Sandwich du Seum

Paule Position

paru dans lundimatin#389, le 27 juin 2023

Du latin « paulus » (faible, petit), Paule Position est une tentative de starting-block populaire. Sous cet alias commun, plusieurs personnes - parfois seules, le plus souvent ensemble - dissèquent le quotidien qu’elles traversent afin de comprendre ce qui pourrait leur faire du bien et, par le partage de leurs mots, cherchent à relier le langage à l’expérience du monde.

C’est les vacances. La ville entière est un hall de gare. Il manque juste la clim.
Sur les trottoirs, les gens se baladent, ils ont l’air détendus. Je sais que c’est du fake : tout le monde est stressé en vacances, et toutes les gares puent le seum. La ville suinte le seum. Le seum des au revoir, des trains manqués, supprimés ou en retard, celui des mauvaises rencontres ou de celles qu’on n’a pas le temps de vivre vraiment. Pique d’ocytocyne puis plus rien, ça se parle plus, on s’oublie, alors on se dit en silence : le temps fera son affaire, mais on y croit pas, parce que ça reste, ça s’appelle les souvenirs et les souvenirs c’est écrire des trucs qui restent collés dans le cerveau. Aujourd’hui j’ai le cerveau grillé à cause de ce grand soleil bien vnr qui pointe à 45°. Mon coeur, lui, est un petit astre tout congelé, en mode Häagen Dazs Cookie Dough, mais sans les Cookies Dough, donc sans aucun intérêt.

L’été c’est aussi cette odeur des sandwichs Brioche Dorée, trop chers et pas assez cuits, où l’œuf et la tomate se sont accouplé aux démons, s’unissant tous les trois dans la même matière flasque qui ne sent ni l’œuf, ni la tomate, encore moins la sandwich. 7€ le voyage dans les bas-fonds de la gastronomie, avec la moitié des légumes tombés dans le fond du papier kraft, c’est bof. La ville entière voyage avec des couverts en plastiques, un bout de sopalin, une vinaigrette en sachet. Le voyage c’était son truc à lui. Il voulait tout le temps partir. Il était jamais bien là où il était. Il m’avait dit : nous irons voyager jusqu’en Patagonie, je t’aime, puis il est parti un beau jour après m’avoir fait jouir, et il n’a plus jamais répondu. C’était l’année dernière. Hier j’ai reçu une carte postale avec un petit coeur dessus. C’était lui.

J’aime ni les gares, ni les vacances, et encore moins les sandwichs. Lui par contre, je l’ai aimé. Cet été, je quitterai pas la ville, je resterai bloquée dans les souvenirs vaseux d’une histoire piégée. Être témoin du voyage des autres. Rester à quai de la station Aimé Césaire. Respirer les odeurs de l’infâme sandwicherie 129TER, burgers transgéniques, frites ramassées par terre, tomates silencieuses. Oublier son odeur, sa voix, ses yeux réverbères. Donc libre : libre de jouir, libre de baiser n’importe comment, libre de filmer tout ça si je veux, libre de puer des aisselles et libre de rester toute la journée au pieu la schnek à l’air.

Mais piégée dans la gare à ciel ouvert des vacances. Piégée dans le décor des mensonges que se racontent couples, familles et animateurs de colo. Les gosses, eux, ils mentent pas. Ils captent bien que ce sandwich pue la merde. Il fait beaucoup trop chaud, ils suent, ils s’ennuient. Du coup ils chialent. Ils ont raison. Il voulait des enfants, je lui ai dit euh, non merci, j’ai pas envie de changer leurs couches à ta place. Parce que t’es toujours ailleurs, parce que tu seras plus là, parce que t’as disparu comme un lâche.

J’ai pas envie d’être ailleurs. Rester là, bercée par les mouvements d’une foule en transit, désincarnée, faussement tranquille, finalement, ça me va. J’oublie mes propres mensonges, et j’oublie aussi toutes les vérités du monde. J’oublie les inondations, les catastrophes climatiques, la mort de celles et ceux qui traversent la mer pour essayer d’arriver ici, cherchant tout à fait autre chose que des vacances. J’oublie les Landes qui brûlent, les usines qui explosent, j’oublie mes propres incendies. J’oublie sa tête de gland. J’oublie tout. Quelque part, le seum des autres me soulage. C’est un seum léger, passager : ils sont inquiets de devoir se créer des souvenirs depuis là où ils sont. Injonction au kiffe : terrasse, petit cocktail, chaleur plombante, décor urbain avec monuments et édifices jolis-en-photo, et toujours cette putain d’odeur de sandwichs qui me poursuit.

Cet été je reste en ville. Je prends pas le train, c’est trop cher, pas l’avion, c’est pas écolo, et en plus c’est la guerre, j’ai peur des missiles. Je prends pas le bateau non plus, je fais plus confiance en la mer. Bientôt y aura même plus d’eau dedans, que des cadavres et du plastique. Peut-être que ça sera plus simple de la traverser, alors. Peut-être même que ça fera de belles photos. Sur sa carte postale il est de l’autre côté de la Méditerrannée, au Maroc. Il dit qu’il viendra me voir lorsqu’il sera de retour, il s’excuse, il regrette, il m’aime, tout ça il l’a écrit, c’est là, noir sur blanc. Je croque un bout dans mon sandwich en lisant ça. Putain, il a la même odeur que lui, ça doit être les oeufs mal cuits, ou la mayo avariée, j’sais pas. Ou alors c’est juste le seum. Ça me rassure.

Je pars pas en vacances mais cet enfoiré a enfin quitté mon corps.
La prochaine fois j’irai cracher un double Whooper sur ses pompes.

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