Le vent souffle où il veut

Jeanne Casilas

paru dans lundimatin#263, le 15 novembre 2020

« L’art est comme l’incendie, il naît de ce qui brûle. »
J-L Godard

Nous avons tellement attendu la fin de ce monde, nous ne l’imaginions juste pas comme ça. Quand la fin approche, quand les masques tombent, quand le vacarme du non-sens recouvre la planète émergent aussi les voix de ceux qui, à ce moment précis, dans la cassure, parviennent à dire la vie.

Pourquoi des poètes en des temps de détresse ? Parce que le langage seul, et le silence qui lui fait écho, dans l’effondrement, dans n’importe quelle prison, recommence le monde. Car nous n’avons pas seulement perdu le monde, perdu les villes, les manières de vivre et les êtres, nous ne nous sommes pas seulement perdus nous-mêmes, nous avons aussi perdu la possibilité de dire ces choses. Au fur et à mesure que nos conditions de vie se dégradaient et que la beauté gratuite était remplacée par la laideur commerciale, nous avons perdu la faculté de dire notre environnement, autrement que dans une langue gelée, celle des journalistes et du pouvoir. Plus nous étions déréalisés et séparés de tout, plus les mots nous manquaient, car ils n’avaient déjà plus d’importance. Le capitalisme a imposé que seules les choses comptent. A quoi bon les nommer ?

Le fait d’arriver à la fin d’une civilisation permet de mesurer depuis combien de temps elle se meurt, dans ses arts et dans sa culture. Dans les années 90, Deleuze décrivait l’époque comme un désert de la pensée, et ce depuis la fin des années 70. Il expliquait que cela n’avait rien d’étonnant, de traverser un désert, l’histoire en était remplie, intercalée de périodes de création. On peut avancer que ce désert n’a cessé de s’étendre depuis, hormis certains îlots. On peut espérer qu’à la faveur de l’effondrement en place il arrive un moment où cela – l’intelligence, l’art, la création, la pensée critique – renaisse, qu’à la faveur de certaines conjonctures, de part et d’autre plusieurs se mettent à penser ensembles et que des lignes se dessinent qui jusque là n’étaient que de fragiles et d’ennuyeuses ébauches. Alors commenceront à se former des architectures habitables. Il est possible que ce moment commence.

Ce qu’écrit Agamben dans son dernier article, Quand la maison brûle, va dans ce sens : « Quelque chose a changé, non dans ce que tu fais, mais dans la façon dont tu le laisses aller dans le monde. Une poésie écrite dans la maison qui brûle est plus juste et plus vraie, parce que personne ne pourra l’écouter, parce que rien n’assure qu’elle puisse échapper aux flammes. », ajoutant, « Mais si, par un hasard, elle trouve un lecteur, alors il ne pourra en aucune façon se soustraire à l’apostrophe qui l’appelle, de cette clameur sans défense, inexplicable et étouffée [1]. »

La conscience d’un moment historique où une parole se déclenche, ne sait plus où elle va, en même temps qu’elle est certaine que son lecteur, si elle le trouve, ne sera pas sourd, ne peut être le fait d’une conscience isolée. Agamben, en philosophe, parle au-delà de sa voix, il ouvre un champ. Un espace à qui se reconnaît dans sa perception de ce qui nous arrive, est arrivé, la description d’un territoire commun. Il propose plusieurs pistes, modes d’être et d’agir, dans un texte où la question centrale est précisément comment vivre maintenant, au sein des décombres. Sa proposition la plus creusée est : par la langue.

« Reste, dans la maison qui brûle, la langue. Non la langue, mais les immémoriales, préhistoriques et faibles forces qui la gardent et la rappellent, la philosophie et la poésie. Et que gardent-elles, que rappellent-elles de la langue ? Non telle ou telle autre proposition signifiante, non tel ou tel autre article de foi ou de mauvaise foi. Plutôt, le fait lui-même qu’il y ait un langage, que sans nom nous soyons ouverts dans le nom, et dans cet ouvert, en un geste, en un visage nous soyons inconnaissables et exposés.

La poésie, la parole est la seule chose qui nous est restée de quand nous ne savions pas encore parler, un chant obscur à l’intérieur de la langue, un dialecte ou un idiome que nous ne réussissons pas à comprendre pleinement, mais que nous ne pouvons pas ne pas écouter – même si la maison brûle, même si dans leur langue qui brûle les hommes continuent à parler à tort et à travers.  [2] »

Ce qu’écrit Agamben implique que ce qui d’abord nous reste, ce avec quoi nous pouvons continuer, c’est la mémoire. Pas le présent. La mémoire inscrite dans la langue de la philosophie et de la poésie, la mémoire de notre enfance, de ce qui est resté sans voix, de ce qui est resté comme une musique oubliée qui peut ressurgir. L’entendement et la poésie peuvent ressurgir, postule Agamben, parce que « nous ne pouvons pas ne pas écouter » la poésie, l’idiome ancien. Nous ne pouvons pas ne pas entendre la langue, quand elle se déploie, ici la langue la plus attachée au langage, celle de la poésie et celle de la philosophie, même si c’est bien là, dans le langage, que nous sommes défaits, peut-être même en premier lieu. De nous-mêmes et des autres. Parce que si l’on ne peut plus représenter quelque chose par la parole à quelqu’un d’autre, quelque chose de complexe comme décrire une ville, si ça ne passe plus, si notre expérience de vie nous contraint à ne plus oser raconter les heures inutiles et à nous taire la plupart du temps, si quand on fait une tentative pour construire une réalité par la parole elle n’est pas entendue, si tout est mis en place pour que nous disions les mêmes choses aux mêmes personnes aux mêmes moments, il est normal qu’il y ait une faille, qu’il soit devenu difficile de relier ensemble le monde et la langue. Et qu’on ait abandonné les deux. C’est donc par la langue qu’il faut commencer, ou continuer, car c’est en elle que l’on vit ou que l’on ne vit pas, en elle ou sans elle que l’on meurt.

C’est, maintenant que notre corps nous est enlevé, qu’il est tracé, contacté, enfermé, et le sera de plus en plus, par la langue que nous survivrons. Agamben délivre dans son dernier texte une terre à habiter : dans le souvenir et la résurgence du langage des enfants et des poètes, celui de nos amours sans voix et de la parole de nos amis. La langue des conversations interminables et celle des phrases que nous ne dirons jamais. Ces phrases que nous devrons écrire et celles que nous lirons et qui ne seront jamais prononcées. C’est parce que la maison brûle que tu peux enfin parler et entendre. C’est dans le dévoilement des ruines que les langues naissent, ou sont balayées. C’est peut-être au moment de vérité, quand il n’y a plus rien à voir qu’un long naufrage, qu’une certaine liberté de conscience advient, où le semblant et la collaboration ne sont plus nécessaires, qu’un certain détachement advient, peut-être même une confiance : la renaissance du mystère, la foi dans la joie de l’inconnu, l’espoir des mots que portera le vent.

Jeanne Casilas

[1Quand la maison brûle, Giorgio Agamben, paru sur LM le 9 novembre 2020.

[2Idem.

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