Les éditions Quiero [2] publient ces jours-ci un texte « débusqué » par Emmanuel Loi dans un numéro de 1981 de la revue Topique, lequel, dixit la présentation de ce dernier, ouvre « une sacrée brèche dans la tectonique du joug ». Il est vrai qu’avec Sade et Fourier, nous avons affaire à deux rebelles irréductibles, c’est peu de le dire. Ce que nous apprend ici Simone Debout, comme Annie Le Brun le dit à partir, elle, de son étude de Sade, c’est que tous deux mettent cul par-dessus tête et la religion et la philosophie des Lumières qui prétendait s’en être émancipée. Chacun à leur façon, ils attaquent la Raison comme hypostase du divin et, à l’instar des révolutionnaires français démontant la Bastille après l’avoir investie, en font table rase sans aucun état d’âme :
« Entre les deux systèmes contraires paraît ce qui déborde et récuse tous les systèmes, parce que c’est à quoi ils tendaient, ce qu’ils impliquaient l’un et l’autre. En effet, dans leurs tentatives passionnées pour justifier ou condamner, pousser à l’extrême ou rédimer le mal, les iniquités et l’asymétrie sociale, Sade et Fourier ne s’étayent pas de la seule raison des mots ou des choses, mais de l’irrationnel fondamental. Ils dévoilent le sous-sol affectif des formes et leur violence scande, par là même, une critique radicale : ils ruinent toute transcendance divine ou idéale […] » (p. 26) Bien sûr, ils seront chacun attaqués pour leurs « excès indus, [leur] dogmatisme », en sorte d’« ignorer leurs doubles puissances opposées, pareillement irrecevables, les ferments d’un nihilisme sans appel [Sade] ou d’un autre avenir [Fourier] » (p. 26).
« Contemporains de la Révolution, dix ans avant [Sade], dix ans après [Fourier] » (p. 25), tous deux « achèvent » (au double sens du terme), la philosophie des Lumières, laquelle n’avait pas été jusqu’au bout du déicide, sans pour autant s’en remettre à un quelconque ersatz de transcendance, tels qu’en proposeront Kant avec ses « a priori de la Raison » (p. 69) ou Rousseau avec son Contrat social (on pourrait ajouter à ceux-ci le matérialisme dialectique du marxisme orthodoxe). Ils fondent leur philosophie sur un homme de chair et de sang animé par ses passions (voire ses « manies ») et dont l’esprit réside dans le corps – mais c’est ici précisément qu’ils divergent (qu’il dit verge, dirait le Fourier du génial Griffe au nez). En effet, Sade pose comme seule réalité l’individu souverain agissant selon ses seuls intérêts, non pas économiques, mais libidinaux (sauf qu’il se trouve que les deux semblent coïncider parfaitement, dans la mesure où l’argent représente et donne, alors comme aujourd’hui, le pouvoir sur autrui, ce à quoi prétend aussi le libertin sadien) tandis que Fourier, nettement plus moderne à mon sens, se fonde sur l’intersubjectivité – rien ni personne n’existant hors relation à d’autres choses et/ou à d’autres personnes (ce qui, au passage, me fait penser à l’interprétation relationnelle de la mécanique quantique par Carlo Rovelli [3], mais c’est une autre histoire). Le pari sadien est de fonder l’individu sur lui-même sans rien devoir à Dieu ni à la loi civile, pas plus qu’à une « bonne » nature rousseauiste ou à l’histoire… et encore moins à ses semblables, bien sûr. Au contraire. « Sade fonde sur le sentir, écrit Simone Debout (p. 75), mais au lieu de s’accroître par là même, virtuellement, de tout le sensible, il accomplit un retrait plus absolu que celui de la conscience séparée. Car il fait tout refluer sur la seule puissance. Le désir de jouir, désir du roué, préoccupé non des objets mais de son plaisir, est désormais l’unique tension, ce qui détermine la volonté et le système du monde, le système des corps. De ce départ, tout suit, les caractères de l’affect initial et du système. Sade pose le principe : “Parmi toutes les lois de la nature la plus juste, la plus sacrée, l’égoïsme du plaisir.” Puis les conséquences : “Une multitude de lésions sur autrui ne peut se mettre en comparaison avec la plus légère des jouissances achetées par cet assemblage inouï de forfaits.” La jouissance flatte le criminel, “elle est à lui, l’effet du crime ne l’affecte pas, il est hors de lui.” Et derechef : “il n’y a aucune proportion raisonnable entre ce qui nous touche et ce qui touche les autres. Nous sentons l’un physiquement et l’autre n’arrive à nous que moralement, et il n’y a de vrai que les sensations matérielles.” Péremptoire, le raisonnement repose, semble-t-il, sur des faits : la primauté des sensations matérielles et la séparation radicale des corps si bien enfermés dans leur peau que “touchés”, ils ne communiquent pas pour autant avec ce qui les touche. On ne connaît donc jamais que ses propres sensations ; sexuels ou non, il n’y a pas de rapports avec l’autre. » C’est moi qui souligne la fin de cette démonstration sans faille, me semble-t-il.
Fourier, c’est évidemment l’inverse : il fonde tout son système sur des multiplicités de rapports. Non qu’il néglige ce qui relève de l’individu : « Passant du plus commun au plus singulier, il favorise l’exception, et l’unique même, sans l’isoler [4]. Attaché d’abord à développer les pouvoirs les mieux partagés, des sens : “les passions sensitives”, dit-il, et des affects : amour, amitié, ambition… il étudie leurs transmissions, des unes aux autres, des individus entre eux, et il arrive au singulier, manies, ambigus, transitions. Il décrypte les liens que le sujet noue par lui-même et pour lui-même, l’imprévu latent qu’il recèle, toutes les flammes encloses jaillies soudain d’une rencontre. Or ce qui paraît alors, les exceptions, n’ont pas appartenu à un tout antérieur, elles n’ont pas leur vérité en quelque idéalité ou quelque forme déjà constituée. Fourier veut cependant leur faire droit, renouveler la loi et non pas simplement passer outre ni la subvertir [5]. » (p. 83)
Dès lors, qu’est-ce qui peut bien réunir ces deux « utopistes » (si l’on veut bien accepter ce qualificatif pour le divin marquis – même si son utopie est « démoniaque », comme le dit à plusieurs reprises Simone Debout [6]) ? On pourrait peut-être parler de « possible », au sens où en parlent Haud Guégen et Laurent Jeanpierre dans un livre à paraître très bientôt [7] : La Perspective du possible. Comment penser ce qui peut nous arriver, et ce que nous pouvons faire. C’est en tout cas ce que laisse comprendre la première phrase de « Payer le mal à tempérament » : « Pour Sade et Fourier l’imaginaire est garant de la réalité et celle-ci lisible, intelligible à travers deux rêves contraires change de statut : de donné elle se fait proposition. » Tout d’abord, il faut rappeler que si, comme on l’a dit, tous les deux sont contemporains de la Révolution, Sade est « d’avant » et Fourier « d’après » : celui-ci lit celui-là et la réciproque n’est pas vraie. Et ce que Fourier reprend son aîné, c’est l’énergie quasi tellurique des passions, des affects, mais « il ne concentre pas [comme Sade] leur puissance dans une seule direction. Il ne retourne pas le désir sur lui-même » (p. 49). Pourtant, non seulement il le lit, mais il l’affronte, dit Simone Debout. Et, « en affrontant son adversaire de choix, Fourier opère un déplacement. Il se déprend assez de lui-même pour approfondir et transformer sa propre aventure » (p. 25). Sade remet en cause sa vision quelque peu éthérée du « nombre où tout serait contenu – la justice mathématique qui régirait de toute éternité l’Harmonie aussi bien que la vérité » (p. 26). Il le ramène sur Terre, en quelque sorte, et le « réveill[e] de son sommeil dogmatique » (p. 59) Mais à partir de là, à suivre Simone Debout, on comprend que Fourier ira plus loin que Sade dans la remise en cause de toute transcendance, y compris celle du mal dans laquelle ce dernier reste englué, si bien que ses rêves [8], selon Queneau, seront « déshonorés par ce qui, dans le réel historique, leur fait écho » (p. 60). Pasolini fut le seul à dire ce rapport en mettant en images Les 120 Journées de Sodome [9] dans son film sur la république de Salò : « en habillant les libertins de la livrée fasciste, il se référ[ait] explicitement à la réalité historique » (p. 60) Simone Debout ajoute : « La situation fantastique créée par les libertins [des 120 Journées, puis d’autres textes qui suivront] pour se protéger et tenir les victimes à leur merci, sans aucun recours ni communication possibles avec l’extérieur, aucun moyen de dire leur souffrance ou de faire connaître leur sort, les forêts, les rochers infranchissables, les fossés, les hauts murs des chateaux, jouent le même rôle que l’espace d’isolement, les barbelés, les chiens, les miradors des camps nazis. » (p. 60)
Mais ce rapport entre cauchemar et réalité fonctionne aussi à l’envers, si j’ose le dire ainsi. « […] Sade se fait lui-même le malin génie, celui qui fausse les idées et les rapports intelligibles pour les faire servir à sa fantaisie, qui incline les raisons selon son désir et va tout plier à son arbitraire : le savoir, la morale, l’organisation sociale – du moins le tenter. Il est remarquable que, pour ce faire, il n’ait pas à bouleverser le langage mathématique ou naturel, ni les institutions établies. Il les trouve prêts à ordonner et perpétrer le crime. Maître du langage comme de lui-même, il intègre les mots obscènes dans les phrases bien construites, sans modifier la syntaxe et il utilise l’institution et la division sociales pour se fournir indéfiniment et impunément en victimes. » (p. 72)
C’est ici que Fourier, une fois « réveillé de son sommeil dogmatique », se révèle finalement tout aussi « radical » que son aîné. Développer ce point excéderait les limites de cette note de lecture déjà assez foutraque par ailleurs. Cependant, à défaut d’avoir lu d’autre textes de Simone Debout (lacune regrettable que je vais m’empresser de combler – au passage, je note que c’est l’une des qualités de ce petit bouquin que de donner envie d’en lire quelques-autres), je renverrai à deux autres textes. D’une part, l’article « Un rêveur sublime » d’Annie Le Brun où elle commente, entre autres, le texte Griffe au nez qui, dit-elle, « est à replacer dans la lignée des grands attentats contre le langage que perpétrèrent par la suite Jean-Pierre Brisset, Raymond Roussel, Marcel Duchamp, Pierre Leyris… sans oublier ceux épisodiques auxquels se livrèrent Victor Hugo, Charles Cros [10]… » Un texte, dit-elle en citant Simone Debout, « où les objets et les êtres retrouvent le noir qu’ils portent en eux, la densité, et, avec elle les ombres qui manquent peut-être aux images de l’Harmonie [11] », ajoutant qu’« Au demeurant, c’est par ces ténèbres que Fourier rencontre Sade qui, lui, ne sait que cette communication par l’abîme s’établissant au gré des plus secrets va-et-vient entre le corps et l’esprit [12]. »
Il y a enfin Benjamin, qui consacre l’un des dossiers de ses « Passages » à Fourier. Parmi les nombreuses citations qu’il y a rassemblées, de Fourier lui-même ou de ses commentateurs, je retiendrai celle-ci, radicalement opposée à la doctrine sadienne, et qui me servira aussi de conclusion – j’espère que son côté un peu énigmatique vous incitera, comme moi à en lire plus, même si Payer le mal à tempérament est un excellent commencement.
« L’individu… est un être essentiellement faux, car il ne peut ni par lui seul ni par couple opérer le développement des 12 passions, puisqu’elles sont un mécanisme à 810 touches et les compléments. C’est donc au tourbillon passionnel que commence l’échelle et non pas à l’homme individuel ». Référence donnée par Benjamin : Publication des manuscrits de Fourier, Paris 1851-1858, 4 vol., Années 1857-1858, p. 320 [13].
franz himmelbauer depuis l’excellent blog Antiopées