blocages interpro ont été maintenus face aux réquisitions et aux pressions policières par-delà la suspension de la grève. Ici, le blocage n’est plus seulement un palliatif au manque de grévistes ou une tactique par défaut. Prolongé dans le temps, affinant ses techniques et ses méthodes au fil des jours et des liens créés entre salariés et bloqueur.euses, il acquiert une densité propre. De modus operendi il devient modus vivendi, un arrangement, un équilibre provisoire trouvé entre les éboueurs et leurs soutiens. La persistance de ces formes répétées de blocage et les solidarités qui s’y éprouvent viennent alors contre-carrer les velléités répressives du pouvoir tout en l’engageant dans une guerre d’usure qui lui est largement moins favorable que l’affrontement direct.

Comme le montrent les exemples de blocages des tiru autour de Paris ou des opérations « Ville morte » à Nantes, Rennes et Lyon, l’antagonisme est le plus poussé là où, en parallèle de l’intersyndicale, s’inventent de nouvelles formes de coordination entre différentes assemblées auto-organisées (de ville, interpro, étudiante, lycéenne, sectorielle…). C’est à elles que reviennent la force d’initiative et la capacité réelle à rythmer le mouvement. C’est par elles que se construit une force de ralliement pour les secteurs atomisés et les personnes isolées. C’est par elles que s’expérimente une véritable puissance d’organisation et que peuvent se dessiner des perspectives politiques révolutionnaires.

L’art du contrafactum

Il s’agit alors de désarrimer l’antagonisme des amarres auxquels celui-ci était fixé lors de ses précédentes figurations pour en garder vif le noyau d’intensité : garder l’effervescence des occupations de lieux sans rejouer l’immobilisme, garder la valeur expropriatrice de la grève sans verser dans le volontarisme, garder la force de frappe du cortège de tête sans en répéter le folklore, garder le potentiel de débordement des Gilets Jaunes sans en reproduire les dérives, et ainsi de suite. Avoir prise sur ce qui a lieu suppose une habile chorégraphie entre des gestes de reprise et des gestes de déprise.

Autrement dit, intervenir politiquement dans le mouvement exige de notre part un effort de modulation pour ne pas forclore l’antagonisme dans des formes d’expression figées. On peut alors s’inspirer d’une technique poético-musicale médiévale utilisé par les troubadours : l’art du contrafactum. Dans la lyrique mélodico-littéraire du XIIe siècle, le contrafactum consiste à identifier, puis à reproduire la structure rythmique, rimique ou métrique d’une mélodie préexistante tout en modifiant le texte. Subtil rapport entre l’imitation formelle, l’emprunt et la réécriture, cette technique d’adaptation utilisée par les trouvères donne matière à penser le politique : comment dégager les rapports mélodiques des formes historiques de l’antagonisme pour en rejouer la force rythmique sans la pétrifier dans un pur mimétisme d’apparat ?

Ce type de questionnement recentre la question de l’organisation de l’antagonisme sur des procédés de composition qu’il s’agit de distinguer des techniques d’exécution. En admettant qu’une subjectivité révolutionnaire émerge à la jonction d’espaces absolument singuliers redéfinissant les termes, modes et lieux du politique, quelle peut-être aujourd’hui sa capacité d’intervention ? Avec qui et à partir de quoi doit-elle composer ? Le mouvement actuel, dans la continuité de la séquence ouverte depuis la loi Travail en 2016, montre que s’expérimente une nouvelle forme de subjectivité politique qui pose moins la question de notre rapport à l’État que celle de notre rapport à nous-mêmes et aux autres.

Nos dispositions à former, en dehors des réseaux de l’intersyndicale, une puissance collective organisée autour de comités de ville ou d’assemblées de quartiers qui soient à la fois un point d’appui matérielle pour les grèves reconductibles et une force d’initiative qui dessinent des perspectives stratégiques, proposent de nouveaux modes d’action et débordent les platebandes de la question des retraites pour interroger la valeur d’une vie digne d’être vécue sont autant d’éléments qui configurent une situation d’où peuvent émerger des proposions et des opérations politiques à distance de l’État et de ses formes d’organisation.

Photo : Bernard Chevalier

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