Pour en finir avec l’art

Tristan Hainaut

paru dans lundimatin#283, le 12 avril 2021

En partant du crypto-art et de la vente d’une oeuvre numérique début mars à près de 70 millions de dollars, Tristan Hainaut, file une réflexion contre l’art et pour la création. En s’appuyant et en dépassant des théoriciens comme H. S. Becker, N. Goodman ou A. Gell, il montre que l’art ne s’explique que par son monde.

Illustration : Bernard Chevalier

La nouvelle trouvaille du monde de l’art est le NFT. L’anagramme proclame la domination technocratique avant d’introduire le moindre sens. « Non Fungible Token » : une crypto-monnaie, du type bitcoin, dont la particularité est que chaque jeton (« token ») est rendu unique (« non fungible ») par un système cryptographique « inviolable » (avis aux hackers). Bref, un certificat d’authenticité. Nouvelle trouvaille ? Pas vraiment : cette manière de faire croire à du nouveau n’est qu’un artifice pour susciter l’émulation. Et le marché, en effet, s’emballe.
Rappelons les faits : une œuvre numérique a été vendue 69,3 millions de dollars chez Christie’s le 11 mars 2021. Tandis que les réactionnaires crieront au sacrilège, d’autres cogiteront à vide sur la notion éculée d’« authenticité ». L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique a depuis longtemps digéré la mort de l’aura, lui substituant un « statut » [1].
Que met à nu alors la vente de chez Christie’s ? Pas tant que « l’art contemporain », c’est définitivement déplorable, ou que nous sommes obsédés par « l’authenticité », ou qu’il y a de rudes « salauds » (au sens sartrien du terme), non, ce que met à nu cette vente, c’est que l’art est à la fois un produit et une arme des pouvoirs coercitifs.
Pourquoi ? Qu’est-ce que l’art ? La question peut sembler formidable, tant on croule sous des « critiques de la faculté de juger », sous des « esthétiques », sous des « transcendances de l’art » et d’autres idéalismes plus ou moins mignons. Pourtant il existe une réponse simple, sèche, décevante sans doute car si peu magique et si terre-à-terre qu’on voudrait lui rajouter un peu de « sublime », un peu d’« absolu », un peu de métaphysique. Mais non : est « art » ce qui a été reconnu par le monde de l’art. Et qu’est-ce que « le monde de l’art » : un ensemble d’individus légitimés au sein de leur groupe, c’est-à-dire une « institution ».
L’art est – a toujours été – une arme de coercition. Sans doute, il est temps d’en finir avec le mythe de l’art comme émancipation. Et contre l’art, contre ce qui est reconnu comme « art », privilégier la création.

La définition institutionnelle de l’art

L’interrogation récurrente depuis Duchamp, et encore avec les NFT et le « crypto-art », c’est finalement : « qu’est-ce que l’art ? » Plus encore que la question du « génie », la question de la définition de l’art rappelle celle du sexe des anges. La rigueur intellectuelle achoppe la plupart du temps sur des notions de « sublime », de « transcendance », sur une foule de critères aussi inconsistants que dangereux. Cette question s’est imposée progressivement de la Renaissance jusqu’au siècle des Lumières (surtout allemandes), pour distinguer ce qui appartenait à la « raison », et ce qui lui était étranger [2]. Une nouvelle science (épistémologie) apparut : l’esthétique. Mais, dans une large mesure, le mystère n’a été que déplacé. La nature et la qualité des émotions, la différence essentielle entre les émotions face à une œuvre ou face à la nature, le ressenti transcendant que l’harmonie peut produire, etc., toute cette « physiologie » de l’art ne s’appuie que sur un terreau apodictique ou des errances lexicales. Tout idéalisme écarté, l’art ne peut rigoureusement se définir que par l’agencement dans lequel il s’inscrit.
L’agencement (terme – trop – célèbre de Gilles Deleuze et Félix Guattari) est l’ensemble des conditions génétiques d’un type de réalité historiquement et géographiquement définie [3]. S’appuyant là-dessus, l’anthropologiste Alfred Gell, lorsqu’il publie en 1997, peu avant sa mort prématurée, Art and Agency [4], utilise le concept d’une manière pragmatique : il cherche à comprendre le rôle des « objets esthétiques dans les processus sociaux d’interaction », c’est-à-dire le contexte social de production, de circulation et de réception des objets : ce n’est pas « l’art » qui compte, mais la manifestation de l’art. Or, dès 1968, Nelson Goodman avait énoncé le problème de manière très claire : la question n’est plus « qu’est-ce que l’art ? » mais : quand y a-t-il de l’art ? [5].

Deux auteurs nous permettent de répondre : Georges Dickie avec sa définition institutionnelle de l’art et Howard Becker avec Les Mondes de l’art [6]. La théorie institutionnelle fait une large place à la dimension sociologique (du monde) de l’art : « Une conception ouvertement sociologique d’un monde de l’art permet de résoudre certains des problèmes que pose cette théorie » [7]. Car redéfinir l’art régulièrement, en fonction de l’apparition de nouvelles créations, sacrifie à une téléologie. Pour échapper à cet « universalisme » [8], l’art ne peut s’envisager détaché de son agencement. Arthur Danto précise : « Pour considérer une chose comme de l’art, il faut quelque chose que le regard ne peut discerner, un environnement de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : un monde de l’art. » [9]. C’est ce « monde de l’art » – cet agencement – qui compte.
Dès 1974, Georges Dickie, inspiré par A. Danto, élabore donc une définition qu’il appelle « institutionnelle » [10] : « Une œuvre d’art au sens classificatoire est 1) un artefact 2) auquel une ou plusieurs personnes agissant au nom d’une certaine institution sociale (le monde de l’art) ont conféré le statut de candidat à l’appréciation. » [11]. Il met l’accent sur deux points : la « fabrication » (« artefact ») ; la réception par un monde de l’art. Comme l’art conceptuel ou la performance (pour faire court) relègue l’« artefact » aux oubliettes, la définition de G. Dickie peut être resserrée : ce qui fait « œuvre d’art », c’est la « déclaration » par le monde de l’art. Ce serait « faire œuvre » comme on dit « faire sens ». Mais qui serait légitime alors pour cette déclaration ? Howard Becker, en 1988, cherche à le comprendre : « Aucun de ceux qui ont participé à ce débat n’a envisagé les mondes de l’art dans toute leur complexité organisationnelle comme je le fais ici, même si mon point de vue n’est pas incompatible avec leur thèse. » [12]. S’ensuivent quatre questions qui circonscrivent l’œuvre d’art, l’art et son monde : « Qui ? À quoi ? Combien ? Jusqu’où ? » Laissons de côté les trois premières et concentrons-nous sur la dernière.

« Quousque tandem abutere patienta nostra ? » [13]

« Jusqu’où ? » La question n’est d’abord pas très claire : « jusqu’où vont les mondes de l’art ? » ou « jusqu’où vont les théories esthétiques » ? Pourtant H. Becker soulève à partir de là un nouveau point primordial : le statut de l’artiste. « Les ‘‘institutionnalistes’’ tirent une conséquence importante de leur analyse : si les artistes veulent être reconnus comme tels, ils doivent convaincre les personnes ad hoc de certifier le caractère artistique de leur travail. » [14]. Deux conséquences. D’abord, que la question centrale n’est pas l’art lui-même, mais bien l’objet qu’on qualifie « d’œuvre d’art ». Ensuite, que le statut devient plus important que la force créatrice elle-même. Pourquoi ? Simplement parce que le changement de paradigme artistique depuis la révolution industrielle, en attaquant le génie, la transcendance, la Providence, le divin, etc., a mis en évidence que toute personne est définie socialement, intimement, politiquement, par sa puissance créatrice. Ce qui le distingue de la machine et de l’ouvrier qui lui est assujetti (même si c’est en fait une sublimation de la « force de travail »). Du coup, artiste n’est plus qu’un statut (social), au même titre que tout autre statut, – une fonction qu’il faut acquérir. Plutôt « bourgeoise » (Auguste Lesage, mineur, se fit artiste-spirite – renouant avec le vieux mythe du vates – pour échapper à sa condition). La question peut alors être reformulée de la manière suivante : « Jusqu’où faut-il aller dans l’organisation d’un monde de l’art et la mise en place de son appareil institutionnel avant de pouvoir faire accepter l’œuvre en question au-delà du cercle des initiateurs de ce nouveau monde ? ». Nous retrouvons, si jamais nous l’avions perdu de vue, notre « crypto-art ». Mais c’est aussi, tout simplement, d’abord, ce que, en France, le réseau des écoles d’art mis en place par l’État enseigne à ses artistes en herbe : « convaincre les personnes ad hoc de certifier le caractère artistique de leur travail ». Qu’est-ce qui est art, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Voilà tout l’enjeu.

Plusieurs difficultés se présentent quand on veut créer un monde de l’art pour y faire homologuer des œuvres qui ne trouvent pas leur place dans les mondes de l’art existants. Les ressources (notamment les soutiens financiers) sont déjà attribuées aux activités artistiques en place, de sorte qu’il faut exploiter de nouvelles sources de financement, de nouveaux secteurs d’offre de personnels, d’autres modes d’approvisionnement en matériel, fournitures, etc., sans oublier les espaces où présenter les œuvres. Étant donné que les théories existantes n’homologuent pas les œuvres concernées, il faut élaborer une nouvelle esthétique, un nouveau style de critique, et énoncer de nouveaux critères de jugement.

À l’heure de l’industrie culturelle, toute la question est de savoir quand une marchandise peut être qualifiée d’« œuvre d’art ». Et pour seule preuve qu’une œuvre est d’abord une marchandise, une petite anecdote. À l’occasion d’une exposition de Brancusi aux États-Unis, les douaniers, perplexes, ont voulu taxer comme « marchandises » les sculptures, ce qui a donné lieu à un procès, « Brancusi contre États-Unis », ouvert le 21 octobre 1927. Au terme de ce procès historique, la définition de l’œuvre d’art a été juridiquement récrite, abandonnant la référence à la mimèsis. Les objets de Brancusi furent reconnues « œuvres d’art ». La morale ? L’objet d’art est, en dehors du monde de l’art, une marchandise.

Les trois critères : le Musée, le Marché, la Critique

« Qui peut agir au nom de cette institution sociale qu’est le monde de l’art ? » Ni G. Dickie ni H. Becker n’apporte de solution satisfaisante. Une réponse claire peut être pourtant apportée. Pour qu’il ait « art », deux critères sont nécessaires parmi les trois suivants : la reconnaissance par le musée, la possible circulation dans le marché, le discours critique. Ce sont donc les acteurs du Musée, du Marché et de la Critique qui font l’art. Et pour l’instant rien n’échappe à ce cadre. Les institutions peuvent sans doute varier (les « personnalités » se succèdent cependant plus rapidement que ces institutions), mais elles sont intrinsèques au système social de production. Elles sont ainsi sensiblement les mêmes depuis la fin du XIXe siècle, ayant été établies par la République capitaliste, productiviste, patriarcale, sur l’héritage des Empires et de l’Ancien Régime.

En ramassant la citation de H. Becker, se retrouvent en filigrane nos trois « actants », Musée, Marché, Critique : « Plusieurs difficultés se présentent quand on veut créer un monde de l’art (…). Les ressources (notamment les soutiens financiers) (…), sans oublier les espaces où présenter les œuvres. (…) il faut élaborer une nouvelle esthétique, un nouveau style de critique. » [15]. Les « espaces » renvoient au musée (et à son avatar privé, la galerie) ; la nécessité d’« élaborer une nouvelle esthétique, un nouveau style de critique » renvoient à la Critique ; les « soutiens financiers » au Marché.

1. Le critique est celui qui promeut l’œuvre, qui la soutient, qui l’explique au besoin (depuis la Seconde Guerre mondiale, le critique est souvent artiste, voire l’artiste lui-même : c’est ce qu’on apprend aux étudiants des écoles d’art). Qu’est-ce qui fait un critique d’art ? Le critique d’art qui se considère comme critique d’art. Ou plutôt celle ou celui qui produit des critiques d’art. Le critique d’art aura souvent un autre travail, comme tout « créateur » (ce que souligne Nathalie Heinich avec le concept de « régime vocationnel »), il sera reconnu par un diplôme étatique ou par une activité dans des instances reconnues (une revue ou une galerie). D’autres modalités sont possibles qu’il n’est pas nécessaire de lister (par exemple, l’inscription dans l’Association Internationale des Critiques d’Art, AICA, fondée symptomatiquement en 1950).

2. Le musée. Parce qu’il est une institution qui dépend de l’État. Institution qui expose l’art et le met en contact avec le public de manière privilégiée. Musée public ou privé, jusque dans sa déclinaison bourgeoise de la « galerie » ou civique du « centre d’art », cette institution rassemble les plus nombreux membres du monde de l’art et n’est pas sans offrir le plaisir d’une agora (même si la bibliothèque municipale, à ce titre, est bien plus capitale). Au musée se côtoient conservateurs habilités par un concours d’État ou nommés par un consortium. Eux-mêmes habilitent les contractuels par les procédures du recrutement : restaurateurs, médiateurs, manutention. Se rencontrent aussi des amateurs plus ou moins éclairés, un public plus ou moins intéressé. Il demeure cependant assujetti au marché [16].

3. Le marché abrite lui-même la plupart du temps des membres reconnus par un diplôme ou une charge (commissaire-priseur par exemple) mais a la particularité de reposer sur des spéculations et la « circulation » des œuvres, dans l’unique but de créer de la plus-value. Il est régi, comme tout marché, par le sujet automate qu’est la Valeur [17].

Sur le détail de fonctionnement de ces différentes institutions, de nombreux ouvrages, parfois corrosifs, sont régulièrement publiés [18]. Mais ce n’est pas tant une critique du fonctionnement des institutions qu’une critique même du dévoiement de la « création » en « art » au sein du système socio-économique qui serait passionnante à mener.

La création contre l’art – ou « l’art de l’ombre »

Certains artistes, bien sûr, sont désireux d’échapper à ces institutions, tartuffes souvent, candides de temps en temps. Ils ressemblent à ce poète qui croit que la poésie est affaire de vie et non affaire de langage : il se veut Antonin Artaud, il est Jacques Prevel. Si cette personne est sincère, sa beauté résidera dans son échec. Mais à part de rares exceptions (exhibées comme des leurres), elle ne pourra que s’exclure du monde de l’art, sans jamais accéder au statut d’« artiste », si ce n’est après sa mort quand elle n’aura plus voix au chapitre. L’artiste est ainsi condamné, quel que soit son désir de dénonciation ou de critique envers elle, à faire partie intégrante de l’institution. L’artiste ne peut que nourrir le système qu’il condamne (quand il le condamne). Dans ce paysage brouillé, la question initiale devient alors : jusqu’où faut-il aller pour échapper aux mondes de l’art ? Comment échapper à l’institution ? Contre l’institution, ce n’est pas l’art qui émancipe, mais la création : autrement dit l’art sans art. Ce qui n’a cependant jamais nourri personne, bien au contraire.

Tristan Hainaut

[1Et même bien avant que Walter Benjamin en étudie, avec une nostalgie proustienne, le processus en 1936.

[2Pour une critique de l’Aufklarung, voir notamment Adorno et Horkheimer, La Dialectique de la raison, 1944.

[3Le pouvoir en place, produit par (ou dans) des agencements, produit lui-même des « sujets », c’est-à-dire qu’il organise les désirs (« les flux désirants ») des individus pour les identifier et leur prêter une subjectivité contrôlable : « Pas d’agencement machinique qui ne soit agencement social, pas d’agencement social qui ne soit agencement collectif d’énonciation » (Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p.147).

[4Alfred Gell, Art and Agency, An Anthropological Theory. Oxford, Clarendon Press, 1998. Une recension claire de cet ouvrage est disponible en ligne : https://journals.openedition.org/lhomme/5658.

[5Nelson Goodman, « Quand y a-t-il art ? » (1977), in Manières de faire des mondes, trad. M.-D. Popelard, éditions Jacqueline Chambon, coll. « Rayon art », 1992, pp. 89-90 et 93.

[6Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, Flammarion, 2006 (1988).

[7Ibid., p.160.

[8Soit on cherche une définition de l’art qui vaille en tout lieu et en tout temps, soit on la soumet à des déterminations historiques, et donc on s’inscrit dans une forme de définition institutionnelle analytique et pragmatique.

[9Arthur Danto, 1964, p.580.

[10L’article de Dickie qui sert de référence est « Defining art » qui date de 1969, et qui trouve son prolongement dans Art and the Aesthetic : An Institutional Analysis, Ithaca, NY : Cornell University Press (1974).

[11G. Dickie, « Définir l’art », trad. fr. dans G. Genette (éd.) Esthétique et poétique, op. cit., p. 22.

[12Ibid., p.164.

[13Exorde de la première Catilinaire où Cicéron commence à s’énerver : « Jusques à où/quand abuseras-tu, Catilina, de notre patience ? ».

[14Ibid., p.170.

[15Ibid.,p.170.

[16Si c’est le cas, depuis les débuts, aux États-Unis, il faudrait nuancer ce constat pour la France. Inaliénabilité (théorique) des œuvres, droit de préemption, fonctionnariat : tout en se débattant contre le marché, c’est par rapport à lui que le musée se construit. Par ailleurs, de nombreux collectionneurs cherchent à faire exposer des œuvres de leur collection dans un musée afin de les valoriser pour les mettre en vente dans la foulée.

[17Cf la Critique de la Valeur, et les ouvrages, entre autres, de Robert Kurz, Roswitha Scholz, Anselm Jappe.

[18Parmi d’autres exemples, La Domestication de l’art, politique et mécénat, de Laurent Cauwet (La Fabrique, 2017).

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :