Sauvage, poète et guetteur d’incendies, Gary Snyder

paru dans lundimatin#348, le 23 août 2022

De la Beat Generation, en France on connaît surtout Jack Kerouac, Allen Ginsberg et William Burroughs...

« Thoreau disait ; ‘‘Je cherche un état sauvage que nulle civilisation ne supporterait.’’ Cela n’est en rien difficile. Ce qui est plus difficile à concevoir, c’est une civilisation qu’un état sauvage pourrait supporter, et pourtant, c’est exactement le but à atteindre. L’environnement naturel n’est pas seulement la ‘‘condition d’existence du monde’’, il est le monde. »
Gary Snyder, L’étiquette de la liberté

De la Beat Generation, en France on connaît surtout Jack Kerouac, Allen Ginsberg et William Burroughs. On the road, Howl et Naked lunch sont incontestablement et très distinctement des repères littéraires de premier plan. Bob Kaufman a eu ici ses lecteurs, Gregory Corso et Ferlinghetti aussi (ce dernier a disparu plus que centenaire en 2021). Joël Cornuault, son traducteur a beaucoup fait pour la découverte de Kenneth Rexroth. Jack Spicer est apparu tardivement en langue française, d’autres restent assez méconnus (Michael McLure, Philipp Lamantia, Philip Wallen  [1] …). Sans compter les femmes, que l’on découvre ici depuis peu : Janine Pommy Vega, Anne Waldman, Diane di Prima, etc  [2]. Ou Joanna Kyger, qui fut quelques années la femme de… Gary Snyder.

Gary Snyder, figure discrète mais essentielle de ce « mouvement », il n’est que de lire The Dharma Bums (Les Clochards célestes) pour s’en rendre compte ou d’entendre son auteur, Jack Kerouac, en résumer le portrait : « le type le plus fou et le plus intelligent que nous ayons rencontré ». C’est ce jeune type doué qui transmet la culture bouddhique à ses amis poètes, et pratique la méditation sans jamais se prendre au sérieux. En regard d’une inclination à l’exubérance et à l’autodestruction si présente chez certains de ses complices, Gary Snyder incarne au contraire, comme l’écrit un de ses commentateurs, « les valeurs positives et la capacité à une jouissance sans entraves de l’univers »  [3]. Et il est celui qui construit un rapport de force avec la civilisation en cours.

AU DIABLE VOTRE CULTE DE LA FERTILITÉ

Au diable votre culte de la fertilité, je
n’ai jamais eu envie d’être fertile,
pour vous ce monde n’est qu’
un énorme et foutu con, pas vrai. Tout
y entre et en sort comme dans un hall de
gare super, non ?
tous ces gens qui font leur trip.
eh ben ça ressemble à ça, elle dit
– elle arrache la poule à son nid, attrape
un œuf et le lui lance en plein visage,
le poussin à demi-formé presque vivant mi-collé
mi-glissant sur sa joue, près de ses lèvres, une partie
jaune avec os vaguement visibles lui dégoulinant
sur la joue et le menton
– il n’a rien à répondre.  [4]

Très jeune, Gary Snyder a lu Whitman, D.H. Lawrence et Thoreau, ce dernier, auteur de Walden ou la vie dans les bois, est une de ses influences les plus évidentes. Mais il a dévoré aussi Ezra Pound et Gertrud Stein, et plus tard Williams Carlos Williams et Robert Duncan.

Sur le marché de Seattle, il a vu beaucoup d’Indiens venus des îles de Puget Sound et se doutait qu’ils en savaient bien plus que ses parents sur la nature, les plantes, les animaux. C’est pourquoi il fera de l’anthropologie en même temps que de la linguistique amérindienne. Au musée des Beaux-Arts de cette même ville, il a été impressionné par les peintures chinoises, alors il s’intéresse à la poésie extrême-orientale, lit les taoïstes, les bouddhistes primitifs et se penche sur l’hindouisme. Il apprend des langues orientales et se met à traduire. À San Francisco ou au Japon, il rencontre des maîtres bouddhistes, continue de se former et à Kyoto devient l’ami du poète Nanao Sakaki  [5].

Pour payer ses études ou gagner sa vie, il a été docker, bûcheron, guetteur d’incendie en forêt, matelot en mer, a voyagé en Amérique latine, a visité l’Italie, la Turquie, le Sri Lanka, l’Inde (où Allen Ginsberg le rejoint), le Népal, il a traduit des textes japonais ou chinois, et il a vécu aussi par moments dans la plus totale solitude. Toujours, il a lu éperdument.

Gary Snyder est sans doute le moins égotiste de cette génération Beat, et le plus sauvage à coup sûr. Wild/sauvage est d’ailleurs un mot qu’il revendique, le préférant à… naturel, si galvaudé par les modes. Pour lui, l’écologie radicale telle qu’il la conçoit est une manière de contrer l’anthropocentrisme de la culture New Age.

Il rappelle par ailleurs que, dans le taoïsme, se former signifie se débarrasser de tout conditionnement arbitraire et illusoire, et non pas éliminer tout élément sauvage en soi  [6]. Nous sommes issus d’un état sauvage et les langues elles-mêmes « ne sont pas des inventions intellectuelles d’instituteurs archaïques, mais des systèmes sauvages qui ont évolué naturellement et dont la complexité échappe à toute tentative de description de la part de l’esprit rationnel  [7] ». Nos corps sont sauvages, comme est sauvage le processus même de la vie, clef de l’impermanence essentielle. Tout est originellement mouvement, c’est ce qui nous permet d’envisager une forme de liberté, alors que dans un cadre fixe et stable (celui que l’humain tend à vouloir s’imposer !), il n’y aurait pas de liberté possible.  [8]

« La pitié de l’Occident s’appelle révolution sociale, la pitié de l’Orient s’appelle pénétration individuelle du vide fondamental de ‘‘soi’’. Nous avons besoin des deux. »  [9]

C’est en 1969, à son retour du Japon, où il vient de passer plusieurs années, qu’il participe à un rassemblement d’activistes amérindiens dans le sud de la Californie et entend parler pour la première fois de « l’Île-Tortue », ainsi avait-on décidé de renommer l’Amérique du Nord, et la diffusion de cette nouvelle appellation prend progressivement de l’ampleur, et surtout elle permet à beaucoup de gens de regarder autrement leur pays, leur continent. Il n’est plus alors un toujours nouveau monde à conquérir ou à construire, mais un monde ancien, déjà là, vivant, qu’il faudrait simplement habiter. « De nombreux blancs ont réalisé que la meilleure chose qu’ils pouvaient faire pour aider ‘‘l’Île-Tortue’’ était de travailler pour l’environnement, d’apprendre à réhabiter les marges du monde urbain et rural, d’apprendre à connaître le paysage et d’apporter leur soutien aux Amérindiens quand on le leur demandait. En 1970, j’avais emménagé avec ma famille dans la Sierra Nevada et construisais une ferme forestière au nord de South Yuba. De l’arrière-pays de San Diego jusqu’à la Colombie-britannique, de nombreuses autres personnes sont entrées dans les montagnes et les collines des pentes du Pacifique avec des intentions similaires. Ils avaient amorcé le processus de réhabitation. »  [10]

Suite à de nouvelles rencontres, Snyder devient par la suite sympathisant et porte-parole de la deep ecology  [11]. Se trouve en accord avec d’anciens Diggers  [12], Peter Berg notamment, versés dans le bio-régionalisme. C’est la période, début des années 70, où se multiplient çà et là les messages alertant l’opinion sur le bilan catastrophique des politiques capitalistes et industrielles, messages que, cinquante ans plus tard, nos maîtres-politiciens n’ont toujours pas assimilés. Snyder fait partie de ces gens qui, dès cette époque, ont parfaitement saisi la situation, il suffit de lire les textes qu’il écrivait ou de l’entendre, par exemple, dans un entretien filmé en 1972  [13].

Alors qu’il a publié déjà une dizaine d’ouvrages, c’est un éditeur de l’Est qui sort son nouveau recueil intitulé Amérique, l’Île-Tortue. Le prix Pulitzer 1975 lui est attribué. Il vit alors dans sa maison retirée, sans téléphone ni radio, il n’apprendra son succès qu’avec retard.

« Ces mecs de New-York
un tas de foutus escrocs
i’s contentent pas d’vendre
des conneries, y font même des bouquins »  [14]

Les poèmes de L’Arrière-pays, que redonnent aujourd’hui à lire en traduction les éditions Le Réalgar sont écrits à fleur de peau, dans le sens où l’attention extrême portée à l’environnement aussi bien qu’aux événements forme des épousailles en continu entre celui qui écrit et le monde dans lequel il est, dans lequel il vit, où chaque micro-seconde est prise en compte, et chaque parcelle de l’air ambiant. Si les poèmes peuvent être des traces du récit de soi-même au contact de l’existence, ils peuvent aussi bien être écrits d’un point de vue purement animal ou végétal. Tout ici a une conscience et perçoit, ce qui fait de la poésie de Snyder non pas un rapport de pensée mais un lien tactile avec l’univers entier. Le bouddhisme était en lui avant qu’il ne le connaisse, explique-t-il quelque part. Avant même de découvrir cette approche il ressentait le monde comme un bouddhiste, ce qui veut dire pour lui : considération de et pour tout ce qui est, car toute vie importe, pas seulement celle des humains.

Le lecteur d’aujourd’hui songera bien sûr à certains travaux récents en anthropologie, par exemple à Eduardo Kohn  [15] ou à Philippe Descola pour qui il faut « concevoir la destinée des humains et des non-humains comme intrinsèquement mêlées. »  [16]

Beaucoup d’attention, mais aussi de sensualité chez Snyder, l’amour, le désir, la tendresse sont très présents dans les poèmes de L’Arrière-pays, avec la souffrance qui les accompagne, ou le regret. Les seins des femmes s’invitent volontiers et il pose sur eux la main qui songe à les embrasser. Poèmes narratifs le plus souvent, très découpés, se limitant à l’essentiel, ou parfois même haïkus, l’écriture court librement selon la forme qu’elle prend d’elle-même, dans le moment où elle surgit.

APRÈS LE TRAVAIL

La cabane et quelques arbres
flottent dans le brouillard mouvant
J’ouvre ta blouse
réchauffe mes mains froides
sur tes seins
tu ris et frissonnes
épluchant de l’ail près du
poêle brûlant
rentrer la hache, le râteau
le bois
nous nous appuierons sur le mur
serrés l’un contre l’autre
le ragoût mijote sur le feu
à la nuit tombante
boire du vin  [17]

Non pas expérience de retrait, comme on pourrait le penser, avec Thoreau ou le zen comme seule boussole, l’existence de Snyder se déroule en communauté avec les autres, et il ne rechigne pas à l’action, car c’est à une méditation active et assurément politique qu’il se consacre depuis si longtemps. Nombre de ses essais sont clairs à ce propos, appelant par exemple à la lutte populaire contre l’accaparement de l’eau ou l’exploitation industrielle et commerciale de la forêt, car c’est toute une organisation sociale, inhérente à la diversité biologique, qu’il cherche à rendre possible, ou à préserver quand elle est déjà présente. « Ma politique idéale, déclare-t-il en 1979, est décentralisante et anarco-syndicaliste. Je pense à des fédérations de communautés autonomes ou semi-autonomes séparées les unes des autres, selon la topographie naturelle. »  [18]

[…]

Président Mao vous devriez arrêter de fumer

Laissez donc ces philosophes
Construisez des barrages, plantez des arbres,
ne tuez pas les mouches à la main.
Marx, encore un Occidental
tout dans la tête.
Vous n’avez pas besoin de la bombe,
restez fermier.
Écrivez de la poésie. Nagez dans le fleuve.
ces bleus de travail sont super
Ne me tuez pas, allons boire un verre,
simplement
Attendez.  [19]

Aujourd’hui, Gary Snyder a 92 ans, il vit toujours à San Juan Ridge, dans le comté du Nevada, en Californie, habite une maison entourée d’arbres qu’il a plantés il y a maintenant plusieurs décennies. Dans un entretien récent il ne cache pas qu’il a douze cartons d’archives prêts à être jetés dans son camion en cas d’incendie, et donc de départ précipité. Guetteur d’incendies, Snyder l’a été longtemps, il le reste. Il peut expliquer l’art des feux volontaires, préventifs, destinés à libérer les sous-bois et pérenniser la forêt dans son ensemble. Les Indiens connaissaient cela. Alors que la Californie est en flammes dans ses parties les plus… sauvages.

INCENDIES PRÉVENTIFS

Ce que les Indiens
ici
avaient coutume de faire
brûler les buissons chaque année.
dans les bois, le long des gorges,
pour garder les sites du chêne et du pin
nets et dégagés
avec de l’herbe
et quelques broussailles au-dessous,
mais jamais assez de combustible
pour qu’un feu puisse s’étendre.
Maintenant le manzanita,
(un buisson splendide en vérité)
abonde sous les jeunes arbres,
mêlé aux déchets des bûcherons,
et un incendie peut tout dévaster.
Le feu est une vieille histoire.
Respectueux des coutumes utiles et
des lois
de la nature,
J’aimerais aider mon pays
avec un incendie — un incendie violent
et salutaire.

(les graines de manzanita ne s’ouvrent
qu’après le passage du feu
ou après avoir traversé un ours)

Et puis cela
rappellerait
l’époque où
il appartenait aux Indiens

Avant.  [20]

Jean-Claude Leroy

[1À noter que Philip Wallen (1923-2002), ami de Snyder, partage avec lui son intérêt pour le bouddhisme zen et lui aussi a été un passeur pour ses camarades beat. Wallen a fait partie de la fameuse lecture de la Six Gallery du 13 octobre 1955, considérée comme le point de départ d’un renouveau de la poésie à San Francisco, aux États-Unis.

[2Cf. Beat Attitude, femmes poètes de la Beat Generation, éditions Bruno Doucey, 2020.

[3Antoine Wyss, préface à Gary Snyder, Premier chant du chaman et autres poèmes, recueil anthologique dont il est le traducteur, paru aux éditions La Différence (Coll. Orphée) en 1992.

[4Gary Snyder, L’Arrière-Pays, Le Réalgar, 2022, p. 92.

[5Nanao Sakaki (1923-2008), poète japonais proche de l’esprit Beat. Voir le beau texte que Gary Snyder lui a consacré, repris dans Gary Snyder, Le sens des lieux, éditions wildproject, 2018.

[6Gary Snyder, Bon, sauvage, sacré, in La pratique sauvage, éditions du Rocher, 1999, p. 119.

[7Gary Snyder, Le langage va dans les deux sens, in Gary Snyder, Le sens des lieux, éditions wildproject, 2018.

[8Gary Snyder, L’étiquette de la liberté, in La pratique sauvage, éditions du Rocher, 1999.

[9Gary Snyder, Le retour des tribus, cité in Jacqueline Stater, Les écrivains de la Beat Generation, éditions d’écarts, 2011. p. 218.

[10Gary Snyder, La redécouverte de l’Île-Tortue, in Le sens des lieux, p. 245.

[11Deep ecology, philosophie développée notamment par Arne Nᴂss dans une lignée spinoziste. En rupture avec l’anthropocentrisme, pour prôner au contraire un bio-centrisme effectif.

[14Gary Snyder, L’arrière-pays, éditions Le Réalgar, 2022, p. 85.

[15Eduardo Khon, Comment pensent les forêts, éditions Zones sensibles, 2017.

[16Philippe Descola, La composition des mondes, Champs/Flammarion, 2017, p. 322.

[17Gary Snyder, L’arrière-pays, éditions Le Réalgar, 2022, p. 38.

[18Cf. Entretien avec Lewis Mc Adams en 1979, traduit et présenté par Kenneth White, consultable ici : http://www.guyseika.com/Blog/Entrees/2014/3/15_Beat_Biographie_de_Gary_Snyder.html

[19Gary Snyder, L’Arrière pays, p. 137.

[20Gary Snyder, Amérique : L’Île tortue (traduction Brice Mattieussent), à paraître aux éditions Le Réalgar en 2023.

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