En compagnie des vies de Daniel Blanchard

Daniel Blanchard, La vie sur les crêtes
[Note de lecture]

paru dans lundimatin#386, le 6 juin 2023

Daniel Blanchard n’apparaît pas beaucoup dans les magazines culturels, c’est évidemment bon signe. Soucieux des formes, l’auteur de nombreux récits, essais et livres de poésie, remonte sa mémoire dans un livre subtil et fidèle, témoignage d’une vie exigeante à divers titres. Nous publions donc cette deuxième recension de La vie sur les crêtes, paru aux éditions du Sandre le 22 Mars 2023. [1]

Une enfance entamée en 1934 dans un contexte d’avant-guerre, avec des parents de sensibilité anti-fasciste, un père enseignant devenant membre du parti communiste, puis se faisant résistant sous l’occupation allemande. Nommé à Barcelonnette, c’est dans cette région qu’il gravitera de jour et de nuit avec ses camarades dans les zones escarpées, préférant parfois le chemin des crêtes, plus vertigineux mais plus sûr. De cette vie dangereuse et digne, Daniel Blanchard gardera les règles, en prise avec les idées comme avec l’action. Il gardera aussi, très prégnant le souvenir de Goletto, un maçon piémontais qui partageait le maquis avec son père, lequel voyait en lui « le plus pur » de ses camarades. Goletto étant blessé, tous deux, père et fils, vont le voir à l’hôpital. Ils trouvent un homme au « visage tranchant et comme tendu par la passion intérieure ». Il est radieux, en dépit de la souffrance. « Tu vois, Blanchard, cette chambre, ce lit, ces beaux draps tout blancs, et ces petites religieuses qui me soignent comme un enfant… Tu connais mes idées sur la religion, mais elles, ce sont juste des femmes, bonnes, douces… et tout ça pour un Goletto, rien qu’un maçon, un ouvrier… Tu vois, ça, Blanchard, c’est déjà la Révolution… Demain, ce sera comme ça pour tout le monde, riche ou pauvre, ouvrier, paysan, tout le monde ! »  [2] Proférés par cet homme souffrant et passionnément sincère, ces mots marquent à jamais Daniel Blanchard, il les reconnaît encore aujourd’hui comme « le sens authentique de ce vocable si souvent prostitué de ‘‘libération’’ »  [3].

Le massif alpin est plus que le décor de ces années de formation, il joue de sérieux avec les hommes qui jouent leur liberté. Blanchard remarquera bien plus tard que beaucoup des « politiques » qu’il a connus vouaient une passion à la montagne, « peut-être parce que c’est là le domaine de la liberté exigeante à laquelle ils aspirent »  [4].

Si nous passons tout de suite à l’année 1956, nous voyons une période historique où le prestige de l’idée communiste se trouve décidément mis à mal. En effet, après l’évidence révélée de la dictature stalinienne, c’est l’écrasement cette année-là de l’insurrection populaire de Budapest. Pour autant, la révolution reste bien sûr un horizon à rejoindre, notamment pour le jeune Blanchard qui se prépare à une carrière de professeur d’histoire et de géographie. Un jour, un tract lui est tendu par un camarade : « Lis ça, pour te dilater la rate ! » Il remarque la signature : Socialisme ou Barbarie. La formule de Rosa Luxembourg lui est connue, reprise ici comme emblème de la seule alternative. Dans ce texte il est question de l’attaque impérialiste des Anglais et Français contre l’Égypte, ayant coûté la vie à des milliers de civils  [5], de l’écrasement du soulèvement populaire en Hongrie par les chars russes, des ouvriers qui dans ce pays révolté s’étaient formés en Conseils, tels ceux des débuts de la révolution russe et de la révolution allemande de 1919. Une configuration repérable un peu partout mettait en jeu des impérialismes qu’il fallait oser nommer, et Blanchard trouvait là « une pensée qui, en rompant radicalement avec les orthodoxies antagonistes qui [lui] déniait la faculté de juger, [l]’invitait à une captivante aventure intellectuelle  »  [6]. Il se procure un exemplaire de la revue, on y invite à une réunion publique, il s’y rend. Il y a là des camarades qui rentrent de Pologne, ils font part de l’ambiance de liberté qui a pu naître là-bas suite aux grèves insurrectionnelles à Poznań, lesquelles venaient après le rapport Khrouchtchev, accablant pour Staline. L’orateur n’était autre que Claude Lefort. Au terme de son exposé, il laisse la parole à la salle. Des questions sont émises, des avis partagés, puis c’est la main de Daniel Blanchard qui soudain se lève : « Je demande la parole, je suis fou… Et je me suis vraiment mis à parler et à travers les mots que je prononçais, qui se prononçaient par ma bouche, je découvrais une pensée, ‘‘ma’’ pensée, qui s’était formée en moi à mon insu. Un homme alors, au premier rang, trapu, la peau du crâne entièrement nue, s’est tourné vers la salle et a pris la parole : ‘‘Comme l’a très bien dit ce camarade que je ne connais pas…’’ »  [7] Cet homme se faisait appeler Chaulieu, un des pseudonymes de Cornélius Castoriadis.

Tout en préparant l’agrégation, Blanchard dévore les numéros de Socialisme ou Barbarie, les écrits des Marx, Lenine, Trotsky, les témoignages de Voline, Victor Serge, etc. Il participe bientôt aux réunions, à la fabrication d’un journal (Tribune ouvrière), se lie avec des camarades ouvriers, français ou italiens, passe des soirées chez Castoriadis, que les intimes appellent non pas Chaulieu mais Corneille. Quelques lignes de Blanchard, décidément poète, dressent un morceau de portrait tout à fait saisissant d’un intellectuel au devenir fameux, même si discret.

« Et me revient en mémoire ce soir où, au sortir d’une réunion, je l’ai vu marcher devant moi dans la rue. Je le regardais s’éloigner, de dos, la tête penchée en avant, rentrée entre les épaules, le col de son manteau noir remonté sur sa nuque hérissée de crins noirs comme un dos de sanglier – une puissance dans cette nuque, dans ce dos, contenue, mais qui se déchargeait dans les jambes : chaque pas partant comme détonation chaque pas, un coup porté à l’asphalte, comme pour l’écraser à coups de talon, comme pour repousser la terre, et qu’il n’aurait réussi à maintenir à sa surface qu’en l’empêchant, de force, à coups de pied, de se soulever. »  [8]

À l’automne 1959, Blanchard découvre, arrivé à la boîte postale de la revue, le n° 3 de L’Internationale situationniste. Très excité par le contenu, il propose un rendez-vous à Guy Debord, qu’il rencontre dans un bistro de la montagne Sainte-Geneviève, chacun s’y rendant avec sa revue en évidence, signe de reconnaissance. Ce fut le début d’une longue et libre conversation qui courut sur de nombreuses rencontres, dérives, déambulations. Jusqu’au moment où Blanchard proposa à Debord de mettre sur papier leurs idées communes. Debord approuva l’initiative, retoucha le texte à quelques endroits, trouva un titre assez ronflant : Préliminaire pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire. Il faut dire qu’il s’agissait quand même d’une manière de « protocole d’accord entre l’avant-garde subversive de la culture et l’avant-garde du mouvement révolutionnaire prolétarien »  [9]. Le texte sera plutôt mal reçu par les historiques de Socialisme ou Barbarie, presque refoulé, nous dit Blanchard. En revanche les nouveaux arrivants dans le groupe l’adoptèrent au point que certains se rapprochèrent bientôt de L’Internationale Situationniste.

Ce Préliminaire se concluait ainsi :

« La politique révolutionnaire a donc pour contenu la totalité des problèmes de la société. Elle a pour forme une pratique expérimentale de la vie libre à travers la lutte organisée contre l’ordre capitaliste. Le mouvement révolutionnaire doit ainsi devenir lui-même un mouvement expérimental. Dès à présent, là où il existe, il doit développer et résoudre aussi profondément que possible les problèmes d’une micro-société révolutionnaire. Cette politique complète culmine dans le moment de l’action révolutionnaire, quand les masses interviennent brusquement pour faire l’histoire, et découvrent aussi leur action comme expérience directe et comme fête. Elles entreprennent alors une construction consciente et collective de la vie quotidienne qui, un jour, ne sera plus arrêtée par rien. »
  [10]

Il était donc signé G. Debord et P. Canjuers (pseudonyme de Blanchard au sein de S ou B).

C’est bientôt le temps où son vieil intérêt pour les mouvements de libération en Afrique incite Daniel Blanchard à rejoindre la Guinée au moment où Sekou Touré, seul parmi les leaders africains de l’Empire français à refuser le référendum de sortie progressive proposé par de Gaulle, en prenait la tête pour une indépendance immédiate. Blanchard y reste une année scolaire au titre de coopérant, donnant des cours à des terminales à peine moins âgés que lui, avant de s’apercevoir que, pour diverses raisons, dont le durcissement d’un régime virant à l’État policier, sa vie là-bas ne lui convient plus. Paris lui manque, sa compagne et ses amis.

En ce début des années soixante, le groupe Socialisme ou Barbarie connaît de sérieux débats autour des thèses marxistes que Chaulieu, alias Castoriadis, remet en cause sur certains points. En découlent des divergences assez sérieuses pour qu’une scission advienne. Certains s’écarteront, et formeront le groupe Pouvoir ouvrier. D’autres, y compris Blanchard, poursuivront leur compagnonnage avec Chaulieu, et seront rejoints par des intellectuels en vue : Edgar Morin, Georges Lapassade, ou encore Joseph Gabel. Pourtant Blanchard éprouve bientôt, au sein du groupe, une forme de lassitude ou même d’ennui qui le verra prendre ses distances. Un ennui qu’il expliquera ensuite par un excès d’idées et de discours qui germait là au regard d’un déficit d’actions et d’engagements dans la société réelle. Une perte de vie comme de sens, en quelque sorte.

C’est sans doute le moment de préciser qu’outre celle de la révolution, une autre porte a été ouverte depuis longtemps par Daniel Blanchard, celle de la poésie. Or, par l’entremise d’une amie, voici qu’il rencontre Francis Ponge, puis Yves Bonnefoy et André du Bouchet dont il devient un ami. Il publie quelques textes dans la revue L’Éphémère. Quelques recueils sortiront plus tard, dans les années soixante-dix et après.

Gardée du souffle à mesure de la perte. La mémoire ne respire pas. Gardée dans l’aridité de la mémoire.

Jardin cette friche retrouvée comme au retour, à l’abandon, démembrée en si peu de mots, cette plaie.

À vif, à force de ce peu de mots. Tache à vif dans le morne, cet éclat de terre regardée. À mesure de l’accommodation de l’embrasure à contre-jour, tout ce que le regard peut embrasser et tenir, retenir dans un calme.

Et contenir la passion de l’échappée, du chemin en fuite à travers champs jusqu’à s’évanouir dans cette buée, sur l’horizon des instants oubliés, renoncés.

Tout ce que peut le regard sincère, d’un seul embrassement, aimer, féconder. Même ici, de mémoire. 

André Blanchard, in Battant, dormant, éditions Sens & Tonka, 2005, p.42.

Pour gagner sa vie, après avoir quitté l’éducation nationale, il travaille comme rédacteur à l’AFP (Agence France Presse). En 1967, il rentre à la Télévision (ORTF) dans le service que dirige désormais un ami d’adolescence, on lui demande essentiellement d’émettre des avis sur des projets d’émissions dramatiques ou sur les « séries » (un tel profil, si peu spécialisé, pourrait-il aujourd’hui se rencontrer en ce genre d’endroit ? C’est peu probable).

C’est au sein du Mouvement du 22 mars que Daniel Blanchard et sa compagne, Helen Arnold, vivent les journées de mai 1968. Ils y contracteront des amitiés durables. Par exemple, celle de Jean-Pierre Duteuil ou de Pierre Forjonnel, anarchistes et lecteurs avertis de Socialisme ou Barbarie. Avec quelques autres (dont Jean-Jacques Lebel) ils fondent une revue, Passer outre, qui sera rédigée et fabriquée à chaque fois par un groupe différent. Elle ne dure que le temps de trois numéros mais sa formule sera reprise et continuée jusqu’à aujourd’hui par l’Organisation communiste libertaire, pour son journal.

Le mouvement de mai 68, on le sait, ne fut pas qu’un tourbillon français, l’Allemagne ou l’Italie, notamment, connurent des révoltes tout au long de la décennie suivante. Les États-Unis n’avaient pas attendu, les mouvements en faveur des droits civiques, la lutte des Noirs, l’opposition à la guerre du Vietnam étaient au cœur des préoccupations de tous les militants révolutionnaires de là-bas et d’ailleurs. Le groupe Socialisme ou Barbarie avait toujours été en contact avec des camarades ouvriers de Detroit. Helen Arnold, la compagne de Blanchard, est américaine, en plein mai 68 des amis situationnistes sont en quête d’un interprète : Murray Bookchin arrive de New York pour voir ce qui se passe à Paris. Helen jouera ce rôle, et ce sera le début d’une longue amitié qui verra le couple Blanchard-Arnold passer des vacances aux États-Unis, de New-York à Berkeley, San Francisco, etc. Quelque temps plus tard, de retour en solo à New-York, Daniel passe une semaine chez Murray, qui envisage de s’installer dans le Vermont (à Burlington), haut-lieu de la contre-culture. Rentré en France, notre Parisien rumine quelque temps un nouveau projet, quand certains amis partent en Ardèche, eux deux iront plutôt vivre une année là-bas, près du futur propagandiste de l’écosocialisme. Helen travaille comme traductrice, elle peut habiter n’importe où ; quant à lui, il s’en ouvre à son chef de service, un certain Yves Jaigu  [11] qui l’encourage et lui promet qu’il retrouvera sa place à son retour, si besoin. Atterris à Montréal, les deux arrivants sont véhiculés par des amis jusqu’à Burlington, puis accueillis chaleureusement par Murray et ses proches. D’aucuns doivent certes trouver étrange de quitter Paris pour une province aussi reculée et… provinciale que cette contrée. À part une minorité de personnes politisées, souvent venues de New-York, les indigènes sont ici, comme partout dans le pays, pour l’essentiel, ignorants des affaires du reste du monde, pour ne pas dire de son existence. Cependant, le Blanchard « ethniquement révolutionnaire », comme il se décrit avec humour, va apprendre à connaître la réalité du coin, une réalité autrement concrète.

« … ce que je découvrais, c’était cette contre-culture (culture au sens anglais du terme, pour société, mœurs…), non pas une révolte active mais une sécession, dont Murray nous avait certes vanté le potentiel libertaire, mais qui ne visait nullement à subvertir l’ordre établi, si détesté qu’il fût – une sécession dans les interstices, les marges, les zones hors d’atteinte du maelström économique et social de l’Amérique – tel ce Vermont rural, largement à l’abandon, où se perpétuait, bien vivante, cependant, une société ‘‘à l’ancienne’’, conservatrice mais tolérante et solidaire… Une sécession pour mener entre soi une existence et élaborer un mode – ou plutôt un style – de vie en rupture, certes, avec celui de la ‘‘classe moyenne’’, la société blanche tout entière, en fait, mais sans qu’il soit question de renverser cet ordre méprisé’’. […] Et si cette sécession s’était persuadée de s’être posée contre la société mainstream, en fait elle se retrouvait simplement à côté, une des innombrables communautés qui composent cet agrégat qu’est la société américaine. »  [12]

Si Blanchard est heureux de cette neige qui recouvre le pays en hiver et des mœurs solidaires que ce rude climat occasionne, il admet difficilement certains aspects de la mentalité américaine, jusqu’à en rejeter parfois la langue parlée.

« … par moments, j’étais saisi par le sentiment de l’‘‘exil’’ […]. Il s’agissait essentiellement d’accès de saturation et même d’exaspération suscités par mon immersion forcée dans la langue anglaise – en fait, par l’usage qu’en faisaient la plupart des gens – les people – que je fréquentais. Un usage essentiellement instrumental, stéréotypé, y compris dans l’expression des sentiments, un code aussi pauvre que la plupart des idées qu’il véhiculait. […] Cette mentalité instrumentale, qui est au fondement même de l’ethos américain et de l’emprise du capitalisme sur les sociétés modernes, les people, qui aspiraient à s’arracher à cet ethos, se l’appliquaient à eux-mêmes. C’était là, au fond, le sens radical de l’expression universellement employée pour se définir I am into this or that (gardening, carpentry, cooking, playing music, etc) : je suis à l’intérieur de cette activité, possédé, détenu par elle, je suis son instrument… »  [13]

Toutefois l’acclimatation se produira, les distances entre soi et les autres s’ajusteront peu à peu, et la littérature – la lecture de Williams Carlos Williams, et Thoreau, notoirement – jouera son rôle. Au point d’envisager une installation plus pérenne en ce pays où les poètes ne sentent pas « peser sur eux une quelconque condamnation par l’histoire… »  [14]. Mais c’est le plan matériel qui imposera sa décision, Blanchard n’ayant pu obtenir ni le travail de traduction qu’il escomptait, ni un poste d’enseignant qui lui aurait convenu, il était dans l’obligation de rentrer en France.

De retour à Paris, Blanchard a oublié Jaigu et l’ORTF, il est sans le sou, mais pas démuni pour autant. S’il doit vivre à crédit, il compte cependant des amis et des possibilités. Occasion de partager un temps la condition du plus grand nombre, et d’en «  tirer un certain sentiment de dignité ». « Mais je me retenais de pousser trop loin ce jeu, car je savais bien que mes ‘‘études’’ et mon ‘‘milieu’’ me donnaient des ressources de survie que la grande majorité du ‘‘peuple’’ n’a pas. C’était là la réalité incontournable et j’aurais eu honte de me complaire trop pesamment dans une posture d’homme du peuple. »  [15]

Les travaux de traduction sont les plus évidents pour lui et pour Helen. Mais c’est aussi à cette époque que la rencontre d’un jeune couple va les orienter vers de nouveaux projets. Les jeunes gens leur font part de l’aventure que sont en train d’entamer un ancien assistant de Henri Lefebvre, Hubert Tonka, et un de ses amis. Ils ont décidé de se donner les moyens de fabriquer la revue Utopie, que des proches de Lefebvre avaient lancé dès 1967. Du matériel de typographie est acheté, installé dans un pavillon de Fontenay-sous-bois, ce sera là : L’Imprimerie quotidienne. Blanchard est accueilli avec chaleur par Hubert Tonka et trouve à ses côtés un prolongement de son expérience américaine, une manière d’agir concrètement. Il apprend à faire, à utiliser les machines, à composer, mettre en page, et s’y intéresse d’autant plus que ce sont là des gestes qui ont à voir avec l’écriture de ses poèmes, avec l’exigence d’une lisibilité. À la fabrication des livres, il faudra ajouter la diffusion et la distribution pour que la structure puisse voler de ses propres ailes, hors du champ capitaliste habituel. Les années soixante-dix voient naître pas mal d’expériences du même acabit. Exemple : Edmond Thomas démarre lui aussi, avec des moyens comparables et un beau catalogue à venir, celui des éditions Plein chant. Blanchard, quant à lui, pense à son ami Murray Bookchin, qu’il aimerait voir publier en France, mais il ne parvient pas à convaincre les éditeurs. Si le marxisme a le vent en poupe, l’écologie et l’anarchisme sont encore loin d’être à la mode. C’est donc avec un ami de la librairie Parallèles  [16] qu’une brochure est élaborée à partir d’extraits choisis et traduits par Helen et Daniel, une brochure d’une soixantaine de pages qui va connaître un certain succès. Si bien que Christian Bourgois prend contact avec les traducteurs pour enfin leur commander un livre de Bookchin, le premier vrai livre traduit en français de celui qui est devenu aujourd’hui une référence incontournable, c’était en 1976.

La vie sur les crêtes compte de beaux passages sur le lien avec la machine, une presse typographique en l’occurrence, sur la complicité physique qui s’instaure entre l’homme et l’engin mécanique, l’intimité même qui se crée alors, dans l’accord qui les oblige l’un et l’autre. Et il ajoute, « la typo m’assure – illusoirement ? – que le texte prend une réalité autre que celle de la pure vision.  »  [17]

Ce collectif qui fait tourner l’Imprimerie quotidienne en recoupe un autre qui anime la revue Utopie, Blanchard rencontre alors de nouveaux complices tels que Michel Guillou, Americo, ou Jean Baudrillard chez qui se réunissent souvent les amis pour discuter du prochain numéro lors de déjeuners qui finissent souvent en franches rigolades. Quoiqu’en affinité, Blanchard ne se sent pas tout à fait à l’aise avec cette idée de réel dont il est beaucoup question à Utopie, et spécialement chez Baudrillard, un réel comme nœud de répression du sens et du symbolique. À cet endroit, il tremble, comme au demeurant l’auteur d’Amériques ou des Cool Memories avait tremblé (de soulagement) dans le désert états-unien. À son propos, Blanchard note : « … derrière son sourire de ‘‘chat de Chester’’, il y avait dans sa cordialité, dans son humour, un fond de sincérité, d’authenticité, qui démentait sa passion affirmée pour le pur jeu combinatoire des signes, allégés de tout signifié. »  [18]

Outre son travail de traducteur, Blanchard donne un mi-temps à l’Imprimerie, où il a introduit son ami Jean-Pierre Burgart. De nombreux livres sortent des presses, aussi bien de la littérature que des livres de cuisine, des albums de gravures, de dessins, ou encore la revue Liasse, dans laquelle on peut lire des textes de Gisèle Prassinos, Valère Novarina, Jean-Claude Héméry, Pierre Chapuis, pour en citer quelques-uns parmi les plus connus. Et Blanchard trouve aussi le temps d’écrire, il publie quelques ouvrages de poésie. En 1984, les éditions P.O.L. publient Idéal portrait. Et c’est un roman inspiré par son expérience américaine qui sortira ensuite chez Julliard : Halte sur la rive orientale du lac Champlain, Vermont  [19].

Helen se prend de passion pour le chant, elle se joint à un groupe qui accompagne l’Italienne Giovanna Marini en quête de chants traditionnels dans diverses régions de son pays. Daniel joue de la flûte traversière, mais son incapacité à improviser va l’éloigner peu à peu de son instrument. Tous deux cherchent un endroit où vivre. Lui aimerait les Alpes, mais ils n’en ont pas les moyens. Ce sera finalement, par l’entremise d’un vieux camarade de mai 68, la campagne poitevine qui les fixera, où ils restaureront une maisonnette et s’attacheront à cette région bucolique.

Dans un dernier chapitre de ce récit des vies de Blanchard, Blanchard lui-même jette un regard rétrospectif sur ce long cycle qui vient de s’écouler, ce cycle historique qui a vu ce qu’on a appelé le néo-libéralisme contaminer la planète entière. « Je pense, ou plutôt je vois, dit-il, que le lien social, le tissu vivant entre les hommes, tel qu’il se sécrète dans la vie réelle – travail, famille, pensée, etc. – est dévasté à l’Est comme à l’Ouest (pour des raisons spécifiques ou pour les mêmes ?) que le contact social par correspondance, on line, etc., la télésociété, l’invention sociale simulée ou procurée en kit par des animateurs, etc. arrive à occuper la majorité des gens pendant les cinquante ou soixante ans de leur vie active et responsable, que la crue de la frustration et de la colère parvient à être contenue dans des limites telles que la mort l’écrête – malgré l’allongement de la durée de vie. »  [20]

Et voici que les figures amies reviennent en mémoire, et leurs charmes comme leurs visions servies une dernière fois pour clôturer ce voyage avec le lecteur. Le message de chacun d’eux se retrouve ici résumé, tel que Blanchard les a reçus et s’offre de les transmettre. « Excédé de douleurs physiques », Debord a choisi de se tuer, c’était en 1994. «  Son message subversif, nous dit son vieux disciple, s’adresse à chacun de nous qui ne participons pas à la domination, pour dénoncer dans le détail de l’expérience, l’irréalité, le mensonge même, que l’immersion dans le spectacle impose à notre vivre, et en premier lieu la dénégation de la mort. »  [21] Et Blanchard d’évoquer le besoin vital du vrai chez Debord… et sa façon de nous avoir fait sentir « le vrai goût du passage du temps »  [22].

De Castoriadis il retient notamment l’idée d’autonomie, et rappelle qu’elle n’est pas seulement l’idée la liberté. « L’autonomie, qui consiste pour un individu comme pour une collectivité à se donner ses propres règles, fait de la liberté un usage austère, presque stoïque, exige cohérence, lucidité, responsabilité…  »  [23] En outre, Blanchard se reproche, comme à ses camarades de Socialisme ou Barbarie, de n’avoir pas pris en compte « le fait concentrationnaire, la Shoah, les génocides… »  [24] « Corneille » disparaît en 1997.

En 2006, c’est Murray Boockchin qui meurt, il avait 85 ans. Celui qui fut son ami se souvient de divers épisodes, depuis leur première rencontre à Censier en 1968 jusqu’aux nombreux moments partagés dans le Vermont, ou ensuite à Paris, sinon en Italie, une fois chez le collectionneur mécène Arturo Schwartz, où Murray regardait avec un effarement presque enfantin les œuvres d’art ou les ouvrages dédicacés par Artaud, Breton ou Reverdy.

C’est au final à l’année 1944 que Daniel Blanchard revient pour conclure cette confession majuscule, à cette période passée à Herbez, à l’ombre des crêtes alpines, où la famille Reynaud, si hospitalière, assurait contre un peu d’argent le ravitaillement des Blanchard. Et, à travers le mot d’une femme à propos de son fils, il se souvient de l’importance qu’il y a, notamment dans les pires épreuves, à prendre soin. Pour, considérant l’état du monde, ajouter enfin, quelque peu mélancolique : « Ce soin, cette passion, saurons-nous les retrouver pour traiter avec la nature ?  »  [25]

Jean-Claude Leroy

[1Daniel Blanchard, La vie sur les crêtes, éditions du Sandre, 224 p., 2023, 20 €

[2Daniel Blanchard, La vie sur les crêtes, p. 40.

[3Ibid.

[4Op. cit. p. 130.

[5Il semble que le nombre de victimes civiles de cette fâcheuse expédition egroupant les armées anglaise, française et israélienne, voisina le millier. Cf. un article de Tangi Salaün : « Port-Saïd a tourné la page de la guerre de 1956  », Le Figaro, 01/11/2006. https://www.lefigaro.fr/international/2006/11/01/01003-20061101ARTFIG90122-port_said_a_tourne_la_page_de_la_guerre_de_.php

[6Daniel Blanchard, La vie sur les crêtes, p. 79-80.

[7Op. cit. p. 81.

[8Op. cit. p. 99.

[9Op. cit. p. 100.

[11À noter que ce même Yves Jaigu dirigea la chaîne de radio France-Culture de 1975 à 1984, laissant un grand souvenir aux producteurs de l’époque ainsi que, de fait, aux auditeurs. Lesquels sont aujourd’hui pour le moins dépités de constater ce que cette chaîne est devenue.

[12Op. cit. p. 143-145.

[13Op. cit. p. 155-157.

[14Op. cit. p. 158.

[15Op. cit. p. 161.

[16Librairie parisienne connue pour être un haut-lieu historique de la culture underground. A priori, toujours en service.

[17Op. cit. p. 171.

[18Op. cit. p. 174.

[19Daniel Blanchard, Halte sur la rive orientale du lac Champlain, Vermont, éditions Julliard, 1990.

[20Op. cit. p. 200.

[21Op. cit. p. 203.

[22Op. cit. p. 204.

[23Op. cit. p. 209.

[24Op. cit. p. 211.

[25Op. cit. p. 219.

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