Hong Kong : Le somnambulisme des mouvementistes

Par Alain Brossat

Alain Brossat - paru dans lundimatin#214, le 1er novembre 2019

Dans cet article, Alain Brossat livre une analyse très critique du mouvement hongkongais qui dure depuis maintenant cinq mois. Si nous sommes loins d’être convaincus par cette approche seulement géopolitique qui à notre sens ne permet jamais de saisir finement les événements, il nous paraissait néanmoins important de le publier. Nous ne sommes pas du tout certains qu’Alain Brossat ait raison en ne voyant dans la révolte hongkongaise qu’une simple volonté occidentale de s’opposer à la Chine, comme nous avons pu en donner un aperçu ici et , ce mouvement a certainement d’autres choses à dire et à vivre. Aussi, dire que le mouvement fait simplement le jeu de Trump et de l’Occident est à nuancer puisqu’il a forcé de nombreuses entreprises, tout à fait occidentales, à révéler leur réelle position par rapport à la Chine : le soutien total ! (on pense, entre autre, à Apple, Blizzard, la NBA, Starbuck’s, et bien d’autres, qui sont maintenant en partie boycottées par les hongkongais). On ne peut cependant que rejoindre Alain Brossat dans sa critique d’un « mouvementisme » qui s’extasierait de la somme des soulèvements actuels sans tenter d’en comprendre les ressorts et le contexte. Il y a un énorme travail à faire pour comprendre ce qui de Hong Kong au Chili en passant par l’Irak ou le Liban relève de l’écho ou de la discontinuité.

Pour Sylvia Klingberg – in memoriam

C’est une anecdote dont je ne parviens pas à me lasser : il y a une vingtaine d’années de cela, mon ami Rémi Wang, alors étudiant en architecture à Paris, se trouve assis dans le métro en face d’un type vaguement aviné qui le dévisage sans aménité. « J’aime pas les Chinois ! », finit par lâcher le type d’un ton mauvais. « Moi non plus ! », réplique Rémi du tac au tac en se levant, laissant le type sans voix.

Devenu prof d’architecture entre-temps, à Taïwan, il « n’aime toujours pas les Chinois ».

Ce n’est pas qu’il ne soit pas chinois lui-même, ethniquement, culturellement, linguistiquement, mais né dans une famille taïwanaise installé dans l’île depuis de nombreuses générations, il n’éprouve d’affinités ni pour les Chinois (le Kuomintang) qui ont installé une dictature militaire dans le pays à partir de 1949, ni les héritiers de Mao, sur le continent qui revendiquent la souveraineté sur l’île.

Comme quoi, donc, on peut être chinois, incontestablement, et ne pas aimer les Chinois.

1- Cette petite anecdote ne me paraît pas tout à fait déplacée en ouverture d’un texte de discussion consacré aux événements en cours à Hong Kong. Si l’on veut comprendre l’intensité des affects qui soutiennent les manifestations hongkongaises contre... non seulement le supposé dictateur Xi, le Parti communiste et l’État chinois, mais, de façon croissante, l’autre Chine, celle qui aspire à absorber la Cité-État, hostilité dirigée contre sa population, ses emblèmes, sa langue (le mandarin, surtout lorsqu’il est parlé avec l’accent du Nord, l’accent pékinois), alors il faut comprendre que le monde chinois, comme dans la philosophie du Président Mao, c’est un Un qui est toujours susceptible de se diviser en deux, voire davantage, selon les conjonctures et les configurations.

Car enfin, ces manifestants de Hong Kong qui font les délices des médias occidentaux en parlant si bien anglais avec un accent britannique (et aussi, de manière croissante et inévitablement, américain), ce sont eux aussi quand même avant tout des Chinois (dont la langue première est, généralement, le cantonnais) qui n’aiment pas les Chinois. Et qui les aiment même si peu qu’à l’occasion, dans le feu de l’action (des manifs et rassemblement, à l’aéroport ou dans les rues de la mégalopole), ils n’hésitent pas à en ratonner un ou deux...

Ceci au point que tous les oiseaux de malheur qui se demandent quand s’affichera à la une des journaux la triste nouvelle du premier mort enregistré dans le contexte de l’événement hongkongais prolongé, seraient bien en mal de le prédire : s’agira-t-il de la victime d’une bavure policière, ou bien alors du lynchage exprès d’un quidam qui aura eu le malheur de parler mandarin, avec le mauvais accent et au mauvais endroit.. ? Dans tous les cas, donc, un Chinois qui se sera exposé à la haine, à la vindicte d’autres Chinois.

2- Ceux et celles qui sont familiers avec le cinéma de Hong Kong, dans toutes ses époques et tous ses styles, n’auront pas manqué d’être frappés par la constance d’un motif visuel : celui des inégalités de condition, abyssales, entre les uns et les autres, plèbe des quartiers populeux, des grands ensembles labyrinthiques, vite fait mal faits, à partir des années 1960, pour absorber les nouveaux migrants, les derniers arrivants venus, dans leur grande majorité, de Chine continentale, d’une part, donc, et, d’autre part, ces « condos » luxueux et autres gated communities où vivent, à l’abri des regards indiscrets, protégés par les systèmes de surveillance électroniques les plus sophistiqués, entourés par des armées de vigiles et de serviteurs, les parvenus, les nouveaux riches, les profiteurs, respectables non moins que patibulaires, de la prospérité hongkongaise... [1] S’il est un espace humain (plus qu’une ville, les mégalopoles à la Hong Kong, Singapour et leur équivalentes en Chine continentale ne sont plus du tout des villes dans le sens que ce terme a traditionnellement, notamment en Occident) où la violence de la relation entre maîtres et serviteurs est à nu, je veux dire où la fracture entre plèbe et patriciat est la forme instituante de l’ordre social, c’est bien Hong Kong...

Et puis voici que, le mouvement des parapluies s’enracinant, cette fracture disparaît des écrans radar comme par enchantement : radicale reconfiguration de la topographie sociale et politique de Hong Kong rassemblée sous la bannière du signifiant le plus vide qui soit - aussi vide qu’avantageux - « démocratie » - contre la tyrannie pékinoise.Un peuple s’est mis en marche, peuple juvénile, héroïque, infatigable, indivisible, indomptable, peuple du soulèvement perpétuel contre les diktats du pouvoir totalitaire. Hong Kong, ce n’est plus le paradis de la finance spéculative et des capitaux en lieu sûr (y compris ceux des oligarques corrompus de Chine continentale), le siège des conglomérats de toutes sortes, le carrefour des trafics et du business gris et noir – c’est, par enchantement, la vitrine de la révolution permanente revêtue des atours des personnages de Walt Disney : la « révolution de notre temps » aura le visage de Guy Fawkes rhabillé par les industries culturelles américaines, plutôt que celui de Che Guevara.

3- Les médias du Nord global, unis comme les doigts de la main derrière le mouvement de Hong Kong et ses slogans creux et sonores comme des tambours - « liberté, démocratie » - n’ont pas peu contribué à ce que devienne crédible, vérité d’évidence même, la fable classique de cette « partie » qui, aux yeux du monde, s’active à se faire passer pour le « tout ». Le « mouvement pour la démocratie » est devenu, par la grâce de ce tour de magie le héros du combat du siècle, Hong Kong-David contre Goliath-Pékin. Mais que cette partie qui, à force de déferler dans les quartiers huppés, ne constitue qu’un peuple bien partiel, la chose se discerne aisément : jeunesse bien propre sur elle, éduquée, et qui parle anglais, classe moyenne encravatée, le regard tourné vers l’Occident et qui, en descendant désormais dans la rue en brandissant des drapeaux états-uniens et britanniques, nous donne clairement à entendre le genre de démocratie à laquelle elle aspire : « la démocratie » entendue comme le chemin le plus court qui conduit du refus du retour de Hong Kong à la Chine au giron de Trump.

Ce ne sont pas les quartiers populaires de Hong Kong qui se font entendre, ce sont moins encore les dizaines de milliers de sous-prolétaires originaires d’Asie du Sud-Est employés dans les emplois subalternes et souvent traités comme des esclaves dans les familles même de ceux qui appellent Trump à la rescousse – c’est la bourgeoisie séparatiste, de plus en plus distinctement imbue d’un préjugé autochtoniste contre les barbares totalitaires et mandarinophones du nord, ces supposés sujets prosternés du nouvel empereur chinois [2]. La multiplication des incidents à l’occasion desquels des personnes non alignées sur le mouvement et osant le signifier, ou bien ne répondant pas aux critères autochtonistes en vigueur (ne parlant ni cantonais, ni anglais) sont molestées, voilà qui indique bien la pente sur laquelle se développe aujourd’hui ce mouvement - celle d’une sécession ouverte, garantie par les puissances occidentales et leurs alliés en Asie orientale, ceci sur fond de préjugés ethnicisant. Ceci constituant la rupture la plus flagrante qui soit avec la perspective dessinée en 1997 – celle de sa rétrocession à la Chine, avec une phase de transition d’un demi-siècle. En soutenant les visées sécessionnistes du mouvement, ce n’est pas seulement la Grande-Bretagne, ancienne puissance coloniale, ce sont toutes les puissances occidentales qui piétinent allègrement l’accord de 1997 qui a quand même, au regard du droit international, la valeur d’un traité, d’un engagement solennel.

4- Pour que les choses deviennent tout à fait claires, il faut traduire en termes géopolitiques, géostratégiques ce qu’entend ce mouvement lorsqu’il s’époumone au nom de tous ces slogans rassembleurs, dans leur inconsistance même – ceux de la « révolution de notre temps » : que Hong Kong tourne le dos à la Chine, ce dont la condition exprès serait sans l’ombre d’un doute qu’elle devienne un protectorat ou, mieux, une parcelle d’Occident (le fameux « Occident démocratique » béni des dieux) aux portes de la Chine (totalitaire). Ce qu’ils veulent, ces jeunes qui surfent sur l’héritage culturel de la colonisation britannique, c’est devenir des Occidentaux d’adoption et d’honneur – pour prix de leur lutte héroïque contre l’hydre communiste. En cela, d’ailleurs, ils ne font que suivre la voie de cette partie de la diaspora chinoise, taïwanaise qui, aux États-Unis, au Canada et ailleurs, s’est assimilée à l’Amérique blanche (un concept politico-racial), par contraste avec d’autres minorités auxquelles une telle possibilité n’a jamais été offerte (les Noirs, les Latinos, les native Americans) [3].

Ce qu’ils veulent, c’est épouser la démocratie à l’américaine, devenir, dans la géographie imaginaire qui les hante, une fraction in partibus de l’Amérique blanche. C’est la raison pour laquelle ils le disent et l’affichent si volontiers en anglais, la raison aussi pour laquelle ils codent leur hostilité à l’hyper-ennemi chinois en affichant le slogan « Chinazi » et en brûlant des drapeaux chinois qu’ils ont barrés de croix gammées. La « démocratie » qui hante leurs rêves a son emplacement, elle a pris son parti non seulement dans l’affrontement contemporain entre les États-Unis (et derrière eux tout cet Occident anomique, incluant l’Europe qui leur fait cortège) et la Chine, mais aussi en affichant sa position sur le front de la color line, ceci à l’instar des « élites » taïwanaises indépendantistes qui, et pour cause, ne peuvent voir l’indépendance de l’île qu’à la condition que celle-ci devienne tout à fait une base avancée de l’Amérique blanche face à la Chine, aux portes de celle-ci. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elles se gargarisent de rêveries inconsistantes du genre : en 2030, Taïwan sera devenu une nation entièrement bilingue, l’anglais sera devenu la seconde langue officielle du pays et tout un chacun le pratiquera avec aisance – une vantardise qui ne peut que susciter l’hilarité de quiconque est tant soit peu familier avec les conditions linguistiques actuelles de l’île.

D’une façon toujours plus systématique, dans les manifestations hongkongaises, sont pris pour cibles les commerces, les succursales, les agences, les enseignes, les symboles évoquant la Chine continentale – ce dont il s’agit, c’est bien d’éradiquer de l’espace hongkongais tout ce qui évoque non seulement le régime chinois, mais « la Chine » comme « monde » et représentation. Ceci pour lui substituer cet Occident rêvé, aussi peu enviable qu’il puisse apparaître aujourd’hui, qu’incarnent les drapeaux de l’ancienne puissance coloniale britannique au temps de Boris Johnson, de l’Amérique de Trump.

5- Ce qui constitue le fond affectif du mouvement de Hong Kong, c’est un présentisme forcené, hystérique. Toute notion d’historicité de la situation présente est effacée de ses tablettes, au profit de la montée des surenchères activistes et psalmodiques. La mise en équivalence, aujourd’hui systématique, du régime chinois et du pouvoir nazi, de Xi avec Hitler est, typiquement, un de ces tours rhétoriques qui consistent, en chauffant à blanc le discours de l’ennemi, à remplacer les références historiques par l’invective et les messes noires. Pour des Européens nés au siècle précédent, pour quiconque considère que les mots ont encore un sens, ces chaînes d’équivalences ne sont pas seulement puériles, pas seulement abjectes, mais franchement nihilistes. L’envie nous vient de renvoyer ces agités à leurs livres d’école et de leur demander où sont aujourd’hui, en Chine, les chambres à gaz, les usines de la mort, les programmes d’extermination industrielle des ennemis de l’État ou des races inférieures. Où sont ces millions de morts que représenterait aujourd’hui, à l’échelle de la Chine, la mise en pratique d’une politique, d’une violence nazie ? Et s’ils ne voient pas la différence entre ces traits distinctifs du nazisme et les persécutions (les discriminations) néo-coloniales que subissent les Ouïgours, qu’ils prennent le temps de lire quelques livres plutôt que puiser leur inspiration dans le folklore de Hollywood et des jeux vidéo.

6 - J’ai souvenir d’avoir accompagné, plutôt que dirigé, il y a une dizaine d’années une doctorante hongkongaise qui travaillait sur la genèse du logement social dans la Cité-État et tentait d’appliquer à ce sujet des catégories empruntées à Michel Foucault – biopolitique, gouvernement des vivants, police, dispositifs de sécurité, etc. Je me rappelle y être tombé en arrêt sur ce passage de la thèse où l’étudiante évoquait les premiers recensements effectués à Hong Kong par l’administration britannique, dans les premières décennies du XXe siècle. Dans l’immuable tradition coloniale britannique, ces recensements classaient la population en catégories raciales – Blancs, Indiens (les Indiens étaient nombreux dans la police, l’armée, l’administration subalterne)... et Chinois. Ces derniers, à la différence des autres, n’étaient dénombrés que comme catégorie, pas par individualité dotée d’un état-civil propre, tête de pipe par tête de pipe – ils n’existaient, aux yeux des statisticiens coloniaux que comme masse et quantité.

Chaque fois que j’entends un officiel britannique, que je vois le Guardian afficher un air sourcilleux face à l’état (déplorable) des libertés et la (piètre) qualité démocratique de la gouvernance hongkongaise placée sous tutelle pékinoise, me revient le souvenir de ce « détail » du comptage des populations au temps où le drapeau de l’Union Jack flottait sur Hong Kong – et mon couteau s’ouvre tout seul au fond de ma poche – qu’ils commencent par balayer devant la porte de leur histoire coloniale, ces donneurs de leçons !

Et c’est ici que l’enjeu de l’effacement de l’histoire dans le mouvement présent apparaît si décisif – faut-il que ceux qui mêlent les couleurs de leur mouvement à ceux de l’ancienne puissance coloniale soient d’une prodigieuse ignorance de l’histoire de leur isolat pour en arriver là ! D’une si radicale indifférence à leur condition de post-colonisés ! Mânes de Franz Fanon !

7- Ceux qui évoquent une terreur policière apocalyptique, de facture typiquement totalitaire à propos des affrontements qui, depuis de longues semaines, se déroulent dans les rues de Hong Kong ne savent pas de quoi ils parlent ou sont d’une mauvaise foi sans mesure. Même à s’en tenir aux compte-rendus partiaux que fait la presse occidentale des bilans des combats de rue dont la Cité-État est le théâtre, il saute aux yeux que les différents corps de police qui y sont impliqués, dans un contexte où une partie au moins des manifestants sont extrêmement offensifs et ouvertement émeutiers, agissent avec, disons, un savoir-faire, que pourraient leur envier bien des polices « démocratiques » ; ceci est particulièrement évident si on compare leur action à celle des forces de police et de gendarmerie françaises au long du mouvement des Gilets jaunes : vous ne trouverez pas à Hong Kong de ces dizaines de blessés, éborgnés, mutilés, victimes de l’usage disproportionné de la force par les corps de répression mobilisés pour l’occasion, pas de morts, pas de ces abattoirs judiciaires assénant « en flagrant délit », pour des crimes et délits imaginaires, des peines exorbitantes.

La presse occidentale a fait grand bruit de l’affaire de ce jeune manifestant blessé d’une balle tirée en pleine poitrine par un policier. Les photos de l’incident montrent un groupe de manifestants assaillant quelques policiers, armés de marteaux et de barres de fer (« an iron rod », et non pas un « bâton » comme on le lut alors dans un édito du Monde) étant l’arme par destination avec laquelle le dit jeune homme a attaqué le policier, selon le Taipei Times qui soutient le mouvement de Hong Kong à 200%. Eh bien, la première chose que l’on se doit ici de remarquer, c’est que, transposé dans le contexte français, l’incident aurait assurément pris une tout autre tournure : ce n’est pas une balle, mais trois ou quatre que le jeune homme aurait reçue, et plutôt que blessé, il serait mort. Attaqués au couteau, à la barre de fer ou tout autre instrument offensif, les policiers français tuent systématiquement, en légitime défense, quel que soit le contexte. Le jeune homme hongkongais se remet à l’hôpital, ce dont tout le monde se réjouira.

8 - Au terme de quelques jours d’émeutes au Chili, le couvre-feu est établi, l’armée patrouille dans les rues et les bilan des pertes s’élève à sept morts. « Le pays est en guerre », clame son président à la télé. Le Chili est une démocratie libérale et la police qui est chargée d’assurer l’ordre dans Hong Kong en proie à l’émeute durable, est, elle, l’émanation d’un pouvoir totalitaire – dans ces conditions, on serait tenté d’en redemander, du totalitaire, plutôt que du démocratique...

Cela fait des jours et des jours que les manifestants défient, avec succès, la police, dans les rues de la ville, en portant, en dépit de l’interdiction décrétée par l’administration locale, des masques sur le visage. En France, cela fait des années qu’une telle disposition a été adoptée, elle y ajoute les capuchons et autres couvre-chefs et la défier expose à de lourdes sanctions – lesquelles sont bel et bien infligées, lorsque les contrevenants se font arrêter. Ce qui n’empêche en rien les correspondants sur place des journaux français d’évoquer à longueurs de colonnes cette disposition comme la manifestation la plus évidente du caractère intrinsèquement anti-démocratique du gouvernement de Carrie Lam. C’est le régime des doubles standards et de ces scandales asiatiques dont l’équivalent, en France, fait partie de l’ordre des choses. Ces journalistes « font le métier », comme ils disent, et cela s’appelle, en bon français, mercenariat.

A deux reprises , les 16 et 17 octobre, Carrie Lam a été empêchée par le chahut des élus partisans du « mouvement », de s’adresser au Conseil législatif de Hong Kong, un fait d’armes qui leur a valu les éloges unanimes de la presse occidentale. La preuve que Hong Kong est dirigée par les agents du pouvoir totalitaire de Pékin est que ces derniers sont interdits de s’exprimer devant le Parlement du pays par les vociférations des représentants du « peuple démocratique » de Hong Kong auquel le prochain Prix Nobel de la Paix semble d’ores et déjà promis. Pour infiniment moins que ça, Mélenchon et ses amis se font traiter de voyous et d’ennemis de la République et de ses institutions – mais c’est en France.

Tout le monde a gardé en mémoire la façon dont, tout au long du mouvement des Gilets jaunes, la violence des médias s’est déchaînée contre celui-ci, dans les journaux dits sérieux non moins que dans la presse de trottoir, sur les plateaux de télévision, dans les radios, partout. A Hong Kong, les pioupious de la démocratie balancent des cocktails Molotov dans le métro, détruisent à qui-mieux-mieux les distributeurs automatiques d’argent, harcèlent les policiers à l’arme blanche et avec des bouteilles incendiaires, ils attaquent des individus isolés qu’ils identifient comme des Chinois continentaux aux cris de « Rentre chez toi ! » - tout comme le font chez nous les fascistes qui s’en prennent aux migrants – et tout le monde, de la gauche radicalement radicale au Rassemblement national en passant par BFM et Le Monde voit dans ces manifestations violentes le signe admirable de la destinée manifeste du mouvement à montrer la voie de l’émancipation aux peuples en bisbille avec leurs tyrans...

Il serait peut-être temps d’arrêter les conneries, de sortir du somnambulisme mouvementiste, de tirer des traites sur les chaînes d’équivalences impensantes (Révolution des parapluies = Occupy Wall Street = Mouvement des Gilets jaunes = Printemps arabes = Mouvements des Places = mouvement populaire algérien, etc. - et pourquoi pas les Grecques et Spartacus ?). Il serait peut-être temps de sortir du campanilisme franco-français faire l’effort de réfléchir à ce mouvement dans son contexte géo-politique, dans ses objectifs, dans ses dispositions premières et dernières. Que ce flux ne soit pas homogène, c’est là l’évidence : comme tout mouvement de cette espèce, on y trouvera toujours, en cherchant bien, trois lecteurs de Bakounine, un quarteron de conseillistes, et même, en cherchant un peu mieux encore, deux touristes passés par Eymoutiers et le lac de Vassivière – mais ce n’est évidemment pas ce qui y fait sens : ce qui compte, c’est la dynamique du mouvement, le vent qui le porte aujourd’hui, c’est le pli dans lequel il s’est engagé et dont il ne sortira pas.

Or, cela, chacun peut le voir à l’œil nu : dans son endurance, dans sa virulence même, ce mouvement s’est aujourd’hui totalement enferré dans les contraintes géo-politiques qui pèsent sur lui, il s’est lui-même livré en otage à la guerre larvée et de plus en plus ouverte qui fait rage entre les États-Unis (et, plus généralement, l’Occident global) et la Chine, et qui, en choisissant son camp en intensifiant de manière grotesque le style de la nouvelle guerre froide et de la rhétorique même pas trumpiste, boltonienne (« Chinazi »), a définitivement annulé toute la réserve critique ou radicale dont il disposait au début et n’est plus qu’une toute petite (mais bruyante et providentielle) machine de guerre antichinoise sur l’échiquier de l’affrontement global. Encore une fois, et c’est bien là le point crucial, la première leçon qui se tire de ce mouvement, c’est que la référence obsessionnelle au signifiant vide « la démocratie », c’est, dans un contexte comme celui-ci, le raccourci le plus direct qui conduit à la contre-révolution trumpienne.

A l’échelle régionale, les effets de contagion des événements de Hong Kong sont désastreux : ils donnent des ailes aux boute-feux de Taiwan qui, du coup, vont gagner les élections générales du début de l’année prochaine et prennent de plus en plus au sérieux leurs scénarios d’avenir – une « leçon » infligée par Trump réélu à l’arrogante Chine continentale en mer de Chine méridionale, à la faveur de laquelle ils proclameraient l’indépendance de l’île et assureraient leur avenir glorieux de proconsuls d’une Amérique redevenue maîtresse du jeu dans toute la zone Pacifique-Asie.

Sur les campus de Taïwan, s’est installé un climat délétère avec la prolifération de ces « Lennon Walls », véritables murs de la honte sur lesquels les fans de la révolution hongkongaise se déchaînent à longueur de temps contre le despote Xi, Chinazi, le drapeau rouge et le reste, les étudiants en provenance de Chine continentale, régulièrement traités d’ « espions » par la presse alignée, étant tenus de raser les murs et de plier sous l’invective, menacés, tout simplement, s’ils font mine de se rebiffer, d’être renvoyer chez eux illico presto.

Comme dirait Deleuze : on est cons, la chose est sûre – mais tout de même pas au point d’aller se prosterner devant ça... Il y a des limites à tout, même à notre propre connerie.

[1Pour une vision déjà ancienne mais exemplaire de cette partition de la ville en deux mondes, dans son état colonial encore, voir par exemple The World of Suzie Wong de Richard Quine, 1960.

[2« Pour les domestiques à Hong Kong, une vie proche de l’esclavage », Le Monde 26/02/2019.

[3Sur ce point : Carroll Smith-Rosenberg : The Violent Empire : The Birth of an American National Identity, 2010.

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