Dignité - À propos du soulèvement George Floyd

Bilan et perspectives après deux mois de révolte aux États-Unis

paru dans lundimatin#250, le 29 juillet 2020

Le voile de la peur s’est déchiré avec l’assaut du commissariat de Minneapolis. En même temps qu’il brûlait, c’est l’ancien monde et ses certitudes arrogantes qui partaient en fumée. Plus de la moitié des Américains considère que l’incendie du commissariat était justifié. Et alors que toutes les institutions perdaient leur légitimité – gouvernement, police, médias, économie – la loi se montrait pour ce qu’elle est : des hommes tristes drapés dans leur bannière « Blue Lives Matter » et qui pleurnichent dès la tombée de la nuit. Le libéralisme et ses traités de paix sont en lambeaux. Cette fois, c’est bien la fin d’une époque, l’effondrement d’un ordre intolérable. Il nous faut désormais apprendre à habiter nos propres ruines. [1]

Le cauchemar racial dans ce pays est une atrocité sans commune mesure. Tous les États-nations se sont fondés sur le massacre, mais il y a une spécificité de la violence de l’esclavage capitaliste, de l’inscription juridique du racisme et de la lignée directe entre les chasseurs d’esclaves et la police actuelle aux États-Unis. L’ordre libéral a beau s’excuser de son passé, ce sont des larmes de crocodile. Ils nous disent que le racisme fait partie de la nature humaine. Qu’il faut des flics pour nous protéger d’un mal intérieur. Que laissés à nous-mêmes que nous serions plus cruels que leurs fouets ou leurs prisons. Mais la vérité est qu’ils ont inscrit cet ordre dans la loi précisément parce que nous n’acceptions pas leur vision paranoïaque de l’existence. Confrontée aux révoltes dans les jeunes colonies, la classe des planteurs a puni les serviteurs et les esclaves en codifiant la race blanche et en consacrant sa suprématie.

Depuis l’invention de la personne « blanche » comme catégorie juridique, la race a dissocié ceux qui sont aptes à devenir humains des autres qui sont moins qu’humains. Il n’y avait là que le perfectionnement de l’ancien ordre colonial dont les chrétiens étaient le sujet privilégié, et une arme utilisée par les élites pour diviser la population en accordant des privilèges à certains au détriment de leur dignité. Une certaine histoire montre des Européens se battre férocement les uns contre les autres pour accéder au privilège de la blancheur. Mais une autre histoire, parallèle et diffuse, suit ceux qui se sont accrochés à cette dignité en cherchant à désactiver, détruire ou échapper à cette civilisation raciste. Chaque mouvement est traversé de ces deux histoires et doit décider sur laquelle parier son avenir. À quelques exceptions près, les mouvements sociaux aux États-Unis se sont rangés du côté de l’ordre racial. Chaque fois qu’une poussée révolutionnaire a ébranlé les fondations du pays, une solution raciste optimisée est apparue pour remettre les gens à leur place.

Des premières révoltes d’esclaves à la rébellion en mémoire de George Floyd, cette autre histoire nous invite à tout brûler sans regarder en arrière. À chacune de nos défaites, même les morts sont renvoyés aux champs. L’ordre racial mutile l’histoire, autrefois par les « ministrel shows » [2], maintenant avec des productions auto-promotionnelles. Les politiciens prennent un air sombre et s’agenouillent pour la photo. Les publicités d’Amazon disent « Nous vous voyons ». Même des marques de gâteaux pour enfants célèbrent Black Lives Matter. Bientôt, ils vont nous dire que le Black Panther Party était une organisation de défense des droits civiques qui voulait soutenir les entrepreneurs noirs. Ce n’est pas parce que les élites ne comprennent rien. C’est parce que ce système repose sur la souffrance des Noirs et les mensonges racistes - sa dernière mouture inclut même un peu d’autoflagellation pour plus de clics. Ils trouveront toujours moyen d’en tirer profit.

Les entreprises et les milliardaires peuvent bien se repentir, il n’en demeure pas moins que le cauchemar racial est inextricablement tissé dans le tissu social. Nous le voyons au travail, dans les quartiers, les médias, les tribunaux, les écoles, les hôpitaux. Nous le voyons dans la façon dont les Noirs et les Latinos se voient refuser l’accès aux soins médicaux tout en étant contraints de travailler en pleine pandémie pour maintenir l’économie. Après les bouleversements des années 1960, les urbanistes - déterminés à sauver le capitalisme - ont restructuré le territoire social selon les divisions raciales. C’est la police - un gang assassin, affranchi de la loi – qui décide de qui peut vivre ou mourir sur ce terrain. Tout le monde sait que les flics tuent. Ils tuent sans égard à leur propre ethnicité et ils tuent les Noirs de manière démesurée. Les flics tuent les Noirs parce qu’ils les considèrent toujours comme sacrifiables. Esclavage, Jim Crow, ghettoïsation, emprisonnement de masse, les États-Unis sont un abattoir.

On a tenté toutes sortes de réformes. Même un président noir. Or c’est bien Obama qui était au pouvoir lorsqu’on a lynché Trayvon Martin et qu’on a assassiné Tamir Rice et Mike Brown. Qu’est-ce qu’il nous reste ? Des générations entières ont prié, payé, manifesté, fait des sit-in, voté, pleuré et donné leur vie. Les enfants nés après le 11 septembre devraient-ils se dépêcher d’attendre ? Assez de cet enfer. Il n’est guère surprenant que le cri de ralliement de Ferguson fut « Brûlez cette bitch ! ». Rien d’étonnant à ce qu’on préfère ce cri à Joe Biden qui informe les électeurs du fait qu’ils ne sont pas Noirs s’ils ne votent pas pour lui. « Fuck the police » résonne dans les rues depuis plus de trente ans. Les jours qui ont suivi l’incendie du commissariat de Minneapolis ne sont qu’un crescendo parti des émeutes de Los Angeles de 1992. Comme la révolte de Ferguson, celle de Minneapolis s’est propagée parce que les gens n’ont pas reculé et ont fait preuve d’un courage exemplaire. Une génération entière commence à réaliser que les caméras corporelles, les flics « progressistes » et la « police de proximité » sont autant de conneries. S’il s’agit de mettre fin au cauchemar racial, il nous faudra entièrement déraciner cette société pourrie.

Tout le monde déteste la police. Aucune justification n’est nécessaire : notre rage est née d’un meurtre raciste, mais elle comprend toutes les indignités que nous avons subi entre leurs mains. En s’avisant de réprimer le mouvement, leur stupidité et leur brutalité ont fini par retourner des millions de personnes contre eux. On ne comptait plus les gens qui défiaient les couvre-feux, quitte à se faire arrêter. Blocage des routes et des ponts, vitres brisées, magasins pillés, statues déboulonnées, voitures de flics incendiées -toute la fureur libérée par le meurtre de George Floyd. Même la Garde Nationale a fini par être démobilisée devant un combat qu’elle ne pouvait pas gagner. Le gouvernement a préféré sauver la face et prévenir les défections en se retirant d’une situation sur laquelle il n’avait aucun contrôle. En voyant les policiers s’enfuir du commissariat en flammes, nous avons compris qu’ils ne sont pas invincibles. Pour une fois, nous les avons vaincus dans la rue. Reste à savoir comment rendre leur retraite permanente.

Le soulèvement de George Floyd est tributaire de notre époque tumultueuse. On y voit des échos aux nouvelles tactiques élaborées à Hong Kong et au Chili l’année dernière – extinction de gazlacrymogènes et parapluies utilisés comme boucliers et pour garder l’anonymat –, en plus de produire en temps réel ses propres innovations. Les informations personnelles de flics ont été divulguées, leurs sites piratés et leurs ondes radio épiées pour aider les camarades dans la rue. On a vu des ingénieurs fabriquer des boucliers contre les canons à son pendant que les guides « Quoi porter en manif » sont devenus viraux. Des barricades ont été érigées autour des zones autonomes pour les protéger des flics et des attaques à la voiture de l’extrême-droite. On ne compte plus les nouveaux moyens de communication et de coordination pour toujours garder une longueur d’avance sur l’ennemi.

Chaque mouvement a ses embûches. Il a suffi d’une semaine pour que les bureaucrates de l’activisme réprimandent ceux qui osaient se battre physiquement. Tout le monde connaît de ces gens qui ne peuvent pas s’empêcher de dire aux autres quoi faire ou de les culpabiliser pour qu’ils assument le rôle qu’on leur a assigné. Il faut être franchement déconnecté de la réalité pour débarquer en pleine révolte juste pour donner l’ordre de se disperser avant même que les flics ne le fassent. Il faut se garder de faire confiance à n’importe quel crétin avec un mégaphone, et surtout, saisir les nuances du « leadership ».

Une marche peut être « dirigée ». Tout le monde reste dans les rangs et sur les directives des organisateurs. Mais ce ne sont pas ces marches qui ont brisé l’hégémonie de l’ordre racial. C’est un soulèvement. Dans les soulèvements, les leaders émergent dans l’instant. Qui fait preuve de courage ? Qui surmonte la peur, invitant les autres au courage ? Qui refuse de rester les bras croisés devant l’intolérable ? Qui voit clairement le passage entre les forces en présence et les possibilités ? Quiconque a vécu de telles situations sait qu’il est impossible de suivre un leader prédéterminé. C’est une intelligence suivie qui émerge de la foule. On ne peut qu’y mettre du sien, prendre du recul et permettre aux autres de faire de même. Dans ces situations, les leaders à mégaphone sont généralement largués.

Nous nous trouvons dans un moment complexe et déroutant. Il n’y a pas de honte à ne pas savoir quoi faire. Nous sommes une génération sans victoires, sans tradition pour nous apprendre ce que signifie se battre et gagner. Notre intelligence collective viendra du simple fait d’être là, d’expérimenter ce qui se passe, sans idées préconçues sur ce que c’est, sur ce que ça devrait être. On ne saurait dissiper le cauchemar américain sans mettre en pièce les règles, les rôles et les identités. Un soulèvement n’est pas un appel sur Zoom.

Le mouvement n’a pas d’extérieur. C’est de l’intérieur qu’on le parasite. Un morne libéralisme, qu’il soit blanc ou noir, apparaît comme le véritable obstacle au saut radical qu’il nous faut. Certains font sans scrupules le travail de la police, tandis que d’autres cachent leur véritable programme derrière des missions caritatives. S’ils obtiennent ce qu’ils veulent, l’abolition de la police ne signifiera pas la fin du maintien de l’ordre. On voit déjà la revendication pour l’abolition de la police être diluée en des réformes acceptables par des campagnes de relookage sophistiquées. Les policiers apprennent à parler comme des ONG. Les maires mettent en garde contre le privilège blanc pour délégitimer les émeutes - la politique identitaire retournée en arme contre-insurrectionnelle. Les politiciens se disent à l’écoute, tout en s’assurant que les manifestations se passent toujours sous haute surveillance. Sous la pression de leurs travailleurs, les entreprises hi-tech promettent de ne pas vendre de services dereconnaissance faciale aux services de police.... mais à quoi d’autre cette merde peut-elle bien servir ?

La Broken Windows Theory a cédé la place à la délation en ligne. Si les progressistes s’efforcent de vider le mouvement de sa vitalité, c’est parce que leur objectif est d’atteindre dans l’industrie de la répression ce qu’Amazon a fait pour le commerce de détail - une police optimisée, à la demande, toujours à l’écoute. Leurs réformes charrient une version perverse de la justice transformatrice qui s’appuie sur un ordre racial encore plus profond ; des puces de silicium au lieu des matraques et des prisons. Le lieu d’incarcération peut changer, comme avec les bracelets électroniques, mais le contrôle demeure. Les préjugés irrationnels du flic seront dépassés par des algorithmes prédictifs dont les résultats insidieux seront parfaitement logiques et sur mesure. Mais le biais de la machine est d’assimiler la race au crime. La stratification juridico-historique de la race aux États-Unis est aujourd’hui dépassée par des machines intelligentes d’analyse de données. Ce n’est plus le juge ou le flic, mais un ordinateur qui décide qui est humain et qui l’est moins.

Réduire le nombre de flics dans les rues pour les réaffecter dans le cloud n’est que la dernière mise à jour du cycle habituel entre la révolte et la répression. Avec le dé-financement des services de police, la Silicon Valley est impatiente de lancer la prochaine vague de solutions technologiques contre la criminalité. Dans la conjonction historique de la pandémie et du mouvement contre la police, le traçage de contacts est en train de devenir la dernière tentative de contrôle d’une population ingouvernable. Tous nos attributs, calculés et policés. Notre santé, quartier, habitudes, déplacements, amitiés, statut d’immigration, bagage génétique, couleur de peau, travail, finances, historique de recherche, participation à des manifestations - tous codés comme des variables dans leur cauchemar parfaitement calibré. L’enfer par le design.

Il y a du possible dans chaque crise. Notre époque vient d’être renversée. Le coronavirus et la rébellion de George Floyd constituent un écart qui, au moment actuel, déforme le continuum de l’Histoire. La coïncidence de ces événements fait remonter à la surface le triste héritage du cauchemar racial autant que la tradition des révolutions inachevées. Le soulèvement prouve que l’état normal des choses est plus létal que la pandémie. L’interruption de l’économie a montré à quel point le système est cruel. Ceux qui sont contraints d’arrêter de travailler réalisent l’inutilité de leur travail. Ceux qui sont forcés de travailler réalisent qu’ils sont sacrifiables. Puis l’énergie refoulée par des mois d’isolement a éclaté dans les rues - défiant le règne de la police et de l’économie qu’elle défend. Ce magasin est-il fermé pour cause de quarantaine ou d’émeute ? Difficile à dire.

Le pays au complet est en émeute. Une génération apprend ce que signifie de vivre et de lutter. L’urbanisme raciste qui structure nos villes éclate en morceaux. Les paysages urbains sont reconfigurés par l’art des distances et de la rébellion. Autour du commissariat en flammes, on entendait des rires et des prises de parole spontanées. À l’extérieur d’un fastfood Wendy’s calciné, des motocross et des rodéos. Dans chaque ville, des feux d’artifice et des coups de feu au loin. L’ambiance de ce soulèvement oscille entre la rage et l’exubérance, entre la célébration et la gravité, quelque part entre la fête de quartier et la guerre civile.

Cette rébellion est d’une grande diversité dans ses participants et les raisons qui les poussent à être là. Depuis plus d’un mois, le tumulte est ponctué par des sauts d’intensité lorsqu’un nouveau meurtre pousse une ville à suivre l’exemple de Minneapolis. Alors que les statues s’effondrent sous les applaudissements, nous avons l’impression d’assister à la chute d’un régime. Mais nous ne sommes pas seuls à observer ce qui se passe. De nombreuses forces entrent en jeu et la situation peut bifurquer dans plusieurs directions. Alors que la rébellion transforme l’enfer urbain en brasier populaire, il nous faut imaginer comment remplir les ruines. Sinon nos ennemis le feront.

Minneapolis a imposé un ton féroce. La zone autonome de Capitol Hill à Seattle en proposa un autre. Le choix entre dégager la voie ou tracer un chemin est une fausse dichotomie. Nous devons faire preuve d’une force qui nous donne la possibilité de grandir et de développer une puissance matérielle qui nous donne en retour la capacité d’exercer cette force. La rébellion croît en augmentant la distance entre notre monde et le leur, mais elle se développe aussi en incorporant ce qui dépasse leur ordre - tous ceux dont le travail est superflu ou dont la créativité est privée de sens sous le capitalisme. Chaque zone autonome constitue une commune radicalement ouverte, qui fluctue selon qui la traverse. À l’heure actuelle, il importe d’augmenter les façons de participer au soulèvement en élargissant son horizon révolutionnaire. Les zones autonomes résonneront seulement si elles nous donnent l’occasion de convertir nos passions, nos savoir-faire et notre créativité en solutions pratiques.

Lorsqu’on se met à poser des questions pratiques, c’est que le soulèvement est sérieux. Une révolution a besoin de manger, de se reposer et de soigner ses blessés. Nous avons besoin d’endroits où reprendre notre souffle ensemble, qu’il s’agisse d’une zone autonome ou d’un refuge loin du front. C’est maintenant ainsi : les médics de rue doivent apprendre à soigner les blessures par balles. Avec la recrudescence des cas de COVID -19, il nous faut non seulement veiller à la sécurité de chacun, mais aussi savoir soigner les malades. L’épisode des infirmières de New York applaudissant les manifestants veut dire que la dissidence dans les services médicaux n’est pas chose impossible. De tels mesures ne sont pas seulement nécessaires sur le plan pratique pour faire durer la révolte, mais témoignent des vérités éthiques du mouvement. Nous sommes capables de nous prodiguer les soins refusés par l’État et son ordre raciste.

Le cœur de la révolution est communal. Les gestes révolutionnaires prolifèrent et se répercutent depuis Minneapolis et Seattle. Ces gestes portent des hypothèses mais aussi un certain bagage. Les demi-mesures et le jargon militant font souvent passer le mouvement pour un jeu de rôle. Il est crucial que les zones autonomes aillent jusqu’au bout, qu’elles empêchent les flics d’entrer et qu’elles rompent avec les cliques d’activistes. Alors que des millions d’Américains sont confrontés à la fin de leurs allocations de chômage, il faut s’attendre à plus de zones d’autonomie et plus de pics d’intensité. L’éphémère prise d’un hôtel à Minneapolis n’est qu’un début. Le pillage du magasin Target a ouvert la possibilité d’une redistribution des biens, la mise en commun de ce qui était privatisé. La propriété privée doit être pratiquement abolie par l’usage, en inventant des façons de transformer les environnements hostiles en territoires existentiels, les ennemis en amis. Les boulevards commerciaux et l’architecture urbaine sont des terrains à repenser radicalement. À quelles questions faut-il répondre pour transformer une grande surface en ruine en un espace habitable ? Comment en faire quelque chose de digne, voire beau ? Quelles plantes peut-on cultiver pour assainir des terrains vagues ? Quelles sont les lois et les autorités qui doivent être ignorées pour pouvoir cultiver des aliments à grande échelle dans les parcs de la ville ?

Les zones urbaines sont souvent le lieu de batailles féroces, mais pour survivre, les mouvements doivent dépasser la seule réalité urbaine. Les petites villes et les zones rurales ont leur propre rôle révolutionnaire à jouer. L’idée que la campagne serait en retard sur la ville est une légende urbaine. Il y a dans les zones rurales des gens qui sont tout aussi en colère contre les flics et les élites que dans n’importe quel quartier des grandes métropoles. Le racisme doit tout autant y être ouvertement confronté. Mais il ne faut pas s’attendre à ce que les gens suivent le scénario de l’antiracisme tel qu’écrit dans les universités de la Ivy League. Si l’on applique les codes de discussion de Twitter à tous les habitants des petites villes, on risque de détruire toute possibilité de construire une force commune. L’héritage du racisme, cela dit, y est tout aussi solidement ancré, et sera encore plus difficile à déloger que la toute dernière statue esclavagiste. Des pans entiers de la campagne ont été dévastés par la production industrielle – un système pour lequel les vies noires ont toujours été sacrifiées. Avec les bonnes alliances, la dépossession historiquement vécue par les paysans noirs peut cependant être renversée ; de nouvelles communes marronnes peuvent se former et amener une force nouvelle au poing que nous formons collectivement.

La logistique de la mondialisation aura rendu la plupart des villes fatalement dépendantes de l’importation. Ce n’est donc pas étonnant que les petites exploitations agricoles soient très en demande pendant une pandémie, alors que l’on doit dépendre davantage des systèmes alimentaires locaux que du marché mondial. Alors que les crises se chevauchent et s’accélèrent, convertir les fermes et autres lieux de production locaux en centres névralgiques le long d’un corridor autonome pourrait être le moyen de rassembler une force révolutionnaire durable à travers le paysage capitaliste fracassé. Les territoires ruraux, dépeuplés mais traversés par des chaînes d’approvisionnement et des infrastructures essentielles, demeurent une forme de contradiction sociale du système, et l’une de ses vulnérabilités stratégiques. Ils pourraient tout aussi bien devenir notre force – tant à cause des possibilités de perturbation systémique que des possibilités de liberté et de refuge qu’ils offrent – comme autant de points sur le trajet d’un exode poussé par la violence d’un climat en mutation.

La police a représenté un moment de l’histoire de l’humanité. Un moment où une civilisation a créé une rupture fondamentale dans son tissu social et a démocratiquement offert à une classe armée un droit jusque-là réservé au souverain. La popularité de l’esthétique spartiate et l’imagerie virile du Punisher dans la culture policière ont révélé que les flics se voient vraiment comme une classe distincte, plus proche des élites célestes que le reste d’entre nous –allant même jusqu’à recevoir des salaires plus élevés que ceux qui meurent à la guerre.

Pour détruire cet héritage, il faut revoir la notion même de devoir. La lutte révolutionnaire crée les conditions pour des actes désintéressés. Aussi avons-nous tendance à mettre sur un piédestal les camarades qui se sont particulièrement illustrés dans le domaine du combat, mais il ne faudrait pas oublier qu’ils s’y sont parfois perdus. Nous avons besoin de combattant.e.s, mais leur combo d’adrénaline, de ferveur éthique et de traumatisme ne peut pas être l’élément constitutif des mondes que nous construisons. L’héroïsme doit être honoré, mais les héros ne peuvent pas devenir un critère de jugement. C’est d’ailleurs à cause de cet écueil que chaque révolution a créé une nouvelle police et que des héros populaires sont devenus de nouveaux tyrans. Nous devons constamment nous enraciner dans l’amour de la vie quotidienne, soigner les âmes meurtries de des héros, et les ramener sur terre. Notre tâche est de réparer le monde. La réparation – l’effondrement de la suprématie blanche, des États qui l’ont consacrée et de l’économie qu’elle a servie – exigera des actes héroïques dans tous les domaines de l’existence. Le « service militaire » ne peut être la seule tâche des combattant.e.s dans nos rangs. Chacun.e d’entre nous a le potentiel unique d’accomplir des actes exemplaires. Nous avons l’obligation de cultiver la force et la capacité d’héroïsme de chacun.e.

Comment faire avec les conflits interpersonnels et les comportements nuisibles ? Et qui doit en juger ? Il n’y a pas d’ordre qui puisse être dessiné uniformément sur la carte du monde. Il n’y a qu’une façon d’habiter propre à chaque lieu. La réparation d’un monde mutilé sera passablement chaotique et dépendra de principes communs. Peut-être verra-t-on un conseil rotatif de sages composée de grands-mères dans une zone autonome ? Peut-être qu’ailleurs, de longues conversations facilitées entre ceux qui sont en conflit serviront de jalon. Ce n’est pas à nous de créer un modèle qui servira à juger les autres. Ce qui est de notre devoir, c’est d’accepter un sens des responsabilités plus profond, afin de nourrir notre relation à la vulnérabilité et à l’attention. Il faudra peut-être grandir, faire preuve d’une discipline révolutionnaire en discutant des complexités de nos relations avec les autres, en apprenant la patience et le pardon, en sachant où tracer des limites strictes et se réappropriant la puissance d’agir de nos corps. Enfin, il est toujours possible de merder et d’avoir besoin d’une autre période d’exil pour réfléchir.

Les origines juridiques de la race et de la police ont un dénominateur commun : une technique politique pour gérer l’humanité et autoriser la vie. Certaines des lois fondamentales qui ont ancré le racisme aux États-Unis interdisaient les relations entre les servantes domestiques et les esclaves, et restreignaient la possession d’armes par les Africains, y compris les affranchis. Ces lois impitoyables ont fait des flics à la fois les premiers répondants et ceux qui ont le dernier mot – souvent létal. À toutes fins pratiques, abolir la police signifie que la violence dont elle a le monopole ne pourra plus être le premier recours, sous aucun prétexte. Elle ne saurait plus être l’apanage exclusif d’un segment particulier de la société. Tout comme la capacité d’aimer, la capacité de faire usage de la force est quelque chose que nous avons tous au fond de nous. Nous devons nous honorer les uns les autres en la cultivant et en décidant comment ne pas l’utiliser.

Nous devons nous aimer avec plus d’intensité que ce que la loi peut gouverner.

Le refus de la captivité et l’instinct de joie dans la fugitivité qui sont à l’œuvre dans le soulèvement en cours trouvent leur source dans l’histoire des luttes noires aux États-Unis. La loi opère en nous attachant de force à des qualités qui ne sont utiles et profitables qu’à l’ordre du capitalisme racial, en vidant les mondes de leur complexité et en séparant les corps selon des lignes de démarcation qui se multiplient. Nous devons sortir de cette logique d’emprisonnement en établissant des mondes authentiquement divers. L’autonomie collective ne peut naître qu’en abattant matériellement les frontières de l’ordre racial. La résistance à toutes les formes d’esclavage a façonné l’histoire des Noirs aux États-Unis. La révolte qui a suivi la mort de George Floyd a partagé ce don avec tout le genre humain, prouvant que nous dépassons toujours les façons dont nous sommes gouvernés.

Le drame humain ne disparaîtra pas lorsque disparaîtra enfin la thin blue line. Les enjeux ne feront que se multiplier. Il faut s’attendre à ce que la police soit encore plus effrayée et déchaînée au fur et à mesure qu’on la considère comme un vestige du cauchemar racial. Il y aura aussi davantage de transfuges dans leurs rangs, dégoûtés par leurs propres atrocités. Ceux-ci devront apprendre à vivre avec le poids de leurs actes. Comme les êtres prédateurs qui sévissent dans nos propres rangs, ils ne pourront compter que sur la pitié de leur communauté et leur propre volonté de transformation. Notre tâche consiste à différencier le jugement du droit transcendantal. Déjà, il faudra être en mesure d’accueillir la fin du flicage – la fin de l’envie d’annuler, de « cancel » [3]– des êtres humains. Il s’agit de s’offrir l’expiation et la grâce. Pour apprendre de ses erreurs, il faut qu’une personne soit liée à d’autres, qui sont prêtes à lui pardonner. De même, on ne pourra s’épargner d’être responsable de notre pouvoir de prendre ou donner la vie. Car un jour, peut-être, il nous faudra être assez sages pour porter un jugement de cet ordre. Alors qu’un processus révolutionnaire est en voie des régler toutes les dettes, souhaitons que le cauchemar racial prenne fin, enfin. Que l’année du Jubilé arrive.

[1Ce texte a d’abord été publié en anglais sur le site de nos amis étatsuniens Inhabit. Merci au collectif Liaisons pour la traduction.

[2Spectacles racistes du début du 20e siècle où des Blancs interprètent des Noirs en se grimant le visage.

[3NdT : La “Cancel culture” est un phénomène ou les dénonciations d’actes répréhensibles dans l’espace public (le plus souvent sur les réseaux sociaux) donnent lieu à l’exclusion et à la mise au silence de la personne accusée.

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