Saloperies de victimes !

paru dans lundimatin#393, le 4 septembre 2023

« Il y a un mot qui ressort fréquemment, c’est celui de victime. Je suis victime donc pas responsable. » [1]« Cette culture de l’excuse est insupportable » [2] « Les adeptes de l’excuse victimaire adressent un crachat quotidien aux innombrables familles pauvres et immigrées où l’on respecte la loi. » [3]
C’est le tube de l’été beuglé par la chorale des chiens et chiennes de garde de ce qu’ils appellent « La République » : Y’en a marre de ces émeutiers qui justifient leur carnage par leur situation de victimes !

« Celui dont les droits sont bafoués n’est dispensé d’aucun de ses devoirs. » [4] « L’injustice qu’on ressent quand on perd un proche tué par un meurtrier ne donne aucun droit à la vengeance. » [5] Il faut en finir avec « cette bonne vieille théorie », héritée de 68, nourrissant la « complaisance gauchiste » [6] selon laquelle « la violence de l’État et du capitalisme » justifieraient ce soulèvement et ses « déprédations » [7] Il faut jeter aux poubelles de l’Histoire ce que la Constitution de 1793 considérait comme « le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs » quand les droits sont « bafoués » : celui de « l’insurrection ». Il faut en finir avec ce « laxisme » envers la « racaille » et cette maladie « gauchiste » qui invite à « comprendre » les émeutiers, même si l’on n’approuve pas tous leurs actes. Il faut en finir avec cette « sacralisation » de la victime. On veut bien admettre qu’elle est effectivement victime d’une situation sociale lui faisant une vie de merde, car c’est devenu un peu trop évident pour qu’on continue à le cacher, mais il ne faut tout de même pas qu’elle « en profite » ! « Salauds de pauvres » vitupéraient hier les grandes gueules de « la haute ». « Saloperies de victimes » complètent aujourd’hui les propagandistes du « droit » de subir.

En d’autres termes : les victimes sont coupables de ne pas supporter d’être victimes. Le bon citoyen se tient tranquille, quel que soit le sort que lui font ses maîtres les décideurs. Il se « lève tôt » pour aller trimer sans se plaindre, paye le prix qu’on lui demande et se serre la ceinture s’il y est obligé, obéit aux lois même à celles qui lui pourrissent la vie, subit en silence les coups que lui portent et que portent à son univers les saigneurs de ce monde et leurs soudards, et n’a surtout pas « l’arrogance » de se révolter contre son servage. [8] S’il lui arrive de souhaiter ne plus être pris « en otage » ce n’est pas par les dits saigneurs mais par ces « décivilisateurs » qui brûlent les bus et le font arriver en retard au chagrin.

Au contraire de ce comportement splendidement « civique » celui qui « refuse d’obtempérer » aux sommations des gardiens de cette « paix sociale » ne mérite que les « ennuis » qui punissent cette indocilité, y compris quand ces ennuis prennent la forme de ce que certains applaudissent comme une « exécution », allant jusqu’à lancer une « cagnotte » de soutien à l’auteur du meurtre.

Les forgerons d’ « opinion publique » le proclament donc haut et fort : les parias des Ghettos de la république n’ont pas raison de s’insurger. D’ailleurs, c’est évident : leur rage n’est qu’un prétexte pour « brûler des mairies » et « piller des magasins de fringues ». Il faut donc arrêter de prêter l’oreille au « parti de la compréhension » dénoncé dès le lendemain des émeutes de 2005 par un imprécateur illustre. [9] Il est temps de « resserrer les boulons ». Il faut infliger à ces « étrangers » aux « valeurs » de la patriotardise la schlague que préconisent tous les partisans d’un « ordre » de plus en plus carcéral et leurs führers sous costumes variés, y compris les plus chatoyants smokings « démocrates ».

Ils ont donc tout faux ceux qui objectent que, lorsqu’on inocule la rage à un chien, il ne faut pas s’étonner qu’il morde, sans nuances. Et que si on excite sa faim en lui promenant sous le nez d’aguichantes victuailles tout en l’empêchant d’y goûter, il est assez logique qu’il brise sa chaîne pour s’en goinfrer. Dire que, de cette manière, les « pillards » prennent au mot la provocation marchande à courir toujours derrière l’objet tentateur, mais sans céder à l’obligation de se vendre à un négrier pour s’échiner à gagner l’argent qui leur permettra de se faire ainsi « soulager », c’est évidemment excuser une impardonnable attaque contre le veau d’or et les pauvres concierges de ses temples. Et, remarquer, comme l’a fait un « complaisant » après les émeutes de 2005 qu’ « attendre de l’adolescent écrasé par les handicaps et les galères qu’il se comporte en gentil garçon semble un peu délirant » [10] c’est faire preuve d’une inexcusable « complicité ».

Cette compréhension est pourtant malheureusement vraie : la rage est rarement « raisonnable » et gentille. Elle peut même avoir des accès de connerie, car une vie de merde met de la merde dans la tête. Des opprimés qui « pètent les plombs » peuvent commettre, eux aussi, des « bavures », des actes « indignes » d’une juste révolte. Voltaire le notait déjà à propos des Jacques des temps féodaux : « Ils ont défendu les droits de l’être humain, mais ils l’ont fait en bêtes sauvages ». Guy Debord, lui, analysant en 1965 les émeutes de Watts, considérées par l’establishment comme « sans justifications apparentes », constatait que les « barbares » dont cette société déplore les assauts ne viennent plus de contrées non « civilisées », c’est cette « civilisation » même qui les fabrique. [11]

Du sang a coulé, depuis, sous les balles des gardiens du temple marchand, mais cette « barbarie » n’a pas cessé. Bien au contraire. Elle prend même de plus en plus la forme de « folies » meurtrières ahurissantes allant des jeunes cons tabassant le voisin qui leur reproche de faire du bruit jusqu’à leurs semblables encore plus cons qui tuent leur copine de classe pour « voir ce que ça fait de tuer quelqu’un », en passant par le déglingué qui poignarde des enfants, pour finir par des fanatisés tirant dans le tas de tous ceux qui représentent à leurs yeux la joie de vivre qu’ils haïssent. Ce n’est pas leur « nature » qui fabrique ces fous, mais le système de « gestion » de la société qui, les abrutissant par toutes sortes de moyens afin d’en faire ses outils et les maltraitant de toutes façons pour qu’ils se laissent docilement truander, en fait ces « monstres » à l’humanité cassée et qui la cassent en retour.

Une société capable de générer une telle haine ne doit donc pas s’étonner quand une insurrection contre elle n’est pas totalement « propre sur elle », tout en étant très loin de sombrer dans cette barbarie, la violence de cette loi du Talion émeutière n’ayant fait que des dégâts matériels contrairement à celle à laquelle elle répondait. La « stupéfaction » mise en scène par les éditocrates est donc plutôt bouffonne. Pour tous ceux qui ne sont pas des gobeurs de baratin spectaculaire, la réalité saute aux yeux : « On crée un climat pré-insurrectionnel, puis on le déplore en donnant tous les pouvoirs à la police » [12] Le but de cet étonnement factice est bien nommé : Il s’agit en effet de profiter des « excès » des émeutiers pour renforcer l’état de siège permanent qu’imposent à leurs « sujets » les gouvernants, cette « minorité agissante » très consciente que son pouvoir ne tient plus qu’à sa capacité à menotter toujours plus ses « administrés » ; à remplacer le « service public », qui est l’alibi de son existence, par des « sévices publics ».

Les « bavures » des émeutiers, amplifiées par le tam-tam médiatique, sont l’occasion de resserrer la camisole « sécuritaire » en profitant du fait qu’elles rassemblent contre ces « jeunes cons » une grande partie de leurs voisins et même de leurs familles. Les saccages d’équipements « sociaux » comme les incendies de voitures et autres défoulements aveugles permettent de « mobiliser » ceux dont ils pourrissent un peu plus la vie pour une « union sacrée » de soutien aux « autorités » dans leur croisade musclée pour faire rentrer les « sans-dents » et autres « gueux » à la niche.

Mais cette stratégie de la trouille ne réussira que si ceux, très nombreux, que l’on prend pour des cons continuent de se laisser faire. Car si toutes les autres victimes de la broyeuse capitaliste trouvaient l’intelligence de ne pas se laisser couillonner une fois de plus en marchant dans la vieille combine consistant à dresser les victimes les unes contre les autres, elles constitueraient une force considérable pouvant changer radicalement le cours des « choses ».

Pour qui ne se leurre pas sur le pouvoir des muselières, il est évident que l’on ne fera pas passer les émeutiers « des passions féroces aux passions généreuses » [13] par des rustines sur les bouées supportant le radeau social déglingué. On ne guérira pas cette société des maladies qui la ravagent, pour la remettre au service de l’humain, sans opérer le « kyste » despotique dont elle souffre. Plutôt que « resserrer les boulons » il serait grand temps de manier autrement la clé à molette.

Gédicus

21 juillet 2023

[1Ouest-France, 11 juillet 2023, Courrier des lecteurs.

[2Ouest-France, 6 juillet 2023, Courrier des lecteurs.

[3Natacha Polony, Marianne, 6 au 12 juillet 2023.

[4Ouest-France, 6 juillet 2023, Courrier des lecteurs.

[5Riss, Charlie Hebdo, N° 1615, 5 juillet 2023.

[6Natacha Polony, Marianne, 6 au 12 juillet 2023.

[7Riss, Charlie Hebdo, N° 1614, 28 juin 2023.

[8Henri Guillemin le notait déjà en commentant « L’indignation » d’un aristocrate lors de l’insurrection de 1848 : « La fonction des démunis est de donner l’exemple de toutes les résignations (…) Ces gens là sortent de leur rôle et trahissent leur mission dès qu’ils cessent de courber l ’échine et de resserrer leur ceinture, et s’ils se mêlent de revendiquer, non seulement ils se renient mais ils deviennent scandaleux et proprement intolérables, portant atteinte à la paix des justes, c’est à dire à la tranquillité des nantis. » Henri Guillemin, préface à L’insurgé de Jules Vallès, Editions Rencontre,1968.

[9Alain Finkielkraut, Le Monde, 28 novembre 2005.

[10Serge Roure, Apologie du casseur, Michalon, 2006.

[11Guy Debord, Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire marchande, Internationale situationniste N° 10, mars 1966.

[12Yannick Haenel, Charlie Hebdo N° 1615, 5 juillet 2023.

[13Chamfort, Tableaux de la révolution, 1792.

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