Rite funéraire

« Je ne sais pas comment on en est arrivé là : mettre les morts dans des sacs plastiques. »

paru dans lundimatin#239, le 20 avril 2020

La semaine dernière, nous publiions un texte aussi poignant qu’enragé : « Je ne vous pardonnerai pas ». Il y était question de la dépossession de nos défunts et du « monopole radical de la mort » que s’est octroyé l’État au nom de l’état d’urgence sanitaire. Jusqu’à laisser nos vieux mourir seuls. Mathieu Yon raconte ici la suite, c’est-à-dire l’inhumation, un sac plastique rouge au fin fond d’une zone commerciale.

« Le cadavre, chef. Quelqu’un l’avait recouvert. Oh ! pas grand-chose. Ils n’avaient pas eu le temps, avec nous à côté. Seulement un peu de terre... Mais assez tout de même pour le cacher aux vautours. »
Antigone, Jean Anouilh.

Je ne trouve pas le sommeil. L’image me hante, elle écrase ma poitrine. Je mets ma tête sous la couette, ça m’aide à respirer. Je me lève, j’allume le portable pour revoir l’image. Je ne sais pas ce qu’elle signifie. Ce sac rouge vif, je ne comprends pas ce qu’il fait là. Je sais juste que ça me fait mal.

Elle appelle le funérarium pour aller chercher les cendres de sa mère. Elle se gare sur le parking. A l’accueil, quelqu’un lui tend des papiers et lui dit d’aller à l’arrière, qu’on lui donnera les cendres. Elle fait le tour du funérarium, trouve un lieu qui ressemble à un garage. Elle s’approche. Au fond de la pièce, il y a une table avec une nappe bleue et poussiéreuse. Un homme ouvre une porte, dépose un sac plastique rouge, presque sans un mot, et repart rapidement en refermant la porte. Elle est seule.

Elle s’approche de la table. Elle s’approche du sac. Elle ne veut pas y croire. Elle prend une photo avec son portable. Elle regarde la photo. Elle cherche une présence. Elle voit des cendriers métalliques, une poubelle marron, un sol grisâtre en PVC, des bancs décrépis. Elle prend une autre photo. Elle hésite à prendre le sac. Une angoisse s’empare d’elle. Et soudain, la colère monte.

Elle s’appelait Danielle. Elle avait huit enfants. Elle était mère au foyer. Sa vie, elle l’a passée pour les autres. Elle sortait peu de chez elle. Dans le salon, la télé était toujours allumée. Elle avait perdu son mari il y a douze ans, d’une leucémie reconnue comme maladie professionnelle. Il avait attrapé cette merde en travaillant dans une usine d’Elf Atochem près de Lille. Elle faisait face, avec constance et courage. Elle aimait voir ses enfants, ses petits-enfants. Elle avait une voix douce, une voix de jeune fille.

Je ne sais pas comment on en est arrivé là : mettre les morts dans des sacs plastiques. Je ne sais pas à quel moment on a perdu la signification des choses. Un mort dans un sac de course. Un mort comme une marchandise. Un mort comme un objet, comme une roue de voiture, comme un écran plat, comme de l’éléctro-ménager.

Les premières inhumations remontent au Paléolithique. On semble revenu à un âge antérieur. Les morts, on les stocke aujourd’hui dans les zones commerciales. On pourrait penser que ça a toujours été ainsi. La mort au milieu des fast-foods et des supermarchés, la mort au milieu des pompes à essence et des magasins de bricolage. Il n’y avait pas de nécessité à les mettre là, les morts. Il n’y avait aucune raison, aucun argument. Mais c’était plus simple à trouver, juste à côté de la sortie d’autoroute. C’était plus pratique pour les familles, on pouvait faire de vastes parkings, de vastes étendues d’asphalte, et un espace vert qui ressemble à un parcours de golf.

Il est six heure du matin. Je ne dormirai plus. Ça m’est égal. La fatigue ne me dérange plus. J’ouvre la fenêtre, les bruissements de l’aube entre dans la chambre. L’odeur du jasmin. J’essaie de déchiffrer les bruits, d’identifier les chant d’oiseaux. Je m’aperçois que je ne les connais pas, et cette ignorance, sans raison, m’arrache un sourire.

LE GARDE - Le cadavre, chef. Quelqu’un l’avait recouvert. Oh ! pas grand-chose. Ils n’avaient pas eu le temps, avec nous à côté. Seulement un peu de terre... Mais assez tout de même pour le cacher aux vautours.
CREON, va à lui. - Tu es sûr que ce n’est pas une bête en grattant ?
LE GARDE - Non, chef. On a d’abord espéré ça, nous aussi. Mais la terre était jetée sur lui. Selon les rites. C’est quelqu’un qui savait ce qu’il faisait.
CREON - Qui a osé ? Qui a été assez fou pour braver ma loi ? As-tu relevé des traces ?
LE GARDE - Rien, chef. Rien qu’un pas plus léger qu’un passage d’oiseau. »

Mathieu Yon

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :