Avec « Ringolevio », puisque la révolution c’est maintenant

jean-claude leroy

paru dans lundimatin#344, le 20 juin 2022

Les éditions L’échappée viennent de republier Ringolevio, l’incroyable et peut-être apocryphe autobiographie d’Emmett Grogan, fondateur des Diggers en 1966. Des rues de New-York aux occupations sauvages à San Francisco, ce livre nous replonge dans ce que le mouvement hippie et la contre-culture américaine ont eu de plus subversif et sulfureux.

Ça commence par le ringolevio, on apprend tout de suite à quoi correspond ce mot inconnu à tout novice européen. Le ringolevio est un jeu de rue pratiqué par les gamins de New York réunis en bande, les bandes s’opposent qui doivent capturer les membres de la bande adverse et les retenir dans une « prison ». Les parties peuvent se jouer à grande échelle sur un quartier entier. Et Grogan de raconter une partie mémorable en cela qu’elle a tourné au drame, un agent patrouilleur ayant pris des joueurs en train de courir pour des délinquants et ayant fait feu, tuant l’un d’eux et handicapant l’autre pour la vie. Le flic assassin fut aussitôt dépiauté de ses vêtements et molesté par une foule de jeunes gens sidérés par la tournure des événements. Ainsi se clôtura une partie en ces rues lointaines où même les flics sont abandonnés à eux-mêmes.

Kenny, l’un des brillants protagonistes de cette journée particulière, devient accro à l’héroïne à treize ans, effectue un court séjour en prison, puis, quoique brillamment reçu dans une école bien fréquentée, se fait bientôt cambrioleur des riches parents de ses condisciples, avec, pour commencer, une effraction acrobatique par le conduit d’un monte-plats, l’enlèvement d’un coffre-fort de marque Diebold avant d’aller plus loin le découper au ciseau et à la masse, rivières de diamants à la clef. Tout cela chronométré au quart de poil. Un premier métier qu’il maîtrise d’emblée alors qu’il a tout juste quinze ans, mais qui finira par lui attirer des jalousies. A force de doubler certains intermédiaires, de fourguer directement à des receleurs, il s’attire la foudre des floués. Aussi, est-ce lesté d’un énorme paquet de dollars qu’il doit partir dare-dare vers l’Europe pour échapper à la mort, les parrains du coin ayant fini par s’énerver grave contre ce blanc-bec trop entreprenant.

A Paris, Kenny rencontre deux Canadiens qui l’adoptent et l’embarquent avec eux, direction l’Italie où il devient alpiniste en quelques mois, participe à la construction d’une église, apprend la langue de Pavese, se forme au cinéma à Cinecittà et, concomitamment, se fabrique une vie de bohème à base de plaisirs, d’intensités diverses, non sans quelques escapades hors frontières.

Pas mal d’alcool, de défonce, de sexe et d’entourloupes, mais aussi de nombreuses lectures qui ont à voir avec des parutions du moment. Il dévore les héros de que ce qu’on appellera beat generation (Jack Kerouac, Allen Ginsberg, Gary Snyder, Kenneth Rexroth, William Buroughs) ou encore Robert Creeley, Samuel Beckett, Henry Miller, Jack Spicer, Morman Mailer. A Rome, il découvre sur grand écran À bout de souffle, Tirez sur le pianiste, Les dimanches de Ville d’Avray, L’avventura, L’année dernière à Marienbad, La vengeance aux deux visages, Savatore Gulianio, Cendres et diamants, La source, etc.

Les mois et les années passent, Kenny se retrouve au pays de ses ancêtres, l’Irlande. Il sympathise avec des activistes de l’IRA (Armée républicaine irlandaise), participent ainsi à quelques « sauteries » bien ciblées. De retour aux USA, il fait la peau d’un truand qui lui a causé quelques déboires en Italie, maquillant l’opération vengeance en accident.

Puis le voici en Californie, à San Francisco, où il ne peut que constater sans grande surprise la forte présence de crève-la-faim dans une cité par ailleurs opulente, un gâchis propre au monde consumériste, un gaspillage obscène qu’il allait s’agir de souligner en même temps que de le détourner. C’est l’époque où le quartier de Haight-Ashbury devient celui des hippies désargentés, et surtout un terrain propice aux expériences. Des artistes libertaires, passablement allumés, l’investissent, ils n’ont peur de rien et ne manquent ni de ruse ni d’imagination, parmi eux Peter Berg (concepteur du théâtre guerilla) ou Peter Coyote, futur acteur de cinéma, et un certain Emmett Grogan qui n’est autre que ce même Kenny qui a réinvesti un patronyme bien à lui.

Devant une foule motivée, les acteurs de la compagnie Mime théâtre, créée par Ron G. Davis, joue dans la rue et dans les parcs, il arrive que les flics rappliquent pour mettre ça au clair et rappeler à l’ordre les bouffons. Ceux-là annoncent alors à tue-tête une scène d’arrestation, et elle a effectivement lieu, jouée pour de vrai par ces vrais flics. Et s’il y a bien des arrestations non feintes, la pression de la foule suffit en général à faire relâcher les personnes retenues.

Bientôt des bidons de lait réquisitionnés, transformés en marmite XXL, de la nourriture en quantité chinée sur les marchés où l’italien de Grogan sert de passeport indélébile, ou aussi bien dérobée au cul de quelque camion étourdi. Emmett et ses complices préparent à manger pour 200 personnes et distribuent les repas. L’aventure commence, qui va s’étendre et se prolonger assez de mois et d’années pour que cela devienne un phénomène dont on parle encore. Si de bonnes volontés séduites par ces Robins des bois s’avisent de leur donner de l’argent pour les aider, les billets de banques sont systématiquement détruits ou offerts à qui en a occasionnellement besoin, on appelle cela l’argent gratuit. On parle de la mort de l’argent. On crée aussi des magasins gratuits.

« Votre honneur, je vous prie de bien vouloir comprendre que ce garçon ne volait pas cette viande pour lui-même, ni même pour en tirer de l’argent, mais pour la partager entre tous ces jeunes gens sans feu ni lieu et réduits à la mendicité qui hantent en si grand nombre le quartier de Haight-Ashbury. » (p. 366)

La révolution n’est en aucun cas pour demain, elle a lieu maintenant, on vit dans un monde enfin révolutionné, et on improvise nos vies comme on l’entend. Ainsi raisonnent et agissent ceux qui se font appeler les Diggers (bêcheurs), du nom que l’on donnait à des rebelles anglais du XVIIe siècle considérés par certains comme les premiers squatters.

Les rockeurs psychédéliques du Grateful Dead jouent lors d’un concert organisé par les Diggers. L’écrivain Richard Brautigan participe à cette révolution de fait, notamment il dégote une dame fortunée qui paye une camionnette à la nouvelle communauté suractive, très utile véhicule pour trimbaler la nourricière marchandise. Les poètes Allen Ginsberg et Gary Snyder se mêlent à ses activités échevelées tandis que les flics procèdent çà et là à quelques arrestations qu’il faut gérer tant bien que mal.

Bientôt des arrivistes politicards de gauche tentent de récupérer le mouvement, mais Emmett et ses amis veillent au grain, ils prônent l’anonymat et refusent toute publicité. La presse leur joue cependant de sales tours, leur conférant une notoriété qu’ils perçoivent à juste titre comme étant une malédiction. Très clairement, les Diggers ont parfaitement compris le monde dans lequel ils vivent et dans lequel, pour une bonne part, nous vivons encore.

« L’industrialisation était une bataille menée contre l’environnement écologique du XIXe siècle pour vaincre la disette au prix du smog et de la folie Les guerres menées contre l’écologie sont suicidaires. Le niveau de vie américain actuel est un hochet petit-bourgeois, destiné à rassurer les cadres qui hurlent d’effroi dans leur sommeil. Il n’est pas un seul marais du Pléistocène qui égalerait en pestilentielle horreur nos modernes réseaux d’égouts urbains. Pas un seul enfant du Progrès blanc occidental qui n’échappera au lourd tribut à payer… » (p. 424)

Plus tard se tient à Londres une convention intitulée Dialectique de la libération. Sont présents William Buroughs et Alexander Trocchi, deux des écrivains « poètes, visionnaires et voyants » préférés d’Emmett Grogan. Un rassemblement où l’on peut croiser Angela Davis, Gregory Bateson, R.D. Laing, Paul Goodamn. L’intervention d’Emmett Grogan, qui émerge à peine d’une replongée dans l’héroïne, est attendu, un bon millier de personnes sont entassées pour l’écouter. Elles ne seront pas déçues, voilà en effet qu’il leur lit un discours fort dynamique commençant pas ces mots : « Notre révolution n’aura ni fin ni cesse… Nous devons la laisser s’épanouir en d’innombrables torrents révolutionnaires, qui se déverseront ensuite sous notre houlette, dans le canal commun de l’Évolution…  » et se poursuivant sur un même ton a priori anarchisant avant de se conclure en réclamant le pouvoir pour le peuple. L’enthousiasme de l’assistance est débordant, l’orateur les a incontestablement mis dans sa poche. Une fois passée la clameur approbative, Grogan leur révèle que ce discours qu’il vient de répandre dans leurs oreilles a été prononcé un jour par un certain chancelier allemand à petite moustache. Inutile de dire le silence groggy qui en découle, et le malaise. Ces auditeurs ont le sentiment de s’être fait avoir, alors que le but de l’opération était évidemment de les mettre en garde contre tout effet de tribune.

« Car voyez-vous, je n’ai jamais écrit ce discours pas plus que je ne suis le premier à l’avoir prononcé. Pour être franc, je ne saurais même pas vous dire qui l’a écrit. J’en ai une petite idée, mais aucune certitude. Quoi qu’il en soit, je connais au moins l’identité du premier orateur qui l’a déclamé. Il s’appelait Adolf Hitler ! et il l’a prononcé ce discours au Reichstag en 1937, du moins me semble-t-il. Merci encore, et à un de ces quatre. » (p. 604)

Dans sa postface à l’ouvrage, Alice Gaillard, qui a enquêté sur les Diggers, fait part de quelques doutes quant à l’exacte véracité de tous les faits racontés par Grogan, qui pourrait au moins s’être approprié des exploits qui ne lui appartenaient pas tous. En tous les cas, pour son intrépidité, ce livre est à mettre à côté des meilleurs de Jack Kerouac et il constitue un document unique sur ce que des jeunes gens délurés ont pu faire dans cette Amérique à la fois guerrière (à l’extérieur) et euphorique des années soixante (à San Francisco notamment). Grogan n’est plus là pour en témoigner à vive voix, il est mort d’une overdose en avril 1978, à 35 ans.

jean-claude leroy

Emmett Grogan, Ringolevio, éditions L’Échappée, 704 p., 2022. 16 €

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