René Descartes n’a pas écrit les Méditations métaphysiques pour qu’on glose indéfiniment sur la métaphysique, mais pour avoir un socle solide (à ses yeux), et pour n’avoir plus à y revenir. Dit autrement, les arbres et les corps l’intéressaient plus que dieu ou la volonté supposée libre. (Lettre du 28 juin 1643) C’est la même chose avec les intelligences artificielles génératives : offrons-nous le plaisir de terminer le problème (comme on terminerait un ennemi), à la racine, pour ne plus perdre notre temps à gloser sur leur ineptie.
L’IA [1] nous délivre de penser : elle le fait à notre place pour que nous n’ayons plus à le faire. Cette délivrance s’inscrit dans l’histoire de la grande confusion occidentale entre délivrance et liberté, magistralement diagnostiquée par Aurélien Berlan dans Terre et liberté (La Lenteur, 2022). De ce point de vue, l’IA est une étape supplémentaire dans l’obsession aristocratico-bourgeoise pour la délivrance, dont on se demande bien ce qu’elle va laisser d’humanité aux humaines : ne plus avoir à se battre (mercenaires ou conscrites) ; ne plus avoir à travailler (esclaves ou salariées) ; ne plus avoir à élever ses enfants (femmes mariées assignées à la maternité) ; ne plus avoir à décider politiquement (système représentatif) ; ne plus avoir à transpirer et se mouvoir (hydrocarbures et moteurs) ; ne plus avoir à choisir ou désirer (algorithmes de suggestion d’achat) ; etc.
Ce qui caractérise cette liste, c’est la mécompréhension première du sens de chaque activité. Puisqu’aucune activité ne peut être déléguée (jouir par procuration, c’est difficile), pas plus que la vie elle-même, il faut donc un malentendu fondamental sur le sens de la praxis pour croire pouvoir jouir de ses fruits tout en étant délivrée de ses conditions de possibilité. Par exemple, l’« art d’habiter » (Ivan Illich) suppose une manière de co-construire avec des lieux – qui induit que « jamais la demeure n’est achevée avant d’être occupée ».
L’IA ne nous délivre donc pas de « penser », en réalité, puisqu’elle n’est jamais capable que de pasticher des traces passées (textes, images, sons, vidéos) : elle nous permet de continuer à obéir en amoindrissant les contraintes subjectives de cette obéissance. Après le développement durable (polluer moins pour polluer plus longtemps), voici la servitude durable : faire semblant d’obéir pour obéir plus longtemps. C’est flagrant avec l’usage bureaucratique : beaucoup voient dans l’IA une manière de déléguer, enfin, les synthèses, dossiers de subvention et autres évaluations qui leur sont demandées. D’où l’appétence pour l’IA chez les personnes sous emprise d’institutions coercitives (par exemple : le savoir-pouvoir à l’école ou à l’université) [2]. Par conséquent, au lieu de réfléchir collectivement à la possibilité de refuser une telle humiliation, chacune est invitée à gérer cette oppression absurde, individuellement (c’est-à-dire : isolément), en continuant à contenter la demande, mais avec une pénibilité amoindrie grâce à l’IA. C’est un peu comme si on conseillait à un cadet subissant des viols incestueux à répétition de se mettre une vaginette entre les cuisses pour tromper son grand frère ; c’est plus simple que d’affronter collectivement la culture de l’inceste et de déconstruire le familialisme.
Dans le cadre de l’IA, ce « faire semblant » est une résistance de pacotille puisqu’il est une simple dérivation de l’exploitation vers d’autres. On pourrait ici répéter les arguments écologiques à foison, mais ils sont tellement évidents… Quel triste spectacle de voir les occidentales tortiller pour décrire leur mauvaise conscience écologique : « oh zut l’extractivisme, zut la gabegie énergétique, zut les travailleurs et travailleuses du Sud exploitées... », « Oh zut mon mode de vie colonial », en gros. Cela n’a rien de spécifique à l’IA, ce n’est qu’une différence de degré avec la numérisation des formes de vie, dont le soubassement matériel est un écocide. Tant qu’on ne comprend pas que la technique n’est jamais neutre, qu’elle n’est pas un outil-dont-il-nous-revient-de-trouver-de-bons-usages, on demeure dans une mauvaise foi insupportable qui ne mérite pas que quiconque nous accorde le temps d’une énième démonstration – de même que les féministes ont mieux à faire que de la pédagogie auprès des hommes.
Enfin, et surtout, l’importance accordée au faux problème de l’IA (je le dis faux, d’un point de vue épistémologique, car il est si simple à penser : nos tergiversations ne disent rien du problème lui-même, mais tout de notre malhonnêteté intellectuelle), cette importance, donc, traduit l’ampleur qu’ont pris les activités scripturales chez les gavées de la société de consommation. Or, le scriptural est typique des formes de vie toxiques et nocives – en gros, les positions de domination sociale. Ce qui est commun avec les traces, c’est leur finalité performative : être des mots d’ordre en vue de faire faire. On écrit des prompts pour donner des ordres [3], et parce qu’on est soi-même promptée par les rapports de pouvoir. Une dominée qui croit tromper une dominante en usant de l’IA n’est qu’une dominée en train d’apprendre à devenir dominante – se servant des outils du maître pour (prétendument) le combattre.
Chaque fois qu’il y a obéissance, il y aura commandement. C’est comme ça que s’en sortent les dominantes, toujours : leur misère affective et leur nullité épistémique les condamnent à se servir d’autrui pour combler leur propre vide existentiel. L’IA constitue donc un bon test pour apprécier les formes de vie : n’aura jamais besoin d’utiliser une IA quiconque n’instrumentalise pas autrui « pour soi et aux fins de soi » (pour reprendre la belle définition du refus de parvenir, par Albert Thierry).
En bref, l’IA est une grosse merde et il est finalement assez simple de voir toute la joie maintenue et conquise qu’il y a à refuser de parvenir à faire semblant de produire de la merde. Et n’allez pas croire que la non-coprophagie est une attitude sacrificielle : pas plus qu’un non-fumeur n’a l’impression de renoncer à quoi que ce soit, celles et ceux dont les modes d’existence leur font refuser tout ce cirque autour de l’IA ne renoncent à rien de ce qui est beau dans l’existence.
Sébastien Charbonnier
PS : Pour refuser plus avant de parvenir, voir notre récent entretien avec Sébastien Charbonnier autour de son livre Pouvoir et puissance.




