Situation pré-révolutionnaire, urgence théologico-politique, exigence évangélique 

Foucauld Giuliani

paru dans lundimatin#492, le 13 octobre 2025

Vous vous souvenez peut-être de notre entretien avec le groupe catholique et révolutionnaire Anastasis qui signifie à la fois résurrection et insurrection. Foucauld Giuliani qui participe activement au collectif interroge cette semaine l’adhésion de la communauté catholique au mythe libéral autant qu’à la fascisation en cours. Derrière ces « impérities politiques », il localise des raisons et questions théologiques.

En 2017, le jeune Emmanuel Macron prenait le pouvoir, porté par l’enthousiasme de larges pans des médias. En jouant la carte de la « start-up nation » et en flattant le désir si moderne de « se faire soi-même » et de « ne dépendre de personne », il sut habilement capter un électorat sociologiquement plutôt varié. Par son extraction sociale, ses diplômes et son parcours professionnel de financier et de haut-fonctionnaire, il rassurait la bourgeoisie ; par son image de nouveauté et de dynamisme, il séduisit des couches plus populaires avides de croire aux récits de la méritocratie et de la promotion sociale par le travail. La suppression de l’ISF et la valorisation de l’entreprenariat illustraient parfaitement sa stratégie électorale. Opportuniste, Macron profita d’un rejet croissant de la gauche et de la droite de gouvernement, c’est-à-dire des élites politiques traditionnelles assimilées à un ordre socio-économique vermoulu.

Huit ans, deux mandats présidentiels et une succession de crises institutionnelles plus tard, il est évident que la promesse de renouveau était illusoire. Loin d’incarner un dépassement des vieilles logiques, Macron les a au contraire synthétisées et renforcées. Son projet politique se résume à une consolidation d’un néolibéralisme incapable de répondre aux exigences de solidarité, de justice fiscale et sociale et de transformation écologique. Il serait certainement puéril de reprocher au président de ne pas avoir vaincu une hydre capitaliste qui se déchaîne aujourd’hui au niveau mondial. Mais une chose est de vaincre, une autre de combattre. Jamais Macron n’engagea le rapport de force avec les classes dominantes pour la raison très simple qu’il ne le voulut jamais, comme en témoigne sa foi non démentie dans la théorie libérale du « ruissellement » de la richesse du haut vers le bas de la société ou son obstination à ne pas rétablir l’ISF. S’il est exagéré de faire de Macron un « Thatcher à la française » – le maintien de politiques redistributives et les mécanismes de solidarité mis en place durant la crise du Covid contredisent cette vision inutilement caricaturale – il est indéniable que son idéologie lui fait croire le capitalisme globalement valable et parfaitement réformable.

Or un système économique qui définit le travail humain comme un simple moyen, le profit financier comme le principal critère de la production et qui encourage les habitudes de consommation les plus pulsionnelles et destructrices est structurellement incapable de répondre aux problèmes de notre époque. Chaque jour le capitalisme démontre qu’il produit la catastrophe climatique, dispose à la guerre du tous contre tous, consolide le triomphe des plus forts sur les plus faibles. De plus, il est clair à quiconque à des yeux pour voir ce qui se met actuellement en place aux États-Unis que ce mode de production et de consommation s’accommode parfaitement des régimes autoritaires. La fable d’un capitalisme qui irait de pair avec le libéralisme politique et les droits individuels est bel et bien morte. [1] Dès lors, l’idée martelée par le camp présidentiel depuis des années selon laquelle il incarnerait la seule alternative crédible à l’extrême droite est mortifère. Le choix ne se situe pas entre lui et une extrême droite autoritaire, raciste, climatosceptique et parfaitement alignée sur les exigences conservatrices des élites économiques. Il se situe entre ces deux propositions inopérantes et une autre voie. Cette autre voie est nécessairement révolutionnaire en ce qu’elle ne peut que vouloir l’abolition du capitalisme au niveau mondial, l’enjeu étant de combiner ce projet au maintien des droits individuels et de la démocratie, c’est-à-dire de réussir là où les régimes communistes du XXe siècle ont échoué.

Penser que nous autres, les chrétiens de France, sommes à la hauteur de la tâche, c’est se voiler la face. Une bonne partie d’entre nous participent à la fascisation politique en cours, désignant « le wokisme » comme ennemi principal à abattre, cédant à l’islamophobie pathologique qui ronge la société, troquant l’exigence de fraternité évangélique contre la chimère de « la grandeur civilisationnelle » (cette dernière attitude est incarnée à la perfection par le parti d’Éric Zemmour, Reconquête). Il y a des raisons théologiques derrière cette impéritie politique.

Décortiquons l’une d’entre elles : la tendance à déduire de la réalité universelle du péché – c’est-à-dire de la possibilité toujours laissée à l’homme de choisir le mal – un certain fatalisme politique. Selon cette optique, accepter un monde structurellement injuste, ce serait faire preuve de « réalisme » et refuser « l’utopie » car – le savez-vous, bonnes gens ? – « l’enfer est pavé de bonnes intentions ». Ainsi, considérer le capitalisme comme la fin de l’histoire et s’y soumettre équivaudrait à faire preuve de sagesse et non de pessimisme, de lucidité et non de cynisme. Alors la théologie fait le lit du conservatisme le plus obtus. La conscience du péché conduit pourtant à une position bien différente : la lutte pour les meilleures structures sociales possibles associée à la certitude que, même dans le monde le plus égalitaire qui soit, le mal et la souffrance demeureraient car « c’est du dedans, du cœur de l’homme, que sortent les pensées perverses : inconduites, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, fraude, débauche, envie, diffamation, orgueil et démesure. » (Mc, 7, 21-22) Jamais le Christ ne prend prétexte du péché humain individuel pour justifier un ordre social insatisfaisant. Au contraire, il tient ensemble la lutte contre les structures d’oppression et l’appel à la conversion toujours inachevée du cœur. En cas contraire, il se serait satisfait de l’ethnicisme ou du culte de Mammon [2], structures qu’il destitue magnifiquement une fois pour toutes. Dès lors, les chrétiens n’ont pas à être pour ou contre la révolution sociale mais à être révolutionnaire d’une manière bien particulière. Le chrétien est une révolutionnaire qui sait que la révolution n’abolira pas le mal car cette tâche, en définitive, est oeuvre divine et non humaine. Il sait que l’empire du mal excède le périmètre des conditions sociales ; il sait que jamais la révolution ne se substituera au travail de conversion, ce travail exigeant un dessaisissement de sa volonté propre au profit de la grâce divine.

Une voie s’ouvre à nous : participer aux élans révolutionnaires de notre temps en se gardant de céder aux tentations dangereuses toujours propres à de tels mouvements (illusion de pureté, essentialisation de l’ennemi, violence mimétique, dogmatisme idéologique…). Parviendrons-nous à une telle hauteur ? Si nous comptons sur nos seules forces pour y parvenir, la réponse est non. La part chrétienne en nous se doit de destituer la part humainement révolutionnaire, la part révolutionnaire exige d’être orientée évangéliquement, sinon que vaudra-t-elle ?

Paradoxes chrétiens : la plus grande hauteur s’atteint par la voie de la plus franche humilité, l’action la plus transformatrice émane de la prière la plus intime, l’ambition légitime d’étendre le règne de la communion aux frontières du monde commence par l’acte de s’agenouiller aux pieds de la croix.

Foucauld Giuliani

[1Voir sur ce point l’ouvrage passionnant de Arnaud Orain, Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de finitude (XVIe-XXIe siècle), Flammarion, 2025.

[2Dans Urgence évangélique (Parole et Silence, 2025), nous – collectif Anastasis – avons défendu la thèse selon laquelle le capitalisme réalise en acte le culte de Mammon en cela qu’il nous enchaîne collectivement au processus destructeur de l’accumulation infinie du capital décorrélée de tout progrès social, moral ou spirituel.

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